Éditorial Antibiotiques : après l’espoir et les succès, la banalisation, l’impasse et les dangers Dr GÉRARD PRAZ et Pr NICOLAS TROILLET Articles publiés sous la direction de GéRARD PRAZ Médecin-chef, Service des maladies infectieuses NICOLAS TROILLET Médecin-chef, Service des maladies infectieuses Institut Central des Hôpitaux, Hôpital du Valais, Sion Abuse of penicillin… A lavish dispensation of the drug « for all patients with fever and for most of those in whom fever or infection might be anticipated, irrespective of any possible benefit that could reasonably be expected from it uses » (N Engl J Med 1945) velles résistances. Suite à l’absence de nou­ velles substances depuis 20 ans et à l’appa­ rition de nombreux micro-organismes résis­ tants sans liens avec les soins hospitaliers, la résistance aux antibiotiques est devenue un problème de santé publique prioritaire auquel personne n’échappe. En Suisse, avec un certain La découverte de la pénicilline a modifié retard sur d’autres pays, le Conseil fédéral a l’histoire de la médecine et celle de l’humanité récemment élaboré un projet global dénom­ mé Stratégie Antibiorésistance (StAR), visant à toute entière. Les premiers succès furent garantir l’efficacité des antibiotiques à long remportés sur les champs de bataille de la terme pour le maintien de la santé humaine ­Seconde Guerre mondiale où des milliers de et animale. Il prévoit notamment une restric­ blessés eurent la vie sauve grâce à elle. Un tion et un contrôle de leur prescription. La « remède miracle » était né. Des patients souf­ frant d’infections graves et sou­ contribution du corps médical, vent mortelles guérissaient. qui peut agir par plusieurs moyens, Dès le début, est essentielle. l’utilisation Durant plus de 50 ans, les anti­ des antibiobiotiques ont connu une évolu­ Sensibilisation des patients tiques a été tion constante et contribué de L’efficacité des antibiotiques est banalisée façon déterminante aux progrès surestimée et leurs effets indési­ rables sous-estimés, voire occul­ de la médecine dans tous les tés. Les éléments suivants doivent être inté­ domai­nes. Que seraient par exemple sans eux grés dans la décision partagée avec le patient la chirurgie, l’oncologie ou l’immunologie, de prescrire ou non un antibiotique : disciplines dont les trai­tements, certes très 1. Les infections banales des voies aériennes ef­ficaces, rendent toutefois les patients vul­ supérieures sont l’une des raisons les plus nérables à des infections potentiellement fréquentes à l’origine d’une antibiothérapie. mortelles ? Ainsi, la mortalité des septicémies Il est pourtant démontré que son effet n’est à Pseudomonas lors de neutropénies surve­ nant chez des patients traités pour leucémie pas supérieur à un placebo. aiguë est passée de 100 à 25 % avec l’arrivée 2. Les effets indésirables ne sont souvent pas de la première substance ef­ficace contre ce rapportés dans les études cliniques. Les anti­ biotiques représentent néanmoins 20% des micro-organisme dans les années 70. médicaments responsables de consultations aux urgences pour des effets indésirables. Dès le début, l’utilisation des antibiotiques a 3. Quelques jours d’antibiotiques provo­quent été banalisée. Bien que des médecins mili­ taires se soient très tôt insurgés contre la une colonisation durable ( jusqu’à une année «pénicillinisation de la population», les pres­ ou plus) par des germes résistants. criptions ont continué de croître, notamment 4. Ceux-ci se propagent rapidement dans l’en­ parce que le corps médical comptait sur l’in­ tou­rage et l’environnement et peuvent toucher dustrie pharmaceutique pour produire régu­ l’ensemble de la planète en quelques mois. lièrement de nouvelles substances. Mais aux 5. La colite à Clostridium difficile, autre com­ nouveaux antibiotiques succédaient de nou­ plication de l’antibiothérapie, est de plus en www.revmed.ch 12 octobre 2016 1691 REVUE MÉDICALE SUISSE plus fréquente dans la communauté, les EMS ou les hôpitaux et sa morbidité / mortalité est en constante augmentation. Mieux diagnostiquer pour mieux (moins) traiter En l’absence de signes cliniques de gravité, bon nombre d’infections fréquentes (voies aériennes et urinaires) ne nécessitent pas un traitement immédiat et le diagnostic peut être affiné par des examens paracliniques (culture, PCR, biomarqueurs, etc.) dont les résultats associés à l’évolution clinique seront utiles pour la décision de traiter ou non. Le coût de ces examens n’est plus un argument en regard des surcoûts liés aux résistances, sans compter leur coût humain. En effet, toujours plus de patients mourront d’infections intraitables menaçant les progrès de la médecine. Rôle des spécialistes et des autorités Le praticien confronté quotidiennement au dilemme de prescrire ou non des antibio­ 1692 tiques et culpabilisé à chaque prescription est en droit d’attendre des autorités et des spécialistes qu’ils élaborent en collaboration avec les différents intervenants des recom­ mandations pour la pratique clinique qui soient simples et ne fassent pas courir de risque aux patients. Ceci passera La fin de la prescription libre ? peut-être par Le succès de la lutte contre la ré­ une restriction sistance aux antibiotiques exige du droit de une diminution importante de leur prescription utilisation. Ceci passera peut-être par une restriction du droit de prescription. Certains pays l’ont déjà instau­ ré et le projet StAR le prévoit de même qu’un contrôle des prescriptions et des mesures pour ceux d’entre nous qui en effectueraient plus que la moyenne. Bien que paraissant ­extrême et en contradiction avec les habitudes actuelles, ce moyen pourrait s’avérer le seul apte à produire un effet positif. WWW.REVMED.CH 12 octobre 2016