L’empreinte urbaine dans la culture française
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La ville fascine, tant du point de vue des faits matériels, écono-
miques, politiques et sociaux que de l’imaginaire, chose qui m’appa-
raît très importante pour comprendre la vie d’une société et ses évolu-
tions. Il faut dire que depuis une période située entre le IVeet le
VIIesiècle, la religion chrétienne oriente ou même commande toute la
chrétienté européenne. Les références essentielles sont d’ordre reli-
gieux. Or, il y a dans la mentalité chrétienne, dans le savoir des gens,
même humbles, une réalité urbaine sur laquelle peut s’appuyer l’ima-
ginaire de la ville : c’est Jérusalem. Dieu a rassemblé l’humanité à
l’endroit où son Fils a été crucifié et où se trouve son tombeau, et
cette ville se révèle la plus belle de toutes. Par ailleurs, les gouver-
nants humains qui cherchent à s’imposer, notamment par le prestige,
considèrent le siège urbain de leur pouvoir comme un lieu d’excep-
tion. Les chrétiens européens ont ainsi emprunté aux Romains la fas-
cination qu’exerçait une ville quasiment divine, en l’occurrence
Rome, tout comme les orthodoxes byzantins avaient assis l’autorité de
leur souverain sur le prestige de la ville de Constantinople. Celui-ci
était tel qu’il est à l’origine, en 1204, d’un terrible incident : les chré-
tiens romains, partis en croisade, se détournent de leur route pour
aller piller la cité byzantine !
Les villes sont donc auréolées d’un prestige exceptionnel. Mais en
même temps qu’elles séduisent, elles entretiennent avec la campagne,
comme je l’ai dit, des rapports plus intimes que pendant l’Antiquité,
du moins sur le plan symbolique. Les villes, même en l’Italie où elles
dominent, sont pénétrées par la campagne, comme l’attestent les
documents, si importants pour l’historien et pourtant trop souvent
négligés par les plus anciens d’entre eux, que sont les ouvrages de lit-
térature et d’art. On observe, par exemple, dans une vue de Sienne
peinte au XIVesiècle par l’Italien Ambrogio Lorenzetti, que la moitié
du tableau est occupée par la ville, et l’autre par la campagne qui
l’entoure.
Il faut toutefois aussi se rendre compte que la séparation entre
monde rural et monde urbain qui, à mon avis, n’est pas une continua-
tion de l’opposition antique, mais un nouveau type de rapports entre
ville et campagne, apparaît contradictoire – comme l’est souvent la
réalité historique. En effet, la ville médiévale s’enferme dans des
murailles et se coupe de la campagne alors même qu’elle entretient
des relations privilégiées avec elle. Le grand essor urbain du
XIXesiècle, auquel j’ai fait allusion, contraindra d’ailleurs les bâtis-
seurs des villes nouvelles, qui veulent disposer d’espaces plus impor-
tants, à détruire ces vieux murs. Par exemple à Toulon, où j’ai passé
une grande partie de ma jeunesse, une promenade a été établie sur
les restes des remparts du Moyen Âge, reconstruits au XVIIesiècle. Il
s’agit donc de saisir cette double vérité contradictoire: ville et cam-
pagne s’interpénètrent et pourtant se séparent autour d’une muraille.
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