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L’empreinte urbaine dans la culture française
Entretien avec Jacques Le Goff
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SPRIT – Nous voulons aborder avec vous quelques aspects de la
culture urbaine au Moyen Âge. Pour reprendre les termes de votre
article « Le désert-forêt au Moyen Âge1 », la ville ne s’oppose pas à la
campagne, mais au désert, souvenir spirituel de la retraite du Christ, et
à la forêt, associée dans les imaginations aux barbares. Pouvez-vous
préciser ces oppositions ?
Jacques LE GOFF – Il faut d’abord rappeler que la ville médiévale
est une création nouvelle. Dans ce qu’on appelle le haut Moyen Âge
(500-987), la majorité de la population est encore rurale. Les villes
sont en quelque sorte des cités antiques en décadence, bien que de
récentes fouilles archéologiques aient montré qu’elles n’étaient peutêtre pas aussi petites et inertes qu’on a pu le penser. Ce n’est qu’entre
l’an mille et jusqu’au début du XIVe siècle que le Moyen Âge est le
théâtre d’un essor urbain exceptionnel, qu’on ne connaîtra à nouveau
en Occident qu’à partir du XIXe siècle. La ville médiévale qui en sort
est très différente de ce qu’elle était dans l’Antiquité : d’un centre de
pouvoir politique et militaire, elle devient un centre de création et de
consommation économique. Et là où l’Antiquité avait établi une opposition, je ne dirais pas absolue, mais très nette entre ville et campagne, celle-ci est plus floue au Moyen Âge. En effet, d’une part, la
ville vise la campagne et s’y insère pour prendre ce dont elle a besoin
pour son commerce, son artisanat et sa consommation alimentaire, et
d’autre part, les villageois viennent en ville, car celle-ci leur offre des
possibilités matérielles, des produits fabriqués qu’ils ne trouvent pas
chez eux et dont ils ont maintenant besoin. La ville exerce donc une
attraction.
1. Jacques Le Goff, « Le désert-forêt au Moyen Âge », Traverses, 1980, 19, p. 22-23, et dans
l’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1991, p. 59-75.
Décembre 2010
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La ville fascine, tant du point de vue des faits matériels, économiques, politiques et sociaux que de l’imaginaire, chose qui m’apparaît très importante pour comprendre la vie d’une société et ses évolutions. Il faut dire que depuis une période située entre le IVe et le
VIIe siècle, la religion chrétienne oriente ou même commande toute la
chrétienté européenne. Les références essentielles sont d’ordre religieux. Or, il y a dans la mentalité chrétienne, dans le savoir des gens,
même humbles, une réalité urbaine sur laquelle peut s’appuyer l’imaginaire de la ville : c’est Jérusalem. Dieu a rassemblé l’humanité à
l’endroit où son Fils a été crucifié et où se trouve son tombeau, et
cette ville se révèle la plus belle de toutes. Par ailleurs, les gouvernants humains qui cherchent à s’imposer, notamment par le prestige,
considèrent le siège urbain de leur pouvoir comme un lieu d’exception. Les chrétiens européens ont ainsi emprunté aux Romains la fascination qu’exerçait une ville quasiment divine, en l’occurrence
Rome, tout comme les orthodoxes byzantins avaient assis l’autorité de
leur souverain sur le prestige de la ville de Constantinople. Celui-ci
était tel qu’il est à l’origine, en 1204, d’un terrible incident : les chrétiens romains, partis en croisade, se détournent de leur route pour
aller piller la cité byzantine !
Les villes sont donc auréolées d’un prestige exceptionnel. Mais en
même temps qu’elles séduisent, elles entretiennent avec la campagne,
comme je l’ai dit, des rapports plus intimes que pendant l’Antiquité,
du moins sur le plan symbolique. Les villes, même en l’Italie où elles
dominent, sont pénétrées par la campagne, comme l’attestent les
documents, si importants pour l’historien et pourtant trop souvent
négligés par les plus anciens d’entre eux, que sont les ouvrages de littérature et d’art. On observe, par exemple, dans une vue de Sienne
peinte au XIVe siècle par l’Italien Ambrogio Lorenzetti, que la moitié
du tableau est occupée par la ville, et l’autre par la campagne qui
l’entoure.
Il faut toutefois aussi se rendre compte que la séparation entre
monde rural et monde urbain qui, à mon avis, n’est pas une continuation de l’opposition antique, mais un nouveau type de rapports entre
ville et campagne, apparaît contradictoire – comme l’est souvent la
réalité historique. En effet, la ville médiévale s’enferme dans des
murailles et se coupe de la campagne alors même qu’elle entretient
des relations privilégiées avec elle. Le grand essor urbain du
XIXe siècle, auquel j’ai fait allusion, contraindra d’ailleurs les bâtisseurs des villes nouvelles, qui veulent disposer d’espaces plus importants, à détruire ces vieux murs. Par exemple à Toulon, où j’ai passé
une grande partie de ma jeunesse, une promenade a été établie sur
les restes des remparts du Moyen Âge, reconstruits au XVIIe siècle. Il
s’agit donc de saisir cette double vérité contradictoire : ville et campagne s’interpénètrent et pourtant se séparent autour d’une muraille.
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Mais comment se construit le rapport au désert et aux forêts ?
L’histoire va de pair avec la géographie, et je louerai toujours les
architectes des programmes scolaires français d’avoir associé les deux
matières car l’histoire se fait dans l’espace. Ainsi, les lieux à convoquer pour comprendre la ville médiévale sont ceux qui s’y opposent.
Nous avons vu qu’il ne s’agissait pas de la campagne puisqu’il y a
entre ces deux mondes un double mouvement d’opposition et d’attraction. Cependant, deux autres espaces s’opposent clairement à la ville :
le désert, dépourvu de population et d’activités humaines, mais
inexistant dans une Europe qui était en revanche recouverte par la
forêt pendant une grande partie du Moyen Âge. Cette forêt, refuge des
travailleurs du bois et des brigands et dont l’historien Marc Bloch
avait déjà vu l’intérêt, prend à mes yeux toute son importance aussi du
fait qu’elle est la véritable antithèse occidentale de la ville. On peut
aller jusqu’à dire que certains événements ont ancré dans l’esprit des
hommes du Moyen Âge cette malfaisance de la forêt. Je pense par
exemple au jeune Philippe Auguste s’égarant dans les bois au moment
où il doit succéder à son père Louis VII, et qu’on a grand-peine à
retrouver. Je pense aussi à un autre roi de France, Charles VI, qui doit
affronter, tout au long de son règne, de longues crises de folie, mais
dont la première survient alors qu’il traverse une forêt près du Mans.
En revanche, de même qu’en Orient où le monachisme se répand,
le désert est un lieu de solitude, qui nourrit la spiritualité des moines
et anachorètes qui s’y réfugient ; quant à la forêt, elle est, en Occident, le domicile des ermites – qui impressionnent tant les chrétiens
du Moyen Âge. Là encore nous voyons un visage autre de la forêt :
c’est à la fois un lieu d’exploitation économique, le refuge des
rebelles et des brigands, et une retraite pour ceux qui expriment la
spiritualité chrétienne à son plus haut niveau. À cet égard, la ville
joue un rôle religieux très différent. Certes, il y a eu des monastères
urbains, et l’exemple en est donné dès le VIe siècle à Rome par le
pape Grégoire le Grand qui, avant d’être appelé sur le trône pontifical, vivait retiré dans un couvent au centre de la ville éternelle. Mais
les monastères sont généralement liés sinon à la solitude, du moins à
un certain éloignement des agglomérations urbaines. Il reste cependant qu’un rôle religieux conséquent est accordé aux villes durant
cette période pendant laquelle, je le rappelle, la religion domine la
société : c’est dans les villes que siègent les chefs de diocèses. Les
chrétiens du Moyen Âge ont en effet conservé des chrétiens romains
le diocèse comme unité de découpage de l’espace. Dans le chef-lieu
du diocèse se trouve donc le personnage le plus important du clergé
séculier, l’évêque, dont la présence augmente d’ailleurs le prestige de
la ville. Mais nous trouvons souvent, ici aussi, des situations complexes. Je prendrai l’exemple très connu de la ville de Tours au
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siècle qui devient le siège de l’évêque Martin : il sera le saint le
plus vénéré de la chrétienté. De saint Martin, on sait qu’il partagea
son existence et sa dévotion entre la cathédrale, l’église urbaine dont
il était le chef, et le couvent rural situé à quelques kilomètres de là,
où il allait, selon ses termes propres, se ressourcer quand il avait
l’impression que sa charge spirituelle était en train de faiblir. Nous
voyons donc encore la diversité et la complexité des rapports entre
ville et campagne.
L’activité économique au sein des villes du Moyen Âge
Pour revenir à la ville, je voudrais m’arrêter sur la définition que
j’en ai donnée comme centre économique. C’est dans les villes qu’on
commence à fabriquer toute une série d’objets dont certains existaient depuis longtemps, et dont d’autres sont nouveaux. Curieusement, nous ne sommes pas aussi bien renseignés qu’il le faudrait sur
l’artisanat médiéval. Mais nous devons avoir conscience qu’en Occident, c’est le Moyen Âge qui, avant les débuts de l’industrie au
XVIIIe siècle, a fourni à la population des objets qui ont considérablement enrichi la vie quotidienne. N’oublions pas, et là encore on peut
y voir une sorte de symbiose entre les mondes rural et urbain, que
beaucoup de moulins étaient construits en ville et animaient non pas
le travail des campagnes (comme la fabrication de la farine), mais des
activités économiques urbaines (qu’on ne peut pas encore dire
« industrielles » étant donné leur petit nombre et la relative faiblesse
de leur rendement) qui permettaient une grande créativité artisanale.
Certaines miniatures de Paris révèlent ainsi la présence de nombreux
moulins sur la Seine, véritables usines sur l’eau. Une étude faite par
un ingénieur s’intéressant à l’histoire médiévale a montré que, soit en
utilisant les ruisseaux qui existaient dans la plupart des villes, soit en
les créant, la population médiévale a bénéficié de l’énergie nouvelle
de l’eau pour animer ses moulins et permettre l’activité des fabriques.
Une expression disait joliment que ces villes étaient de « petites
Venise », moins pour le charme de leur paysage aquatique que pour
l’utilisation de la force énergétique qui en dépendait. Ce Moyen Âge,
que je continue à penser très créateur, a su étudier et tirer parti de
l’eau grâce aux moulins et par la création d’étangs et de viviers qui
permettaient l’élevage de poissons et fournissaient une grande partie
de l’alimentation des moines (il n’était pas permis à ces derniers,
même en dehors du vendredi, de manger de la viande). Cela nous
montre l’étendue de l’activité économique dans les villes médiévales.
Un autre aspect important de cette activité concerne les matériaux
de construction. Le matériau servant le plus à la fabrication d’outils à
la campagne est le bois. La ville l’utilise encore beaucoup, l’un des
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grands cataclysmes récurrents de la ville médiévale restant d’ailleurs
l’incendie. Néanmoins, en plus du bois, les citadins se servent plus
qu’à la campagne de la pierre, que ce soit pour la construction des
maisons cossues ou pour l’édification d’églises – des monuments qui,
en dehors de leur aspect religieux et social, ont une dimension économique. Et pour cela, ils se fournissent parfois grâce à des charrois
d’une très grande longueur dans des carrières de pierres plus ou
moins lointaines. Une historienne a également montré récemment que
les villes, et un peu les campagnes, ont beaucoup plus employé le fer
qu’on ne le croyait. Il y avait assez de mines partiellement ouvertes
ou facilement accessibles pour s’en procurer des quantités suffisantes. Il ne faut donc pas réduire l’usage des matières premières au
Moyen Âge à celui du bois ou de la pierre ; il faut y ajouter le fer.
D’ailleurs, les moulins et les églises elles-mêmes emploient le fer
dans diverses parties de leur construction. Cette importance du fer se
voit aussi dans les corporations professionnelles. Nous avons la
chance d’avoir conservé la liste des corporations parisiennes (le Livre
des métiers) dressée vers 1268, à la fin du règne de saint Louis, par le
commandement du prévôt de Paris, c’est-à-dire le préfet de police,
Étienne Boileau. Il y en a plus de cent, dont une large partie est
consacrée aux travaux métallurgiques. C’est la fragmentation du travail et la spécialisation des ouvriers qui rendent compte du nombre
très élevé de corporations.
L’argent
Vous avez parlé de la production et de la fabrication, ce qui nous amène
maintenant à la question de la vente et des commerçants. Le commerce
et l’argent règlent l’espace des échanges, mais comment ces derniers
s’organisent-ils durant le Moyen Âge ? Pouvez-vous rappeler, puisque
c’est un sujet que vous avez abordé dans votre ouvrage la Bourse et la
vie2, comment se sont constitués les débats autour de l’usure, du prêt et
de la banque ?
Nous sommes assez mal renseignés sur la façon dont était utilisé et
perçu l’argent au Moyen Âge3, mais il est clair que les villes ont favorisé une circulation des monnaies beaucoup plus importante qu’elle
ne l’était par le passé. Il ne faut pas croire que les institutions féodales étaient hostiles à l’argent. Elles l’ont assez largement employé :
les redevances des paysans étaient de plus en plus payées en monnaie, et c’est dans les villes que ce que les Français du Moyen Âge
2. J. Le Goff, la Bourse et la vie. Économie et religion au Moyen Âge (1986), Paris, Hachette,
1997.
3. Voir le dernier ouvrage de J. Le Goff, le Moyen Âge et l’argent. Essai d’anthropologie historique, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010, 224 p.
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appelaient les sous et deniers, en latin pecunia, a été le plus employé,
bien que nous ne disposions pas de sources suffisantes pour le confirmer et que les évaluations numériques n’indiquent pas toujours s’il
s’agit de monnaie réelle ou de monnaie de compte. Cela dit, il est certain que les villes ont poussé à l’usage des monnaies. Ainsi, quand
elles parviennent à leur apogée médiéval (fin XIIIe-début XIVe siècle),
la circulation des monnaies doit se penser sur trois niveaux : les
grandes transactions commerciales, où l’on use de monnaie d’or et de
lingots d’or, les transactions plus ordinaires pour lesquelles les marchands urbains se servent de monnaie en argent, notamment de
pièces à haute valeur, les « gros » d’argent, et, enfin, les transactions
du petit peuple qui utilise de la menue monnaie, de la monnaie noire
ou « billion », qui circule de plus en plus dans les villes et remplace
petit à petit les tractations sans monnaie.
L’usage accru de la monnaie dans les agglomérations est contemporain d’un autre phénomène à la fois économique, spirituel et social
qui devient, à partir du XIIIe siècle, un grand phénomène urbain. Dans
le haut Moyen Âge, les monastères organisaient des prêts et donnaient de la nourriture aux pauvres des campagnes, mais c’est dans
les villes que se développe une considérable activité d’aumône charitable, due à l’accroissement d’une nouvelle forme de pauvreté
urbaine. L’aumône prend alors place au premier rang des pratiques de
dévotion de la société chrétienne. À cet égard, on a parfois considéré,
et je crains moi-même d’avoir fait cette erreur, que saint Louis sortait
de l’ordinaire par l’abondance de ses aumônes, alors qu’il n’a fait que
suivre son époque. Cet essor de la charité est encore une activité qui
caractérise la ville.
Bien entendu, l’ensemble des phénomènes que nous avons mentionnés, qu’il s’agisse de l’activité économique, de l’augmentation
d’un nouveau type d’aumône, à quoi il faut ajouter l’apparition d’un
nouveau type urbain de bienfait social, l’hôpital (« hôtel-Dieu »),
transforme le visage de la ville. Il faut également mentionner un
caractère de la ville médiévale qui se manifeste dès le haut Moyen
Âge et qui est à l’origine d’une différence majeure avec les villes
antiques : les hommes de l’Antiquité inhument leurs défunts loin des
villes, le long des routes et le plus souvent dans la campagne, quand
le christianisme urbanise ses morts. Michel Lauwers a d’ailleurs écrit
une très belle thèse sur le développement des cimetières, qui montre
que la ville médiévale devient aussi la ville des morts4.
Toutes ces activités, tous ces rôles traditionnels ou nouveaux de la
ville font évidemment croître la population. Pour comprendre la ville
4. Voir Michel Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 2005.
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médiévale, il faut alors se faire une idée de l’étendue de son peuplement. La population urbaine, dont certains textes laissent penser
qu’elle est foisonnante, est en réalité faible ; dans l’Occident médiéval, seul Paris fait exception à la règle. Cependant, le chiffre de la
population de la capitale a beaucoup été discuté. Bien qu’on possède
des registres d’impôts des Parisiens datant du début du XIVe siècle,
qui permettraient une évaluation fiable du nombre d’habitants, les
résultats diffèrent en fonction des méthodes de calcul employées. La
plus basse évaluation est de 80 000 habitants, et la plus haute de
200 000. Or, même les quelques grandes villes d’Italie du Nord
(Venise, Florence, Milan, Sienne, Gênes) ne comptent qu’autour de
50 000 habitants, et l’immense majorité des villes du Moyen Âge a
moins de 10 000 âmes. Comment avoir une idée du nombre d’habitants d’une ville ? Je me suis aperçu que les ordres mendiants ne
s’installaient, en ce qui concerne les Franciscains, que dans des
villes ayant au moins 3 000 habitants (et les Dominicains dans les
villes d’au moins 5 000), parce qu’ils estimaient qu’ainsi elles étaient
assez habitées pour que la population, par ses aumônes et ses bienfaits, puisse à la fois subvenir au besoin des ordres et des pauvres. En
appliquant ce critère, on s’aperçoit que les villes médiévales étaient
plus peuplées que nous aurions pu le penser, car nous ne comptions
pas certaines petites villes comme des agglomérations urbaines.
Les ordres mendiants et l’usure
La société urbaine, au moins à partir du XIIIe siècle, est une société
d’un type nouveau par ses activités et sa mentalité. Or, le clergé séculier traditionnel, dont les rapports avec les seigneurs ont été modifiés
dans la seconde moitié du XIe siècle et au XIIe siècle par la réforme
grégorienne, n’est plus adapté à cette nouvelle société. C’est alors
que deux hommes, l’Espagnol Dominique et l’Italien François, rassemblent autour d’eux des compagnons partageant leur point de vue.
Ils se font reconnaître par la papauté – qui les oblige, pour les contrôler, à se donner des règles, comme le faisaient les monastères vivant
le plus souvent selon la règle de saint Benoît. Tous deux sont hostiles
à ce qui est devenu, dans la société où ils vivent, un objectif important, le pouvoir, qui s’obtient en partie par la richesse. Dominique
s’intéresse surtout à la façon de s’adresser à cette nouvelle société et
veut réformer profondément la prédication. François a, lui, un objectif plus précis : la nouvelle société urbaine aurait fait apparaître un
nouveau mal, la pauvreté involontaire. Le désir, partagé par ses
contemporains fervents, de ressembler le plus possible à Jésus et
d’appliquer dans la société la lettre de l’Évangile, l’amène à se
concentrer sur le problème essentiel de l’indigence, à laquelle il
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oppose une autre forme de dénuement, la pauvreté volontaire et
recherchée. Cette découverte du Moyen Âge entraîne de grands
conflits à l’intérieur de l’ordre franciscain lui-même, puis au sein de
l’Église. Mais ce qui est important, c’est aussi la répercussion de
cette nouvelle spiritualité sur les membres de la société urbaine, et
en particulier sur ceux qui en sont le plus directement touchés, les
marchands. En effet, l’argent, qui n’était pas essentiel dans la société
féodale du premier âge, est devenu nécessaire pour se procurer tout
ce que la ville offre de biens à consommer et pour tenir son rang dans
cette nouvelle société urbaine. Or, comme beaucoup n’ont pas assez
de ressources monétaires, ils se tournent vers ceux qui ont ces possibilités, et ils empruntent auprès d’eux.
Pendant le haut Moyen Âge, le prêt avait été assuré, dans une
assez faible mesure et en fonction de moins grands besoins, par les
monastères bénédictins et les juifs. Mais les nouveaux besoins font
apparaître des pratiques de prêt à intérêt, qui sont totalement
condamnées par l’Église. L’évangile l’a dit : l’homme ne peut servir
deux maîtres à la fois, Dieu et Mammon – et voilà que dans la ville
médiévale nouvelle, Mammon est en train de devenir le maître ! La
façon dont la société chrétienne, sous la houlette des ordres mendiants et surtout des Franciscains, régla plus ou moins la situation,
fait encore l’objet de controverses sérieuses. On attribue aux mendiants des idées que l’Église aurait retenues et qui légitimeraient
dans d’assez larges proportions l’usure, à tel point que certains ont pu
aller jusqu’à dire que les Franciscains avaient été à l’origine du capitalisme. Je crois ces interprétations non seulement très exagérées,
mais fausses. Sous l’aiguillon des Franciscains, l’Église a su trouver
la façon dont les bons chrétiens pouvaient concilier la bourse, cet
objet qui symbolise l’argent et qui, sur les sculptures du Moyen Âge,
pendue au cou de l’avare (c’est-à-dire le riche cupide), l’entraîne
dans l’Enfer, et la vie, c’est-à-dire la Vie éternelle. Je n’entrerai pas
ici dans le détail de ces problèmes difficiles et encore en débat, mais
selon moi, les Franciscains et l’Église ont réussi à mettre au centre
des attitudes à avoir vis-à-vis des nouvelles pratiques d’enrichissement l’idée de la justice, en imposant en particulier le concept de
« juste prix ». Par ailleurs, l’Église a incité les marchands à compenser leur enrichissement par des donations, ce qui était une façon de
pratiquer les conduites économiques sous l’autorité de la grâce
divine, ce que les théologiens de l’époque comme Thomas d’Aquin
appelaient la « justice distributive ». Certes, jusqu’au XVIIIe siècle, on
verra l’Église condamner des usuriers, mais il me semble qu’elle a su,
en particulier à l’intérieur de la société urbaine, contrebalancer les
nouveaux acquis prenant une forme monétaire, par une spiritualité
elle aussi nouvelle.
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Les hiérarchies sociales dans la ville
Mais n’assiste-t-on pas également dans la vie urbaine à un début de
décomposition de la société hiérarchique ?
La société telle qu’elle apparaît à la fin du Moyen Âge, c’est-à-dire
aux XIVe et XVe siècles, est fortement hiérarchisée. Elle diffère sans
doute de la société féodale opposant seigneurs et paysans et ne comprend guère que des gens libres. Un proverbe allemand de l’époque le
dit bien : « L’air de la ville rend libre. » Apparaissent dans la ville nouvelle des bourgeois, descendants de ceux qui ont su, en général dans
la première moitié du XIIe siècle, arracher l’indépendance des citadins
au seigneur de la ville (le plus souvent l’évêque). Rappelons ce fait
divers bien connu : au début du XIIe siècle, les habitants de Laon soulevés contre l’évêque seigneur le pourchassent à travers la ville, le
découvrent caché dans un baril et le tuent. Il n’y a guère qu’en Italie
où les seigneurs, qui sont toujours de grands propriétaires terriens,
ajoutent d’autres activités économiques de type marchand à leur fortune et habitent en ville. Ailleurs, ils restent dans leurs propriétés
rurales. Il y a donc en ville les descendants de ces premiers chefs
insurgés qui forment la grande bourgeoisie. Il y a ensuite des gens
importants par leur richesse et aussi par tout un ensemble de pouvoirs
comme celui de louer des maisons, et qui sont en grande partie des
marchands, mais qui peuvent être aussi des juristes ou des chefs des
corporations. Puis, sous d’autres noms parfois que ceux employés en
Italie, il y a ce nouveau clivage fondamental du grasso et du minuto,
qu’on appelle d’ailleurs en France le « menu ». Ce n’est guère qu’au
XIVe siècle, à la faveur des problèmes posés par la crise économique et
par les guerres, que les pauvres peuvent se changer en brigands.
Le rôle culturel de la ville
L’accent mis jusqu’ici sur les caractères économiques de la ville et
ses conséquences sociales et politiques ne doit pas faire oublier le
rôle culturel fondamental qu’elle joue. Les villes ont été de grands
centres d’instruction et de création d’écoles, et certaines d’entre elles
ont même accueilli un nouveau type d’enseignement supérieur, les
universités. Le nombre et l’importance des écoles et des universités
sont très variables dans l’ensemble de la chrétienté. Il est difficile,
sauf dans quelques cas, d’en connaître les causes, mais l’initiative de
certains groupes de bourgeois, et en particulier de juristes, a très certainement eu une influence décisive. L’usage des monnaies auquel il
a été fait allusion a renforcé la pratique de l’écriture et de la comptabilité. En général, même en Italie, plus avancée dans le domaine
culturel que d’autres parties de l’Occident urbain, la lecture seule est
concédée aux femmes car l’absence de connaissances en matière
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d’écriture et de comptabilité les maintient dans un rôle secondaire.
Toutefois, sans doute poussées par la place qu’elles occupent dans
l’organisation et l’administration des maisons bourgeoises, elles
acquièrent une instruction de peu inférieure à celle de l’homme. C’est
le cas par exemple dans une ville comme Reims.
L’université, qui est l’une des grandes créations de l’Occident
médiéval, a d’autres racines. Bien qu’elles se créent en milieu urbain,
leur objectif n’est pas la ville mais d’abord l’ensemble des clercs et
finalement toute l’humanité. Le rôle d’un souverain ou d’un évêque a
parfois pu y être important, même s’ils n’étaient pas à l’origine du
phénomène. L’université de Paris, par exemple, existe depuis le
début du XIIIe siècle, mais la contribution de saint Louis au milieu du
siècle est d’offrir au chanoine Robert de Sorbon des maisons appartenant au roi, où il pourra accueillir les pensionnaires qu’il souhaite
faire venir de sa région d’origine, la France du Nord. C’est le début de
la Sorbonne.
Les universités vont s’organiser entre elles. Elles vont radicalement mettre à jour le système antique d’éducation, qui reposait sur le
trivium (les « trois voies » : grammaire, rhétorique, dialectique) et le
quadrivium (les « quatre voies » : arithmétique, géométrie, musique,
astronomie), et elles s’organisent en facultés offrant, partout où elles
s’installent, une instruction de base. Certaines se spécialisent en
médecine, en droit ou dans la science suprême : la théologie. Les universités existent et fonctionnent définitivement une fois obtenu le privilège de la papauté, qui en fait des institutions de la chrétienté.
Comme le latin y est la langue obligée, la circulation des maîtres et
des étudiants d’une université à une autre est possible et même fréquente. On peut le voir en suivant les déplacements de deux grands
théologiens du XIIIe siècle, Albert Le Grand et Thomas d’Aquin.
Les villes ont obtenu leur existence en arrachant grâce à des franchises leur indépendance à des seigneurs. Mais les universités naissantes doivent aussi parfois s’opposer au souverain du royaume, et
elles acquièrent ainsi leur indépendance par rapport au clergé qu’il
tient plus ou moins dans sa main. L’université de Paris donne ainsi
dès ses débuts l’exemple de la première grande grève. On dit que
c’est sur intervention du futur saint Louis, qui a une quinzaine d’années, qu’est finalement reconnue la bulle pontificale qui fonde les
universités et ne lui impose qu’un lien assez lâche avec le SaintSiège. Ce serait une des premières façons de s’affirmer d’un jeune roi
encore sous tutelle…
Mais la ville est aussi un lieu théâtral, pas seulement parce que s’y
déroulent des fêtes mais aussi parce que l’appartenance à une ville
caractérise les premiers personnages du théâtre, notamment dans la
commedia dell’arte.
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Sans vie culturelle, pas de ville. La ville européenne reprend,
étend et déplace le rôle du forum antique : c’est la place publique qui
s’impose et le remplace – avec plus de liberté. C’est un espace de discussion et un lieu de jeu, mais la ville n’admet que tardivement la
renaissance d’un divertissement fondamental de l’humanité – qui
aurait fait floraison dans l’Antiquité, qu’elle avait interdit et qui
s’était réfugié dans certains cloîtres de monastères : je parle du
théâtre. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIIIe siècle que dans
certaines villes d’Italie, et surtout en France, dans les cités où les
marchands favorisent la représentation de pièces, que le théâtre réapparaît, à Arras notamment. Mais il ne prend malgré tout que très tardivement une véritable importance au XVe siècle, l’Église restant la
maîtresse du théâtre grâce à la représentation des mystères devant la
façade des cathédrales.
Malgré l’existence, difficile à dater, d’antiques parties de balles
qui seraient des ancêtres du football, la ville met aussi beaucoup de
temps à devenir un centre de sport – une activité sportive ne se développera vraiment en Occident qu’au XIXe siècle. À cet égard, les jeux
ruraux des paysans et les tournois de chevaliers restent cependant les
ancêtres authentiques de ce que sera plus tard le sport. Reste que la
ville, montrant alors dans ses grands événements sa perméabilité à
certaines traditions rurales, organise le divertissement, qui sera l’une
des premières manifestations d’opposition entre l’esprit laïc et l’esprit
religieux. En effet, dès le XIIIe siècle, un carnaval prend place au
cœur de la ville de Rome, et celle-ci accueille à la fin du Moyen Âge
le combat de Carnaval et de Carême, manifestation originale d’une
créativité urbaine qui recueille les vestiges du passé.
Quels sont les rapports de force dans la ville, entre riches et pauvres,
entre clercs et laïcs, mais aussi entre différentes autorités ?
Malgré ses tendances et sa prétention à l’unité, la ville médiévale
est nettement divisée en quartiers, qui peuvent abriter des riches et
des pauvres. Et d’autre part, elle est accueillante, non seulement aux
gens de la campagne proche, mais aux étrangers : alors que les seigneuries féodales ont repoussé souvent les fugitifs qui cherchaient un
refuge, les villes ont été accueillantes et intégratrices. Mais elles sont
aussi, souvent, l’enjeu de rapports de force, de conflits violents (en
Flandre et en Italie surtout, pays urbanisés par excellence), entre
riches et pauvres croissant en nombre, entre clercs et laïcs, entre corporations (à caractère professionnel) et confréries (à caractère religieux). Elle est surtout disputée entre représentants du pouvoir ecclésiastique, du pouvoir royal ou seigneurial et du pouvoir bourgeois,
des échevinages et des municipalités – toujours plus puissantes et
plus riches, jusqu’à l’établissement du pouvoir royal au XVIe siècle.
Entretien recueilli par Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel
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