03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 6 L’empreinte urbaine dans la culture française Entretien avec Jacques Le Goff E SPRIT – Nous voulons aborder avec vous quelques aspects de la culture urbaine au Moyen Âge. Pour reprendre les termes de votre article « Le désert-forêt au Moyen Âge1 », la ville ne s’oppose pas à la campagne, mais au désert, souvenir spirituel de la retraite du Christ, et à la forêt, associée dans les imaginations aux barbares. Pouvez-vous préciser ces oppositions ? Jacques LE GOFF – Il faut d’abord rappeler que la ville médiévale est une création nouvelle. Dans ce qu’on appelle le haut Moyen Âge (500-987), la majorité de la population est encore rurale. Les villes sont en quelque sorte des cités antiques en décadence, bien que de récentes fouilles archéologiques aient montré qu’elles n’étaient peutêtre pas aussi petites et inertes qu’on a pu le penser. Ce n’est qu’entre l’an mille et jusqu’au début du XIVe siècle que le Moyen Âge est le théâtre d’un essor urbain exceptionnel, qu’on ne connaîtra à nouveau en Occident qu’à partir du XIXe siècle. La ville médiévale qui en sort est très différente de ce qu’elle était dans l’Antiquité : d’un centre de pouvoir politique et militaire, elle devient un centre de création et de consommation économique. Et là où l’Antiquité avait établi une opposition, je ne dirais pas absolue, mais très nette entre ville et campagne, celle-ci est plus floue au Moyen Âge. En effet, d’une part, la ville vise la campagne et s’y insère pour prendre ce dont elle a besoin pour son commerce, son artisanat et sa consommation alimentaire, et d’autre part, les villageois viennent en ville, car celle-ci leur offre des possibilités matérielles, des produits fabriqués qu’ils ne trouvent pas chez eux et dont ils ont maintenant besoin. La ville exerce donc une attraction. 1. Jacques Le Goff, « Le désert-forêt au Moyen Âge », Traverses, 1980, 19, p. 22-23, et dans l’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1991, p. 59-75. Décembre 2010 6 03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 7 L’empreinte urbaine dans la culture française La ville fascine, tant du point de vue des faits matériels, économiques, politiques et sociaux que de l’imaginaire, chose qui m’apparaît très importante pour comprendre la vie d’une société et ses évolutions. Il faut dire que depuis une période située entre le IVe et le VIIe siècle, la religion chrétienne oriente ou même commande toute la chrétienté européenne. Les références essentielles sont d’ordre religieux. Or, il y a dans la mentalité chrétienne, dans le savoir des gens, même humbles, une réalité urbaine sur laquelle peut s’appuyer l’imaginaire de la ville : c’est Jérusalem. Dieu a rassemblé l’humanité à l’endroit où son Fils a été crucifié et où se trouve son tombeau, et cette ville se révèle la plus belle de toutes. Par ailleurs, les gouvernants humains qui cherchent à s’imposer, notamment par le prestige, considèrent le siège urbain de leur pouvoir comme un lieu d’exception. Les chrétiens européens ont ainsi emprunté aux Romains la fascination qu’exerçait une ville quasiment divine, en l’occurrence Rome, tout comme les orthodoxes byzantins avaient assis l’autorité de leur souverain sur le prestige de la ville de Constantinople. Celui-ci était tel qu’il est à l’origine, en 1204, d’un terrible incident : les chrétiens romains, partis en croisade, se détournent de leur route pour aller piller la cité byzantine ! Les villes sont donc auréolées d’un prestige exceptionnel. Mais en même temps qu’elles séduisent, elles entretiennent avec la campagne, comme je l’ai dit, des rapports plus intimes que pendant l’Antiquité, du moins sur le plan symbolique. Les villes, même en l’Italie où elles dominent, sont pénétrées par la campagne, comme l’attestent les documents, si importants pour l’historien et pourtant trop souvent négligés par les plus anciens d’entre eux, que sont les ouvrages de littérature et d’art. On observe, par exemple, dans une vue de Sienne peinte au XIVe siècle par l’Italien Ambrogio Lorenzetti, que la moitié du tableau est occupée par la ville, et l’autre par la campagne qui l’entoure. Il faut toutefois aussi se rendre compte que la séparation entre monde rural et monde urbain qui, à mon avis, n’est pas une continuation de l’opposition antique, mais un nouveau type de rapports entre ville et campagne, apparaît contradictoire – comme l’est souvent la réalité historique. En effet, la ville médiévale s’enferme dans des murailles et se coupe de la campagne alors même qu’elle entretient des relations privilégiées avec elle. Le grand essor urbain du XIXe siècle, auquel j’ai fait allusion, contraindra d’ailleurs les bâtisseurs des villes nouvelles, qui veulent disposer d’espaces plus importants, à détruire ces vieux murs. Par exemple à Toulon, où j’ai passé une grande partie de ma jeunesse, une promenade a été établie sur les restes des remparts du Moyen Âge, reconstruits au XVIIe siècle. Il s’agit donc de saisir cette double vérité contradictoire : ville et campagne s’interpénètrent et pourtant se séparent autour d’une muraille. 7 03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 8 L’empreinte urbaine dans la culture française Mais comment se construit le rapport au désert et aux forêts ? L’histoire va de pair avec la géographie, et je louerai toujours les architectes des programmes scolaires français d’avoir associé les deux matières car l’histoire se fait dans l’espace. Ainsi, les lieux à convoquer pour comprendre la ville médiévale sont ceux qui s’y opposent. Nous avons vu qu’il ne s’agissait pas de la campagne puisqu’il y a entre ces deux mondes un double mouvement d’opposition et d’attraction. Cependant, deux autres espaces s’opposent clairement à la ville : le désert, dépourvu de population et d’activités humaines, mais inexistant dans une Europe qui était en revanche recouverte par la forêt pendant une grande partie du Moyen Âge. Cette forêt, refuge des travailleurs du bois et des brigands et dont l’historien Marc Bloch avait déjà vu l’intérêt, prend à mes yeux toute son importance aussi du fait qu’elle est la véritable antithèse occidentale de la ville. On peut aller jusqu’à dire que certains événements ont ancré dans l’esprit des hommes du Moyen Âge cette malfaisance de la forêt. Je pense par exemple au jeune Philippe Auguste s’égarant dans les bois au moment où il doit succéder à son père Louis VII, et qu’on a grand-peine à retrouver. Je pense aussi à un autre roi de France, Charles VI, qui doit affronter, tout au long de son règne, de longues crises de folie, mais dont la première survient alors qu’il traverse une forêt près du Mans. En revanche, de même qu’en Orient où le monachisme se répand, le désert est un lieu de solitude, qui nourrit la spiritualité des moines et anachorètes qui s’y réfugient ; quant à la forêt, elle est, en Occident, le domicile des ermites – qui impressionnent tant les chrétiens du Moyen Âge. Là encore nous voyons un visage autre de la forêt : c’est à la fois un lieu d’exploitation économique, le refuge des rebelles et des brigands, et une retraite pour ceux qui expriment la spiritualité chrétienne à son plus haut niveau. À cet égard, la ville joue un rôle religieux très différent. Certes, il y a eu des monastères urbains, et l’exemple en est donné dès le VIe siècle à Rome par le pape Grégoire le Grand qui, avant d’être appelé sur le trône pontifical, vivait retiré dans un couvent au centre de la ville éternelle. Mais les monastères sont généralement liés sinon à la solitude, du moins à un certain éloignement des agglomérations urbaines. Il reste cependant qu’un rôle religieux conséquent est accordé aux villes durant cette période pendant laquelle, je le rappelle, la religion domine la société : c’est dans les villes que siègent les chefs de diocèses. Les chrétiens du Moyen Âge ont en effet conservé des chrétiens romains le diocèse comme unité de découpage de l’espace. Dans le chef-lieu du diocèse se trouve donc le personnage le plus important du clergé séculier, l’évêque, dont la présence augmente d’ailleurs le prestige de la ville. Mais nous trouvons souvent, ici aussi, des situations complexes. Je prendrai l’exemple très connu de la ville de Tours au 8 03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 9 L’empreinte urbaine dans la culture française IVe siècle qui devient le siège de l’évêque Martin : il sera le saint le plus vénéré de la chrétienté. De saint Martin, on sait qu’il partagea son existence et sa dévotion entre la cathédrale, l’église urbaine dont il était le chef, et le couvent rural situé à quelques kilomètres de là, où il allait, selon ses termes propres, se ressourcer quand il avait l’impression que sa charge spirituelle était en train de faiblir. Nous voyons donc encore la diversité et la complexité des rapports entre ville et campagne. L’activité économique au sein des villes du Moyen Âge Pour revenir à la ville, je voudrais m’arrêter sur la définition que j’en ai donnée comme centre économique. C’est dans les villes qu’on commence à fabriquer toute une série d’objets dont certains existaient depuis longtemps, et dont d’autres sont nouveaux. Curieusement, nous ne sommes pas aussi bien renseignés qu’il le faudrait sur l’artisanat médiéval. Mais nous devons avoir conscience qu’en Occident, c’est le Moyen Âge qui, avant les débuts de l’industrie au XVIIIe siècle, a fourni à la population des objets qui ont considérablement enrichi la vie quotidienne. N’oublions pas, et là encore on peut y voir une sorte de symbiose entre les mondes rural et urbain, que beaucoup de moulins étaient construits en ville et animaient non pas le travail des campagnes (comme la fabrication de la farine), mais des activités économiques urbaines (qu’on ne peut pas encore dire « industrielles » étant donné leur petit nombre et la relative faiblesse de leur rendement) qui permettaient une grande créativité artisanale. Certaines miniatures de Paris révèlent ainsi la présence de nombreux moulins sur la Seine, véritables usines sur l’eau. Une étude faite par un ingénieur s’intéressant à l’histoire médiévale a montré que, soit en utilisant les ruisseaux qui existaient dans la plupart des villes, soit en les créant, la population médiévale a bénéficié de l’énergie nouvelle de l’eau pour animer ses moulins et permettre l’activité des fabriques. Une expression disait joliment que ces villes étaient de « petites Venise », moins pour le charme de leur paysage aquatique que pour l’utilisation de la force énergétique qui en dépendait. Ce Moyen Âge, que je continue à penser très créateur, a su étudier et tirer parti de l’eau grâce aux moulins et par la création d’étangs et de viviers qui permettaient l’élevage de poissons et fournissaient une grande partie de l’alimentation des moines (il n’était pas permis à ces derniers, même en dehors du vendredi, de manger de la viande). Cela nous montre l’étendue de l’activité économique dans les villes médiévales. Un autre aspect important de cette activité concerne les matériaux de construction. Le matériau servant le plus à la fabrication d’outils à la campagne est le bois. La ville l’utilise encore beaucoup, l’un des 9 03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 10 L’empreinte urbaine dans la culture française grands cataclysmes récurrents de la ville médiévale restant d’ailleurs l’incendie. Néanmoins, en plus du bois, les citadins se servent plus qu’à la campagne de la pierre, que ce soit pour la construction des maisons cossues ou pour l’édification d’églises – des monuments qui, en dehors de leur aspect religieux et social, ont une dimension économique. Et pour cela, ils se fournissent parfois grâce à des charrois d’une très grande longueur dans des carrières de pierres plus ou moins lointaines. Une historienne a également montré récemment que les villes, et un peu les campagnes, ont beaucoup plus employé le fer qu’on ne le croyait. Il y avait assez de mines partiellement ouvertes ou facilement accessibles pour s’en procurer des quantités suffisantes. Il ne faut donc pas réduire l’usage des matières premières au Moyen Âge à celui du bois ou de la pierre ; il faut y ajouter le fer. D’ailleurs, les moulins et les églises elles-mêmes emploient le fer dans diverses parties de leur construction. Cette importance du fer se voit aussi dans les corporations professionnelles. Nous avons la chance d’avoir conservé la liste des corporations parisiennes (le Livre des métiers) dressée vers 1268, à la fin du règne de saint Louis, par le commandement du prévôt de Paris, c’est-à-dire le préfet de police, Étienne Boileau. Il y en a plus de cent, dont une large partie est consacrée aux travaux métallurgiques. C’est la fragmentation du travail et la spécialisation des ouvriers qui rendent compte du nombre très élevé de corporations. L’argent Vous avez parlé de la production et de la fabrication, ce qui nous amène maintenant à la question de la vente et des commerçants. Le commerce et l’argent règlent l’espace des échanges, mais comment ces derniers s’organisent-ils durant le Moyen Âge ? Pouvez-vous rappeler, puisque c’est un sujet que vous avez abordé dans votre ouvrage la Bourse et la vie2, comment se sont constitués les débats autour de l’usure, du prêt et de la banque ? Nous sommes assez mal renseignés sur la façon dont était utilisé et perçu l’argent au Moyen Âge3, mais il est clair que les villes ont favorisé une circulation des monnaies beaucoup plus importante qu’elle ne l’était par le passé. Il ne faut pas croire que les institutions féodales étaient hostiles à l’argent. Elles l’ont assez largement employé : les redevances des paysans étaient de plus en plus payées en monnaie, et c’est dans les villes que ce que les Français du Moyen Âge 2. J. Le Goff, la Bourse et la vie. Économie et religion au Moyen Âge (1986), Paris, Hachette, 1997. 3. Voir le dernier ouvrage de J. Le Goff, le Moyen Âge et l’argent. Essai d’anthropologie historique, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010, 224 p. 10 03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 11 L’empreinte urbaine dans la culture française appelaient les sous et deniers, en latin pecunia, a été le plus employé, bien que nous ne disposions pas de sources suffisantes pour le confirmer et que les évaluations numériques n’indiquent pas toujours s’il s’agit de monnaie réelle ou de monnaie de compte. Cela dit, il est certain que les villes ont poussé à l’usage des monnaies. Ainsi, quand elles parviennent à leur apogée médiéval (fin XIIIe-début XIVe siècle), la circulation des monnaies doit se penser sur trois niveaux : les grandes transactions commerciales, où l’on use de monnaie d’or et de lingots d’or, les transactions plus ordinaires pour lesquelles les marchands urbains se servent de monnaie en argent, notamment de pièces à haute valeur, les « gros » d’argent, et, enfin, les transactions du petit peuple qui utilise de la menue monnaie, de la monnaie noire ou « billion », qui circule de plus en plus dans les villes et remplace petit à petit les tractations sans monnaie. L’usage accru de la monnaie dans les agglomérations est contemporain d’un autre phénomène à la fois économique, spirituel et social qui devient, à partir du XIIIe siècle, un grand phénomène urbain. Dans le haut Moyen Âge, les monastères organisaient des prêts et donnaient de la nourriture aux pauvres des campagnes, mais c’est dans les villes que se développe une considérable activité d’aumône charitable, due à l’accroissement d’une nouvelle forme de pauvreté urbaine. L’aumône prend alors place au premier rang des pratiques de dévotion de la société chrétienne. À cet égard, on a parfois considéré, et je crains moi-même d’avoir fait cette erreur, que saint Louis sortait de l’ordinaire par l’abondance de ses aumônes, alors qu’il n’a fait que suivre son époque. Cet essor de la charité est encore une activité qui caractérise la ville. Bien entendu, l’ensemble des phénomènes que nous avons mentionnés, qu’il s’agisse de l’activité économique, de l’augmentation d’un nouveau type d’aumône, à quoi il faut ajouter l’apparition d’un nouveau type urbain de bienfait social, l’hôpital (« hôtel-Dieu »), transforme le visage de la ville. Il faut également mentionner un caractère de la ville médiévale qui se manifeste dès le haut Moyen Âge et qui est à l’origine d’une différence majeure avec les villes antiques : les hommes de l’Antiquité inhument leurs défunts loin des villes, le long des routes et le plus souvent dans la campagne, quand le christianisme urbanise ses morts. Michel Lauwers a d’ailleurs écrit une très belle thèse sur le développement des cimetières, qui montre que la ville médiévale devient aussi la ville des morts4. Toutes ces activités, tous ces rôles traditionnels ou nouveaux de la ville font évidemment croître la population. Pour comprendre la ville 4. Voir Michel Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 2005. 11 03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 12 L’empreinte urbaine dans la culture française médiévale, il faut alors se faire une idée de l’étendue de son peuplement. La population urbaine, dont certains textes laissent penser qu’elle est foisonnante, est en réalité faible ; dans l’Occident médiéval, seul Paris fait exception à la règle. Cependant, le chiffre de la population de la capitale a beaucoup été discuté. Bien qu’on possède des registres d’impôts des Parisiens datant du début du XIVe siècle, qui permettraient une évaluation fiable du nombre d’habitants, les résultats diffèrent en fonction des méthodes de calcul employées. La plus basse évaluation est de 80 000 habitants, et la plus haute de 200 000. Or, même les quelques grandes villes d’Italie du Nord (Venise, Florence, Milan, Sienne, Gênes) ne comptent qu’autour de 50 000 habitants, et l’immense majorité des villes du Moyen Âge a moins de 10 000 âmes. Comment avoir une idée du nombre d’habitants d’une ville ? Je me suis aperçu que les ordres mendiants ne s’installaient, en ce qui concerne les Franciscains, que dans des villes ayant au moins 3 000 habitants (et les Dominicains dans les villes d’au moins 5 000), parce qu’ils estimaient qu’ainsi elles étaient assez habitées pour que la population, par ses aumônes et ses bienfaits, puisse à la fois subvenir au besoin des ordres et des pauvres. En appliquant ce critère, on s’aperçoit que les villes médiévales étaient plus peuplées que nous aurions pu le penser, car nous ne comptions pas certaines petites villes comme des agglomérations urbaines. Les ordres mendiants et l’usure La société urbaine, au moins à partir du XIIIe siècle, est une société d’un type nouveau par ses activités et sa mentalité. Or, le clergé séculier traditionnel, dont les rapports avec les seigneurs ont été modifiés dans la seconde moitié du XIe siècle et au XIIe siècle par la réforme grégorienne, n’est plus adapté à cette nouvelle société. C’est alors que deux hommes, l’Espagnol Dominique et l’Italien François, rassemblent autour d’eux des compagnons partageant leur point de vue. Ils se font reconnaître par la papauté – qui les oblige, pour les contrôler, à se donner des règles, comme le faisaient les monastères vivant le plus souvent selon la règle de saint Benoît. Tous deux sont hostiles à ce qui est devenu, dans la société où ils vivent, un objectif important, le pouvoir, qui s’obtient en partie par la richesse. Dominique s’intéresse surtout à la façon de s’adresser à cette nouvelle société et veut réformer profondément la prédication. François a, lui, un objectif plus précis : la nouvelle société urbaine aurait fait apparaître un nouveau mal, la pauvreté involontaire. Le désir, partagé par ses contemporains fervents, de ressembler le plus possible à Jésus et d’appliquer dans la société la lettre de l’Évangile, l’amène à se concentrer sur le problème essentiel de l’indigence, à laquelle il 12 03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 13 L’empreinte urbaine dans la culture française oppose une autre forme de dénuement, la pauvreté volontaire et recherchée. Cette découverte du Moyen Âge entraîne de grands conflits à l’intérieur de l’ordre franciscain lui-même, puis au sein de l’Église. Mais ce qui est important, c’est aussi la répercussion de cette nouvelle spiritualité sur les membres de la société urbaine, et en particulier sur ceux qui en sont le plus directement touchés, les marchands. En effet, l’argent, qui n’était pas essentiel dans la société féodale du premier âge, est devenu nécessaire pour se procurer tout ce que la ville offre de biens à consommer et pour tenir son rang dans cette nouvelle société urbaine. Or, comme beaucoup n’ont pas assez de ressources monétaires, ils se tournent vers ceux qui ont ces possibilités, et ils empruntent auprès d’eux. Pendant le haut Moyen Âge, le prêt avait été assuré, dans une assez faible mesure et en fonction de moins grands besoins, par les monastères bénédictins et les juifs. Mais les nouveaux besoins font apparaître des pratiques de prêt à intérêt, qui sont totalement condamnées par l’Église. L’évangile l’a dit : l’homme ne peut servir deux maîtres à la fois, Dieu et Mammon – et voilà que dans la ville médiévale nouvelle, Mammon est en train de devenir le maître ! La façon dont la société chrétienne, sous la houlette des ordres mendiants et surtout des Franciscains, régla plus ou moins la situation, fait encore l’objet de controverses sérieuses. On attribue aux mendiants des idées que l’Église aurait retenues et qui légitimeraient dans d’assez larges proportions l’usure, à tel point que certains ont pu aller jusqu’à dire que les Franciscains avaient été à l’origine du capitalisme. Je crois ces interprétations non seulement très exagérées, mais fausses. Sous l’aiguillon des Franciscains, l’Église a su trouver la façon dont les bons chrétiens pouvaient concilier la bourse, cet objet qui symbolise l’argent et qui, sur les sculptures du Moyen Âge, pendue au cou de l’avare (c’est-à-dire le riche cupide), l’entraîne dans l’Enfer, et la vie, c’est-à-dire la Vie éternelle. Je n’entrerai pas ici dans le détail de ces problèmes difficiles et encore en débat, mais selon moi, les Franciscains et l’Église ont réussi à mettre au centre des attitudes à avoir vis-à-vis des nouvelles pratiques d’enrichissement l’idée de la justice, en imposant en particulier le concept de « juste prix ». Par ailleurs, l’Église a incité les marchands à compenser leur enrichissement par des donations, ce qui était une façon de pratiquer les conduites économiques sous l’autorité de la grâce divine, ce que les théologiens de l’époque comme Thomas d’Aquin appelaient la « justice distributive ». Certes, jusqu’au XVIIIe siècle, on verra l’Église condamner des usuriers, mais il me semble qu’elle a su, en particulier à l’intérieur de la société urbaine, contrebalancer les nouveaux acquis prenant une forme monétaire, par une spiritualité elle aussi nouvelle. 13 03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 14 L’empreinte urbaine dans la culture française Les hiérarchies sociales dans la ville Mais n’assiste-t-on pas également dans la vie urbaine à un début de décomposition de la société hiérarchique ? La société telle qu’elle apparaît à la fin du Moyen Âge, c’est-à-dire aux XIVe et XVe siècles, est fortement hiérarchisée. Elle diffère sans doute de la société féodale opposant seigneurs et paysans et ne comprend guère que des gens libres. Un proverbe allemand de l’époque le dit bien : « L’air de la ville rend libre. » Apparaissent dans la ville nouvelle des bourgeois, descendants de ceux qui ont su, en général dans la première moitié du XIIe siècle, arracher l’indépendance des citadins au seigneur de la ville (le plus souvent l’évêque). Rappelons ce fait divers bien connu : au début du XIIe siècle, les habitants de Laon soulevés contre l’évêque seigneur le pourchassent à travers la ville, le découvrent caché dans un baril et le tuent. Il n’y a guère qu’en Italie où les seigneurs, qui sont toujours de grands propriétaires terriens, ajoutent d’autres activités économiques de type marchand à leur fortune et habitent en ville. Ailleurs, ils restent dans leurs propriétés rurales. Il y a donc en ville les descendants de ces premiers chefs insurgés qui forment la grande bourgeoisie. Il y a ensuite des gens importants par leur richesse et aussi par tout un ensemble de pouvoirs comme celui de louer des maisons, et qui sont en grande partie des marchands, mais qui peuvent être aussi des juristes ou des chefs des corporations. Puis, sous d’autres noms parfois que ceux employés en Italie, il y a ce nouveau clivage fondamental du grasso et du minuto, qu’on appelle d’ailleurs en France le « menu ». Ce n’est guère qu’au XIVe siècle, à la faveur des problèmes posés par la crise économique et par les guerres, que les pauvres peuvent se changer en brigands. Le rôle culturel de la ville L’accent mis jusqu’ici sur les caractères économiques de la ville et ses conséquences sociales et politiques ne doit pas faire oublier le rôle culturel fondamental qu’elle joue. Les villes ont été de grands centres d’instruction et de création d’écoles, et certaines d’entre elles ont même accueilli un nouveau type d’enseignement supérieur, les universités. Le nombre et l’importance des écoles et des universités sont très variables dans l’ensemble de la chrétienté. Il est difficile, sauf dans quelques cas, d’en connaître les causes, mais l’initiative de certains groupes de bourgeois, et en particulier de juristes, a très certainement eu une influence décisive. L’usage des monnaies auquel il a été fait allusion a renforcé la pratique de l’écriture et de la comptabilité. En général, même en Italie, plus avancée dans le domaine culturel que d’autres parties de l’Occident urbain, la lecture seule est concédée aux femmes car l’absence de connaissances en matière 14 03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 15 L’empreinte urbaine dans la culture française d’écriture et de comptabilité les maintient dans un rôle secondaire. Toutefois, sans doute poussées par la place qu’elles occupent dans l’organisation et l’administration des maisons bourgeoises, elles acquièrent une instruction de peu inférieure à celle de l’homme. C’est le cas par exemple dans une ville comme Reims. L’université, qui est l’une des grandes créations de l’Occident médiéval, a d’autres racines. Bien qu’elles se créent en milieu urbain, leur objectif n’est pas la ville mais d’abord l’ensemble des clercs et finalement toute l’humanité. Le rôle d’un souverain ou d’un évêque a parfois pu y être important, même s’ils n’étaient pas à l’origine du phénomène. L’université de Paris, par exemple, existe depuis le début du XIIIe siècle, mais la contribution de saint Louis au milieu du siècle est d’offrir au chanoine Robert de Sorbon des maisons appartenant au roi, où il pourra accueillir les pensionnaires qu’il souhaite faire venir de sa région d’origine, la France du Nord. C’est le début de la Sorbonne. Les universités vont s’organiser entre elles. Elles vont radicalement mettre à jour le système antique d’éducation, qui reposait sur le trivium (les « trois voies » : grammaire, rhétorique, dialectique) et le quadrivium (les « quatre voies » : arithmétique, géométrie, musique, astronomie), et elles s’organisent en facultés offrant, partout où elles s’installent, une instruction de base. Certaines se spécialisent en médecine, en droit ou dans la science suprême : la théologie. Les universités existent et fonctionnent définitivement une fois obtenu le privilège de la papauté, qui en fait des institutions de la chrétienté. Comme le latin y est la langue obligée, la circulation des maîtres et des étudiants d’une université à une autre est possible et même fréquente. On peut le voir en suivant les déplacements de deux grands théologiens du XIIIe siècle, Albert Le Grand et Thomas d’Aquin. Les villes ont obtenu leur existence en arrachant grâce à des franchises leur indépendance à des seigneurs. Mais les universités naissantes doivent aussi parfois s’opposer au souverain du royaume, et elles acquièrent ainsi leur indépendance par rapport au clergé qu’il tient plus ou moins dans sa main. L’université de Paris donne ainsi dès ses débuts l’exemple de la première grande grève. On dit que c’est sur intervention du futur saint Louis, qui a une quinzaine d’années, qu’est finalement reconnue la bulle pontificale qui fonde les universités et ne lui impose qu’un lien assez lâche avec le SaintSiège. Ce serait une des premières façons de s’affirmer d’un jeune roi encore sous tutelle… Mais la ville est aussi un lieu théâtral, pas seulement parce que s’y déroulent des fêtes mais aussi parce que l’appartenance à une ville caractérise les premiers personnages du théâtre, notamment dans la commedia dell’arte. 15 03-a-Le Goff-entretien:Mise en page 1 24/11/10 7:44 Page 16 L’empreinte urbaine dans la culture française Sans vie culturelle, pas de ville. La ville européenne reprend, étend et déplace le rôle du forum antique : c’est la place publique qui s’impose et le remplace – avec plus de liberté. C’est un espace de discussion et un lieu de jeu, mais la ville n’admet que tardivement la renaissance d’un divertissement fondamental de l’humanité – qui aurait fait floraison dans l’Antiquité, qu’elle avait interdit et qui s’était réfugié dans certains cloîtres de monastères : je parle du théâtre. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIIIe siècle que dans certaines villes d’Italie, et surtout en France, dans les cités où les marchands favorisent la représentation de pièces, que le théâtre réapparaît, à Arras notamment. Mais il ne prend malgré tout que très tardivement une véritable importance au XVe siècle, l’Église restant la maîtresse du théâtre grâce à la représentation des mystères devant la façade des cathédrales. Malgré l’existence, difficile à dater, d’antiques parties de balles qui seraient des ancêtres du football, la ville met aussi beaucoup de temps à devenir un centre de sport – une activité sportive ne se développera vraiment en Occident qu’au XIXe siècle. À cet égard, les jeux ruraux des paysans et les tournois de chevaliers restent cependant les ancêtres authentiques de ce que sera plus tard le sport. Reste que la ville, montrant alors dans ses grands événements sa perméabilité à certaines traditions rurales, organise le divertissement, qui sera l’une des premières manifestations d’opposition entre l’esprit laïc et l’esprit religieux. En effet, dès le XIIIe siècle, un carnaval prend place au cœur de la ville de Rome, et celle-ci accueille à la fin du Moyen Âge le combat de Carnaval et de Carême, manifestation originale d’une créativité urbaine qui recueille les vestiges du passé. Quels sont les rapports de force dans la ville, entre riches et pauvres, entre clercs et laïcs, mais aussi entre différentes autorités ? Malgré ses tendances et sa prétention à l’unité, la ville médiévale est nettement divisée en quartiers, qui peuvent abriter des riches et des pauvres. Et d’autre part, elle est accueillante, non seulement aux gens de la campagne proche, mais aux étrangers : alors que les seigneuries féodales ont repoussé souvent les fugitifs qui cherchaient un refuge, les villes ont été accueillantes et intégratrices. Mais elles sont aussi, souvent, l’enjeu de rapports de force, de conflits violents (en Flandre et en Italie surtout, pays urbanisés par excellence), entre riches et pauvres croissant en nombre, entre clercs et laïcs, entre corporations (à caractère professionnel) et confréries (à caractère religieux). Elle est surtout disputée entre représentants du pouvoir ecclésiastique, du pouvoir royal ou seigneurial et du pouvoir bourgeois, des échevinages et des municipalités – toujours plus puissantes et plus riches, jusqu’à l’établissement du pouvoir royal au XVIe siècle. Entretien recueilli par Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel 16