Décembre 2010 6
L’empreinte urbaine dans la culture française
Entretien avec Jacques Le Goff
ESPRIT – Nous voulons aborder avec vous quelques aspects de la
culture urbaine au Moyen Âge. Pour reprendre les termes de votre
article « Le désert-forêt au Moyen Âge1», la ville ne s’oppose pas à la
campagne, mais au désert, souvenir spirituel de la retraite du Christ, et
à la forêt, associée dans les imaginations aux barbares. Pouvez-vous
préciser ces oppositions ?
Jacques LEGOFF – Il faut d’abord rappeler que la ville médiévale
est une création nouvelle. Dans ce qu’on appelle le haut Moyen Âge
(500-987), la majorité de la population est encore rurale. Les villes
sont en quelque sorte des cités antiques en décadence, bien que de
récentes fouilles archéologiques aient montré qu’elles n’étaient peut-
être pas aussi petites et inertes qu’on a pu le penser. Ce n’est qu’entre
l’an mille et jusqu’au début du XIVesiècle que le Moyen Âge est le
théâtre d’un essor urbain exceptionnel, qu’on ne connaîtra à nouveau
en Occident qu’à partir du XIXesiècle. La ville médiévale qui en sort
est très différente de ce qu’elle était dans l’Antiquité : d’un centre de
pouvoir politique et militaire, elle devient un centre de création et de
consommation économique. Et là où l’Antiquité avait établi une oppo-
sition, je ne dirais pas absolue, mais très nette entre ville et cam-
pagne, celle-ci est plus floue au Moyen Âge. En effet, d’une part, la
ville vise la campagne et s’y insère pour prendre ce dont elle a besoin
pour son commerce, son artisanat et sa consommation alimentaire, et
d’autre part, les villageois viennent en ville, car celle-ci leur offre des
possibilités matérielles, des produits fabriqués qu’ils ne trouvent pas
chez eux et dont ils ont maintenant besoin. La ville exerce donc une
attraction.
1. Jacques Le Goff, « Le désert-forêt au Moyen Âge », Traverses, 1980, 19, p. 22-23, et dans
l’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1991, p. 59-75.
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La ville fascine, tant du point de vue des faits matériels, écono-
miques, politiques et sociaux que de l’imaginaire, chose qui m’appa-
raît très importante pour comprendre la vie d’une société et ses évolu-
tions. Il faut dire que depuis une période située entre le IVeet le
VIIesiècle, la religion chrétienne oriente ou même commande toute la
chrétienté européenne. Les références essentielles sont d’ordre reli-
gieux. Or, il y a dans la mentalité chrétienne, dans le savoir des gens,
même humbles, une réalité urbaine sur laquelle peut s’appuyer l’ima-
ginaire de la ville : c’est Jérusalem. Dieu a rassemblé l’humanité à
l’endroit où son Fils a été crucifié et où se trouve son tombeau, et
cette ville se révèle la plus belle de toutes. Par ailleurs, les gouver-
nants humains qui cherchent à s’imposer, notamment par le prestige,
considèrent le siège urbain de leur pouvoir comme un lieu d’excep-
tion. Les chrétiens européens ont ainsi emprunté aux Romains la fas-
cination qu’exerçait une ville quasiment divine, en l’occurrence
Rome, tout comme les orthodoxes byzantins avaient assis l’autorité de
leur souverain sur le prestige de la ville de Constantinople. Celui-ci
était tel qu’il est à l’origine, en 1204, d’un terrible incident : les chré-
tiens romains, partis en croisade, se détournent de leur route pour
aller piller la cité byzantine !
Les villes sont donc auréolées d’un prestige exceptionnel. Mais en
même temps qu’elles séduisent, elles entretiennent avec la campagne,
comme je l’ai dit, des rapports plus intimes que pendant l’Antiquité,
du moins sur le plan symbolique. Les villes, même en l’Italie où elles
dominent, sont pénétrées par la campagne, comme l’attestent les
documents, si importants pour l’historien et pourtant trop souvent
négligés par les plus anciens d’entre eux, que sont les ouvrages de lit-
térature et d’art. On observe, par exemple, dans une vue de Sienne
peinte au XIVesiècle par l’Italien Ambrogio Lorenzetti, que la moitié
du tableau est occupée par la ville, et l’autre par la campagne qui
l’entoure.
Il faut toutefois aussi se rendre compte que la séparation entre
monde rural et monde urbain qui, à mon avis, n’est pas une continua-
tion de l’opposition antique, mais un nouveau type de rapports entre
ville et campagne, apparaît contradictoire – comme l’est souvent la
réalité historique. En effet, la ville médiévale s’enferme dans des
murailles et se coupe de la campagne alors même qu’elle entretient
des relations privilégiées avec elle. Le grand essor urbain du
XIXesiècle, auquel j’ai fait allusion, contraindra d’ailleurs les bâtis-
seurs des villes nouvelles, qui veulent disposer d’espaces plus impor-
tants, à détruire ces vieux murs. Par exemple à Toulon, où j’ai passé
une grande partie de ma jeunesse, une promenade a été établie sur
les restes des remparts du Moyen Âge, reconstruits au XVIIesiècle. Il
s’agit donc de saisir cette double vérité contradictoire: ville et cam-
pagne s’interpénètrent et pourtant se séparent autour d’une muraille.
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Mais comment se construit le rapport au désert et aux forêts?
L’histoire va de pair avec la géographie, et je louerai toujours les
architectes des programmes scolaires français d’avoir associé les deux
matières car l’histoire se fait dans l’espace. Ainsi, les lieux à convo-
quer pour comprendre la ville médiévale sont ceux qui s’y opposent.
Nous avons vu qu’il ne s’agissait pas de la campagne puisqu’il y a
entre ces deux mondes un double mouvement d’opposition et d’attrac-
tion. Cependant, deux autres espaces s’opposent clairement à la ville :
le désert, dépourvu de population et d’activités humaines, mais
inexistant dans une Europe qui était en revanche recouverte par la
forêt pendant une grande partie du Moyen Âge. Cette forêt, refuge des
travailleurs du bois et des brigands et dont l’historien Marc Bloch
avait déjà vu l’intérêt, prend à mes yeux toute son importance aussi du
fait qu’elle est la véritable antithèse occidentale de la ville. On peut
aller jusqu’à dire que certains événements ont ancré dans l’esprit des
hommes du Moyen Âge cette malfaisance de la forêt. Je pense par
exemple au jeune Philippe Auguste s’égarant dans les bois au moment
où il doit succéder à son père Louis VII, et qu’on a grand-peine à
retrouver. Je pense aussi à un autre roi de France, Charles VI, qui doit
affronter, tout au long de son règne, de longues crises de folie, mais
dont la première survient alors qu’il traverse une forêt près du Mans.
En revanche, de même qu’en Orient où le monachisme se répand,
le désert est un lieu de solitude, qui nourrit la spiritualité des moines
et anachorètes qui s’y réfugient ; quant à la forêt, elle est, en Occi-
dent, le domicile des ermites – qui impressionnent tant les chrétiens
du Moyen Âge. Là encore nous voyons un visage autre de la forêt :
c’est à la fois un lieu d’exploitation économique, le refuge des
rebelles et des brigands, et une retraite pour ceux qui expriment la
spiritualité chrétienne à son plus haut niveau. À cet égard, la ville
joue un rôle religieux très différent. Certes, il y a eu des monastères
urbains, et l’exemple en est donné dès le VIesiècle à Rome par le
pape Grégoire le Grand qui, avant d’être appelé sur le trône pontifi-
cal, vivait retiré dans un couvent au centre de la ville éternelle. Mais
les monastères sont généralement liés sinon à la solitude, du moins à
un certain éloignement des agglomérations urbaines. Il reste cepen-
dant qu’un rôle religieux conséquent est accordé aux villes durant
cette période pendant laquelle, je le rappelle, la religion domine la
société : c’est dans les villes que siègent les chefs de diocèses. Les
chrétiens du Moyen Âge ont en effet conservé des chrétiens romains
le diocèse comme unité de découpage de l’espace. Dans le chef-lieu
du diocèse se trouve donc le personnage le plus important du clergé
séculier, l’évêque, dont la présence augmente d’ailleurs le prestige de
la ville. Mais nous trouvons souvent, ici aussi, des situations com-
plexes. Je prendrai l’exemple très connu de la ville de Tours au
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IVesiècle qui devient le siège de l’évêque Martin : il sera le saint le
plus vénéré de la chrétienté. De saint Martin, on sait qu’il partagea
son existence et sa dévotion entre la cathédrale, l’église urbaine dont
il était le chef, et le couvent rural situé à quelques kilomètres de là,
où il allait, selon ses termes propres, se ressourcer quand il avait
l’impression que sa charge spirituelle était en train de faiblir. Nous
voyons donc encore la diversité et la complexité des rapports entre
ville et campagne.
L’activité économique au sein des villes du Moyen Âge
Pour revenir à la ville, je voudrais m’arrêter sur la définition que
j’en ai donnée comme centre économique. C’est dans les villes qu’on
commence à fabriquer toute une série d’objets dont certains exis-
taient depuis longtemps, et dont d’autres sont nouveaux. Curieuse-
ment, nous ne sommes pas aussi bien renseignés qu’il le faudrait sur
l’artisanat médiéval. Mais nous devons avoir conscience qu’en Occi-
dent, c’est le Moyen Âge qui, avant les débuts de l’industrie au
XVIIIesiècle, a fourni à la population des objets qui ont considérable-
ment enrichi la vie quotidienne. N’oublions pas, et là encore on peut
y voir une sorte de symbiose entre les mondes rural et urbain, que
beaucoup de moulins étaient construits en ville et animaient non pas
le travail des campagnes (comme la fabrication de la farine), mais des
activités économiques urbaines (qu’on ne peut pas encore dire
« industrielles » étant donné leur petit nombre et la relative faiblesse
de leur rendement) qui permettaient une grande créativité artisanale.
Certaines miniatures de Paris révèlent ainsi la présence de nombreux
moulins sur la Seine, véritables usines sur l’eau. Une étude faite par
un ingénieur s’intéressant à l’histoire médiévale a montré que, soit en
utilisant les ruisseaux qui existaient dans la plupart des villes, soit en
les créant, la population médiévale a bénéficié de l’énergie nouvelle
de l’eau pour animer ses moulins et permettre l’activité des fabriques.
Une expression disait joliment que ces villes étaient de « petites
Venise », moins pour le charme de leur paysage aquatique que pour
l’utilisation de la force énergétique qui en dépendait. Ce Moyen Âge,
que je continue à penser très créateur, a su étudier et tirer parti de
l’eau grâce aux moulins et par la création d’étangs et de viviers qui
permettaient l’élevage de poissons et fournissaient une grande partie
de l’alimentation des moines (il n’était pas permis à ces derniers,
même en dehors du vendredi, de manger de la viande). Cela nous
montre l’étendue de l’activité économique dans les villes médiévales.
Un autre aspect important de cette activité concerne les matériaux
de construction. Le matériau servant le plus à la fabrication d’outils à
la campagne est le bois. La ville l’utilise encore beaucoup, l’un des
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grands cataclysmes récurrents de la ville médiévale restant d’ailleurs
l’incendie. Néanmoins, en plus du bois, les citadins se servent plus
qu’à la campagne de la pierre, que ce soit pour la construction des
maisons cossues ou pour l’édification d’églises – des monuments qui,
en dehors de leur aspect religieux et social, ont une dimension écono-
mique. Et pour cela, ils se fournissent parfois grâce à des charrois
d’une très grande longueur dans des carrières de pierres plus ou
moins lointaines. Une historienne a également montré récemment que
les villes, et un peu les campagnes, ont beaucoup plus employé le fer
qu’on ne le croyait. Il y avait assez de mines partiellement ouvertes
ou facilement accessibles pour s’en procurer des quantités suffi-
santes. Il ne faut donc pas réduire l’usage des matières premières au
Moyen Âge à celui du bois ou de la pierre ; il faut y ajouter le fer.
D’ailleurs, les moulins et les églises elles-mêmes emploient le fer
dans diverses parties de leur construction. Cette importance du fer se
voit aussi dans les corporations professionnelles. Nous avons la
chance d’avoir conservé la liste des corporations parisiennes (le Livre
des métiers) dressée vers 1268, à la fin du règne de saint Louis, par le
commandement du prévôt de Paris, c’est-à-dire le préfet de police,
Étienne Boileau. Il y en a plus de cent, dont une large partie est
consacrée aux travaux métallurgiques. C’est la fragmentation du tra-
vail et la spécialisation des ouvriers qui rendent compte du nombre
très élevé de corporations.
L’argent
Vous avez parlé de la production et de la fabrication, ce qui nous amène
maintenant à la question de la vente et des commerçants. Le commerce
et l’argent règlent l’espace des échanges, mais comment ces derniers
s’organisent-ils durant le Moyen Âge ? Pouvez-vous rappeler, puisque
c’est un sujet que vous avez abordé dans votre ouvrage la Bourse et la
vie2, comment se sont constitués les débats autour de l’usure, du prêt et
de la banque ?
Nous sommes assez mal renseignés sur la façon dont était utilisé et
perçu l’argent au Moyen Âge3, mais il est clair que les villes ont favo-
risé une circulation des monnaies beaucoup plus importante qu’elle
ne l’était par le passé. Il ne faut pas croire que les institutions féo-
dales étaient hostiles à l’argent. Elles l’ont assez largement employé:
les redevances des paysans étaient de plus en plus payées en mon-
naie, et c’est dans les villes que ce que les Français du Moyen Âge
L’empreinte urbaine dans la culture française
2. J. Le Goff, la Bourse et la vie.Économie et religion au Moyen Âge (1986), Paris, Hachette,
1997.
3. Voir le dernier ouvrage de J. Le Goff, le Moyen Âge et l’argent. Essai d’anthropologie histo-
rique, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2010, 224 p.
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