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Ce livre devait être le monument d'une noble existence, dévouée tout entière à la Patrie,
à l'Humanité. Il demeure incomplet, inachevé, image trop fidèle d'une vie prématurément
tranchée, avant d'avoir pu accomplir toute sa tâche.
La proscription avait brisé l'épée de Charras, entravé son intervention directe dans les
événements contemporains, modifié profondément les conditions de son action politique. Mais
elle n'avait pu lui arracher sa plume ; et, de soldat devenu écrivain, il n'avait pas un seul jour
interrompu la lutte. La mort est venue saisir cette vaillante main, au moment où elle s'apprêtait à
terminer une oeuvre qui devait servir la plus juste des causes, honorer l'homme et le pays. Du
livre, il ne reste qu'un fragment ; de l'homme, un grand exemple et un grand souvenir. C'en est
assez pour faire sentir à la patrie la perte immense qu'elle a faite!
Après nous avoir donné l'histoire définitive, incontestable et, au fond, incontestée de la
campagne de 1815, le colonel Charras voulait remonter à l'origine de nos désastres, en dévoiler la
cause et, par l'évidence de sa démonstration, compléter l'enseignement commencé par son premier
ouvrage. Continuant donc ses patientes recherches avec la résolution inflexible de découvrir la
vérité, autant qu'il serait en lui, et de la dire sans réticences et sans ménagements, il avait réuni,
pièce à pièce, tous les matériaux d'une histoire de la campagne de 1813 en Allemagne. Pour
s'approcher des sources mêmes de l'histoire, il avait appris la langue la plus difficile de l'Europe.
Il avait étudié, contrôlé, tout ce qui a été publié en France, en Allemagne, en Russie, en
Angleterre, sur cette effroyable mêlée des peuples. Il avait réussi, par sa volonté persévérante et
par le concours d'amis dévoués, à forcer les portes des archives les mieux closes. Il avait eu à sa
disposition d'importants documents inédits, notamment la correspondance militaire du général
Bertrand. Il avait consulté plusieurs des survivants des grandes batailles et recueilli leurs
témoignages. Il avait son opinion complètement fixée sur les hommes, sur les faits.
Affranchi des préjugés de nation et des préjugés de métier, dominant par la force de son
esprit et de sa volonté les entraînements de sa propre passion, il voulut être juste pour tous.
Quelles que fussent ses convictions, ses douleurs, ses colères de citoyen, il s'éleva au-dessus de
ses affections et de ses haines et n'écouta que la voix austère de la vérité.
Son amour incorruptible pour la vérité l'a conduit à raconter sans ménagements des faits, à
exprimer des opinions qui contrarient quelquefois les préjugés nationaux, mais non le vrai
patriotisme. Ainsi, il s'est refusé à voir dans Napoléon le représentant armé de la Révolution, c'est-
à-dire de la Justice. Comme Metternich qui lui donnait sa sympathie, comme les patriotes
allemands, espagnols, qui lui vouaient leur haine, il a constamment vu en lui, il a détesté le
promoteur le plus redoutable de la Contre-Révolution. Fortement pénétré de la notion moderne de la
justice qui pose un devoir en regard de chaque droit et qui reconnaît que ce qui est légitime pour un
peuple, pour un citoyen, est légitime pour tous, il n'a pas hésité à déclarer que la France, acceptant
ou subissant le despotisme de Napoléon, et se rendant complice de l'asservissement de l'Europe,
avait, en 1813, le droit contre elle ; que les peuples écrasés, foulés par l'abus de la force, se devaient
de recourir à la force pour s'affranchir ; que l'insurrection contre l'oppresseur était pour eux, selon la
parole des vaillants logiciens de 1793, «le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs».
Cette mâle doctrine, qui fut la règle de la vie de Charras, est aussi la moralité de son livre.
Il l'applique généreusement à l'Europe asservie, comme il la revendique pour la France. Il donne
sans hésitation, sans réserves, ses éloges, son enthousiasme, à la patriotique insurrection de
l'Allemagne ; il la compare au magnanime élan de la France en 1792 ; il la glorifie, avec raison,
comme l'un des actes les plus héroïques qui aient honoré l'humanité et comme une consécration
nouvelle des principes que la France avait eu la faiblesse de déserter, après les avoir proclamés
avec un immortel éclat. Personne encore n'avait raconté avec cette hauteur de vue, cette
connaissance approfondie des faits et cette libérale impartialité, ce mouvement national qui, parti
du peuple, entraîna l'armée, la noblesse, les gouvernements, et renversa l'oppresseur de l'Europe.