L`identité intellectuelle de deux écoles historiques La nouvelle

199
Zhou Lihong
Université Sun Yat-sen
lidentité intellectuelle
de deuX écoles historiques
la nouvelle histoire en chine
et les annales en france
Ce travail s’attaché à décrire l’implantation et l’évolution des deux courants historiographiques
que sont la nouvelle histoire en Chine et les Annales en France. Avec l’ouverture de la Chine
du XIX
e
siècle aux courants extérieurs, de nouvelles pensées historiques se formèrent, telle une
«révolution historiographique» critiquant l’historiographie traditionnelle. Elle était notamment
fondée sur l’étude ordonnée des archives, la coopération interdisciplinaire et des études critiques.
Côté français, c’est l’école des Annales qui joua le rôle d’une nouvelle Histoire. Avec Henri Berr,
proclamant que l’histoire, reine des disciplines, devait prendre la responsabilité d’unir les dif-
férentes disciplines, en considérant que toutes les connaissances sur le passé sont le produit de
la réglementation des pensées, l’écho s’en trouva décuplé avec deux jeunes historiens Lucien
Febvre et Marc Bloc, les fondateurs de l’école des Annales. Ainsi, même si la nouvelle histoire
en Chine et l’école des Annales en France apparurent dans deux pays diérents et n’eurent pas
d’échanges directs, ils eurent cependant beaucoup de points communs. Les deux écoles furent le
champ expérimental de l’historiographie moderne dont les caractéristiques communes telles que
la conception de l’histoire totale et l’intégration des disciplines sont devenus les caractéristiques
essentielles de l’historiographie moderne
L    , parce qu’on dit souvent que la
nouvelle histoire en Chine dans les années vingt et trente a été beaucoup inuencée
par l’histoire dite positiviste en France et dont l’école des Annales t précisément
une de ses cibles. Mais quand la nouvelle histoire se développait
vigoureusement
en Chine dans les années vingt et trente,
l’école des Annales
ne faisait que percer
sa coquille à
Strasbourg. Les historiens chinois n
entendirent pas parler de l’école
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des Annales jusqu’aux années cinquante
1
et peu de liens entre l’une et l’autre furent
établis. Cet article a pour objectif d’explorer et expliquer les points communs entre
ces deux courants historiographiques.
La «nouvelle histoire» en Chine dans les années vingt et trente
duXX
e
siècle
L’historiographie chinoise prenant naissance dans la période précédant la dynastie
Qin et qui est orissante dans
la dynastie des Song du Nord et celle des Song du Sud
,
a une longue histoire de plus de trois mille ans. Dans la première partie de la dynastie
Qing, les succès de l’historiographie chinoise ont
été remarquables avec les œuvres
récapitulatives sur la critique historique, l’étude critique des textes et la théorie his-
torique. Avec l’irruption de la Guerre de l’opium en 1840, les
ennemis d’Outre-mer
sont venus en Chine à ots continus, et les pensées occidentales, surtout les théories
et méthodes historiques ont commencé à être transmises. C’est pourquoi la société
chinoise subit un bouleversement
jamais rencontré jusqu’alors2. Ce grand change-
ment a
entraîné la transformation de la culture traditionnelle chinoise et certains
chercheurs commencèrent à rééchir sur les théories et méthodes de l’historiogra-
phie chinoise, si bien que sa modernisation date de cette période.
Les intellectuels chinois assimilèrent les pensées historiques occidentales qui
traversèrent le Japon. Depuis la restauration de Meiji, le Japon avait commencé à
importer cultures scientiques et théories historiques européennes. À l’époque
de l
a
Réforme des Cent Jours, un groupe d’intellectuels chinois commença à introduire
en Chine les livres historiques traduits par les chercheurs japonais. Après l’échec de
la Réforme, Liang Qichao (1873-1929) s’exila au Japon où il fut inuencé par les
milieux intellectuels japonais. Bientôt, un groupe d’intellectuels chinois commença
à former de nouvelles pensées historiques, telle une
«révolution historiographique»
critiquant l’historiographie traditionnelle.
L’article intitulé «la nouvelle histoire» de Liang Qichao paru en 1902, indi-
quait une nouvelle orientation de l’historiographie en Chine, mais aussi l’émergence
d’une conscience historique moderne parmi les intellectuels chinois. Dans cet ar-
1. En 1955, ayant participé aux Xe Congrès international des sciences historiques à Rome, deux
chercheurs russes A.M.Пaнkpaтoвa et Гастоне Манакорда ont publié respectivement deux articles
pour introduire des opinions historiques de ce congrès dans lequel ils parlèrent de l’école des Annales.
C’est à travers ces deux articles traduits en chinois en 1956 que les chercheurs chinois eurent pour la
première fois connaissance de l’école des Annales.
2. Qu Lindong, Précis de l’historiographie chinoise, Shanghai, Maison d’édition du peuple de Shanghai,
p. 13, p. 53, p. 71-78.
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ticle, Liang Qichao expliqua que les
vieux historiens
chinois avaient quatre abus
et deux défauts. Les quatre abus se déclinaient en ces armations: «ils n’écrivent
que pour le gouvernement impérial et oublient le peuple»; «ils n’écrivent que pour
l’individu et ignorent le groupe», «ils n’écrivent que des choses surannées pour
mieux éviter les questions d’aujourd’hui»; «ils n’écrivent que les faits pour mieux
passer à côté des idées». Les deux défauts étaient qu’«ils savent narrer mais ne savent
pas sélectionner des sources»; «ils savent suivre les règles démodées mais ne savent
pas créer». Liang Qichao proposait alors deux idées pour guérir complètement les
abus et défauts dans les études historiques traditionnelles. Premièrement, il promut
une conception de «l’histoire totale», c’est-à-dire une histoire englobant tout le
genre humain, le passé et le présent, les élites et le peuple, l’intérieur et l’extérieur
d’un pays. Deuxièmement,
i
l s’
attacha à valoriser la coopération interdisciplinaire.
Selon lui, la raison principale pour laquelle l’histoire traditionnelle ne pouvait pas
s’adapter à la nouvelle époque, résidait dans le fait que l
es
anciens historiens
chinois
ne tissaient pas de liens intimes avec la géographie, la géologie, l’ethnologie, la poli-
tique, la religion, la loi et l’économie
3
.
Liang Qichao mérite-t-il d’être considéré comme l’un des initiateurs de la nou-
velle histoire en Chine? La première grande oraison d’études historiques réno-
vées s’est produite dans l’entre-deux-guerres avec les eorts d’une jeune génération
d’historiens tels que Fu Sinian (1896-1950), Gu Jiegang (1893-1980), Chen Yinke
(1890-1969).
À quoi peut-on attribuer la oraison
d’études historiques
rénovées?
En premier lieu, après le mouvement du 4 mai 1919, les méthodes et théories occi-
dentales ont été introduites dans les milieux des études chinoises, et les cours sur les
études critiques des documents historiques ont été créés dans les départements d’his-
toire des universités
4
. En 1925 et 1928, deux instituts ont été fondés successivement
pour promouvoir les travaux scientiques en histoire: l’Académie d’Études natio-
nales de Tsinghua et l’Institut d’histoire et de
philologie
dans l’Académie centrale.
Ensuite, grâce aux grandes découvertes archéologiques, des dépouilles préhistoriques,
des inscriptions oraculaires d’époque Yin (XIV
e
-XI
e
siècles avant Jésus-Christ), des
anciens ustensiles en cuivre, des manuscrits de Dunhuang furnt utilisés par des cher-
cheurs, beaucoup élargissant leur vision de recherche
5
. Enn, a
vec l’évolution du
3. Liang Qichao, «La nouvelle histoire», Quatre œuvres de Liang Qichao, Changsha, Édition de
Yuelu, 1985, p. 242-245 et p. 251.
4. Li Xiaoqian, La Transmission des études historiques occidentales en Chine, 1882-1949, Shanghai,
Maison d’édition de L’Université normale de la Chine de l’Est, 2007, p. 308.
5. Cao Jiaqi, Les Études historiques en Chine du XXe siècle, Pékin, Maison d’édition de Xiyuan, 2000,
p. 56.
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mouvement de la nouvelle littérature, des études sur les romans, les théâtres et
les littératures populaires
prospérèrent. Pendant cette si courte période, les études
historiques en Chine ont fait des progrès remarquables, si bien que les recherches
générales ont évolué dans un sens de plus en plus spécialisé, et beaucoup d’hommes
de talent surgirent à cette époque-là
6
.
Les innovations des études historiques pendant cette période se révèlent dans
trois
aspects: nouveaux documents, nouvelles questions et nouvelles directions.
Utiliser les nouveaux documents
Premièrement, ayant
emprunté les méthodes d’études historiques du positivisme
occidental, les chercheurs de cette période, tinrent à mettre des documents en ordre
avec les méthodes scientiques. Dans les Idées principales de l’histoire de la philoso-
phie en Chine, Hu Shi (1891-1962) proposera d’«étudier tous les documents avec
les méthodes scientiques et les idées précises et ensuite résumer les chemins de la
vie, les origines des pensées et les visages réels de leurs théories»7. Fu Sinian indiqua
que, selon lui, «l’histoire, c’est l’étude des documents». Il appela les historiens à
faire de leur mieux pour
collectionner des documents8.
Ces historiens insistèrent bien sur le fait qu’ils utilisaient de nouveaux docu-
ments. Wang Guowei (1877-1927) proposa d’utiliser le système de la «double
preuve», c’est-à-dire d’établir que les
documents historiques et l
es vestiges culturels
mis à jour se vérient l’un etl’autre; par exemple, il utilisera des inscriptions ora-
culaires d’époque Yin et des inscriptions dans des anciens objets de bronze à conr-
mer des livres anciens comme
Shiji
(
史记》
ou Mémoires historiques de Simaqian),
Shanhaijing (《山海经》 ou Livre des monts et des mers), Tchou-Chou-Ki-Nien
(《竹书纪年》ou Les Annales de Bambou) et Chuci (ou Les chants de Chu)
9
. En
étendant la «double preuves» de Wang Guowei, Fu Sinian proposera de considérer
que des documents directs et indirects sont également importants, que les notes du
fonctionnaire et du populace, de l’intérieur et de l’extérieur de Chine, éloigné et
proche se consultent, que
les matériaux oraux et écrits soient également impor-
tants. Gu Jiegang, qui a lancé un mouvement des critiques de l’histoire ancienne,
collectionnera non seulement des sources de l’
histoire ocielle, mais aussi celles de
6. Gu Jiegang, Avant-propos, Gu Jiegang, L’Historiographie chinoise contemporaine, Shenyang, Maison
d’édition des éducations de Liaoning, 1998.
7. Hushi, Idées principales de l’histoire de la philosophie en Chine, Beijing, Maison d’édition de l’Est,
1996, p. 6.
8. Cao Jiaqi, Les Études historiques en Chine du XXe siècle, p. 122.
9. Ibidem, p. 101-102.
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la chanson populaire, le dialecte, le proverbe, l’énigme, le livret, les us et coutumes
et la religion populaire
10
. En collectionnant les sources de ce dernier, méprisées par
l’élite lettrée,
l’inspiration lui vint pour
formuler, entre 1920 et 1923, une «théo-
rie stratigraphique sur l’accumulation et la falsication de l’histoire de l’antiquité
chinoise en couches successives». ChenYinke, quant à lui, mit l’accent sur les nou-
velles sources et sur les nouvelles opinions qu’il attendait
chaque fois que nécessaire
pour corriger ses articles
11
. Il excellera à utiliser des poèmes pour étudier l’histoire,
en
élargissant ainsi
beaucoup
le champ des sources. En dehors des documents o-
ciels, les fondateurs de l’histoire économique et sociale en Chine s’intéressèrent aux
documents populaires. Par exemple, pour démêler l’évolution et l’application de
Yi
Tiao Bian Fa (
e Single Whip Law), Liang Fangzhong (1908-1970) a étudié plus
de mille titres des chroniques locales qu’il avait collectionnées dans les diérents
bibliothèques en Chine, au Japon et aux États-Unis
12
.
Poser les nouvelles questions
Non seulement les historiens de la nouvelle histoire comptèrent sur des docu-
ments, mais aussi ils s’attachèrent à «explorer les règles générales de l’histoire à
travers les relations mutuelles et les
liens de cause à eet
des choses»
13
. Hu Shi a
dit: «L’histoire a deux
côtés, l’un est scientique, qui fait attention à collectionner
et à arranger des documents; l’autre est
artistique, qui
attache de l’importance à
raconter et à expliquer les
événements historiques». Chen Yinke a dit: «Ce qu’on
trouve est en fait une petite partie des documents que les ancêtres ont laissés. Si
on voulait guetter toute la structure des choses en s’appuyant sur ces fragments, il
nous faudrait avoir la vision et l’esprit avec lesquels les artistes goûtent des pein-
tures et des sculptures de l’époque ancienne, et ensuite on pourrait comprendre ce
que les ancêtres ont dit». C’est pourquoi Chen Yinke chercha souvent des pistes
à
travers les poèmes des intellectuels pour
témoigner des causes et conséquences des
grands évènements. Par exemple, dans son chef-d’œuvre, Biographe non-ociel de
10. Gu Jiegang, «Zixu (préf. de Gu) dans Gushibian I», Sur le chemin de l’histoire, légo-histoire de Gu
Jiegang, Beijing, Maison d’édition de l’Université Renmin de Chine, 2011, p. 48.
11. Huang Xuan, «En souvenir de Professeur Chen Yinke, souvenir fragmentaire d’une assistante de
quatorze ans de travail en commun», Actes du colloque international en souvenir du Professeur Chen
Yinke, p. 70.
12. Liu Zhiwei et Chen Chunsheng, «Les études de l’histoire sociale et économique de Monsieur
Liang Fangzhong», Journal académique en sciences sociales de l’Université Sun Yat-sen, n°6, 2008,
p.81, p. 73.
13. Liu Jianming, «Essai sur la méthode comparative de Monsieur Chen Yinke», Actes du colloque
international en souvenir de Professeur Chen Yinke, p. 237.
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