SOCIOLOGIE DE JEAN-MARC ELA Les voies du social © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55141-1 EAN : 9782296551411 MOTAZE AKAM SOCIOLOGIE DE JEAN-MARC ELA Les voies du social L’Harmattan Études Africaines Collection dirigée par Denis Pryen et François Manga Akoa Dernières parutions Léon Modeste NNANG NDONG, L’effort de guerre de l’Afrique. Le Gabon dans la deuxième Guerre mondiale (1939-1947), 2011. Joseph MBOUOMBOUO NDAM (sous la dir.), La microfinance à la croisée des chemins, 2011. Benoît AWAZI MBAMBI KUNGUA, De la postcolonie à la mondialisation néolibérale Radioscopie éthique de la crise négroafricaine contemporaine, 2011. Anne COUSIN, Retour tragique des troupes coloniales, MorlaixDakar, 1944, 2011. Hopiel EBIATSA, Fondements de l’identité et de l’unité teke, 2011. Patrice MOUNDOUNGA MOUITY, Transition politique et enjeux post-électoraux au Gabon, 2011. Baoua MAHAMAN, La nouvelle génération d'Africains. Quand les idéalistes d'hier plient face au système, 2011. Ghislaine SATHOUD, Rendez aux Africaines leur dignité, 2011. Théodore Nicoué GAYIBOR, Sources orales et histoire africaine, 2011. Jean-Christophe BOUNGOU BAZIKA, Entrepreneuriat et innovation au Congo-Brazzaville, 2011. Papa Momar DIOP, Guide des archives du Sénégal colonial, 2011. Pius NGANDU Nkashama, Guerres africaines et écritures historiques, 2011. Alphonse AYA, La fonction publique congolaise. Procédures et pratiques, 2011. Dieudonné MEYO-ME-NKOGHE, Les Fang aux XIXe et XXe siècles, 2011. Mohamed Lamine.GAKOU, Quelles perspectives pour l’Afrique?, 2011. Olivier LOMPO, Burkina Faso. Pour une nouvelle planification territoriale et environnementale, 2011. A Jean - Marc Ela. En hommage respectueux pour une production des connaissances partant des terroirs et réalités africains. INTRODUCTION J’ai décidé d’écrire ce petit livre sur Jean-Marc Ela parce que je l’ai connu concrètement comme aîné et collègue à l’Université de Yaoundé I en 1994. Si pour la première fois, je l’ai rencontré comme informateur durant son séjour pastoral à Tokombéré, dans l’Extrême-Nord du Cameroun en 1981 alors que je menais moimême des recherches sociologiques dans la zone, je dois dire que mon expérience avec lui au Département de Sociologie et Anthropologie de Yaoundé I où il était alors Maître de Conférences, chargé de l’animation scientifique m’a beaucoup marqué. A la rentrée de l’année académique 1994-1995, le chef de notre Département, le regretté professeur Jean Mfoulou, lui confia la lourde tâche de refondre en les rénovant, tous les programmes d’enseignement de sociologie et d’anthropologie. Il me fit grandement honneur en m’associant à ce travail hautement académique et scientifique qui me permit de découvrir un homme d’une force de travail inépuisable et inimaginable. Nous avons abattu ce travail en moins de trois jours, allant parfois jusqu’au petit matin partant de certains après-midi. Dans les lignes qui suivent, je m’essaie à rendre hommage à cette sommité intellectuelle, académique et scientifique en tentant de synthétiser son œuvre prolixe et complexe dans la mesure où elle puise dans une pluridisciplinarité qui allie à la fois théologie, sociologie, anthropologie, histoire, démographie, politologie, économie, philosophie, littérature, art, etc. L’on comprend par là que c’est une tâche qui est loin d’être aisée, facile et simple. Mais, je trouve ce travail ardu passionnant, et surtout, enrichissant parce que Jean-Marc Ela a toujours été pour moi une grande lumière : il m’a été difficile de passer dix minutes avec lui sans rien apprendre de nouveau dans les domaines de la sociologie, de l’anthropologie, de la politologie, bref de la culture. Je suis convaincu que savant camerounais, africain ayant disparu à l’orée de ce 21è siècle, Jean-Marc Ela fait aujourd’hui figure de l’héritage intellectuel, culturel et scientifique africain tout comme Alioune Diop et Cheikh Anta Diop dont il se réclamait. Au-delà de son décès survenu à Van Couver au Canada le 26 décembre, 2008, il demeure à jamais une figure emblématique de la nouvelle pensée critique africaine qui ne cessera d’inquiéter, au sens philosophique du terme, les consciences du monde de tous bords. Rien ne m’étonnerait que son œuvre, comme celles de Kwamé Nkrumah, Cheikh Anta Diop et d’autres ancêtres et pionniers de la réflexion critique africaine, souffre d’une conspiration de silence qui serait alors un défi à relever par la jeune génération d’africains acquise à la nouvelle pensée critique de notre continent. Qui était Jean-Marc Ela ? « Bout d’homme » au regard étincelant, pénétrant et surtout intelligent, Ela était un homme complexe. Ceci d’autant plus qu’au plus fort de sa maladie, il confia ceci à l’un de ses proches : « on ne me connaît pas », une prévention contre les hagiographes de tous bords qui tenteraient de s’approprier et de récupérer sa personnalité après sa disparition. Ma préoccupation n’étant pas hagiographique, je peux dire que Ela était de cette race extrêmement simple, humble, mais totalement rigoureuse. Ce n’était pas l’homme qui faisait les choses à moitié ou qui aimait jouer à l’équilibriste : avec lui, ou c’était ça ou ce n’était pas ça. C’était un homme de principe et de conviction. Tout chez lui passait au crible d’une réflexion sans complaisance. Très engagé pour des bonnes causes, il écoutait et observait beaucoup, parlait très peu, prenait son temps pour suivre attentivement les autres sans distinction de rang, de statut ou de classe. Il n’était pas rare de le voir sillonner à pied les quartiers populaires, voire la ville même de Yaoundé. « Un sociologue doit toujours marcher à pied pour bien observer », me lâcha-t-il un jour de pluie. Très naturel, le matériel ne lui disait pas grand-chose comme on peut le voir chez la plupart d’autres abbés ou encore collègues universitaires : durant son séjour à l’Université Laval au Québec où il bénéficia pour un temps d’un statut de professeur invité, les étudiants ne le reconnaissaient que par ce petit nom : « l’africain qui porte le boubou ». Ela est né à Ebolowa le 27 septembre 1936 et a passé son enfance à Ngoa-Zip I, son village paternel, en pleine forêt équatoriale. C’est le voisin du village du romancier et ex-ministre Ferdinand Ôyônô, qui lui était de Ngoa-Zip II et du conseiller à la 8 présidence de Paul Biya, René Owona, tous deux aussi décédés aujourd’hui. Socialisé par cet environnement villageois, il devint jusqu’à la fin de son cycle primaire, un tendeur de pièges patenté. Il en tendait une vingtaine par jour. Plus jeune des neuf enfants qu’eurent son père et sa mère, il était issu d’un milieu familial riche. Son père était le produit de l’école française et le frère de ce dernier - son oncle - celui de l’école allemande. Les deux hommes avaient constamment les livres entre leurs mains ; tandis que son père aimait la littérature française dont il savourait les auteurs classiques, son oncle faisait de même des auteurs allemands. Ceci marqua profondément le jeune Ela qui, en 1946, quitta Ngoa-Zip pour aller s’installer dans la maison que son père a construite en ville, à Ebolowa. Passionné par l’école, son premier instituteur fut évidemment son père en ce temps de guerre où les denrées de première nécessité manquaient : le savon, le sel, le sucre étant devenus d’une extrême rareté. Ela a toujours eu en mémoire, les souvenirs des moments forts des années 1947. Il dit justement à propos : « Lorsque nous avons vécu au Cameroun, principalement au Sud du pays, l’époque passionnante de la lutte pour l’indépendance et que dans nos régions nous étions passionnément impliqués avec nos parents dans cette lutte. Tous petits à l’école primaire, nous nous permettions de chanter l’hymne national qui avait été interdit par les Français dans nos écoles, car le Cameroun avait son hymne dès 1933 : « Ô Cameroun berceau de nos ancêtres, etc. ». Cet hymne composé par des jeunes d’une école protestante dans notre région, était devenu le symbole de notre patrimoine culturel et historique et faisait partie de notre mémoire. Ces luttes pour la libération constituent une tradition d’indocilité et de résistance qui a marqué mon imaginaire […]. Quand je m’engage pour un certain nombre de choses, je me demande si cette mémoire des luttes ne s’est pas réactualisée, d’une certaine manière, à travers mes différents itinéraires. « Qui suis-je ?... Une conscience aiguë de ce que représente la situation de nos sociétés et venant d’une famille où l’on n’a jamais partagé passivement, les 9 injustices, les humiliations, le mépris et la domination, je me considère un peu comme l’héritier de ces cultures de résistance ».1 Après des études primaires commencées dans la ville d’Ebolowa en 1946, pratiquement à la fin de la deuxième guerre mondiale dont Jean-Marc Ela dit n’avoir jamais connu les causes à l’époque, il obtint son certificat d’études en 1951 et s’en alla à Edéa, en Sanaga Maritime où il fut admis à un petit séminaire sous la direction d’un religieux, un père franco-suisse, après avoir réussi à l’examen d’entrée passé à Ebolowa. Quelque temps après, il revint dans un petit village situé à 60 km de Yaoundé, dans l’actuelle Région du Centre du Cameroun appelé Akono où dans un autre petit séminaire - celui de Mvaa - tenu par des religieux français, il passa son cycle secondaire jusqu’en classe de terminale. Le jeune Ela y vécut comme boy chez les prêtres catholiques ; c’est-à-dire ce garçon qui dresse le lit du prêtre, fait la propreté dans sa chambre, vide son pot de nuit, apporte de l’eau pour sa toilette, cire ses chaussures, bref ce garçon à tout faire…S’il reconnaît qu’une telle expérience lui a permis d’acquérir une rigueur morale, il dit avoir compris également que ces gens - les prêtres - tant craints par la société sont aussi bien sales : « En étant boy, j’ai découvert l’aspect caché de cet univers, Les ombres qu’on ne soupçonnait pas ».2 Après son baccalauréat Série A (Lettres), Ela fut admis, cette fois-ci, au grand séminaire d’Otélé d’où, après un voyage par bateau, arriva en France pour continuer ses études supérieures. Si au petit séminaire d’Akono, le jeune camerounais fut marqué par deux enseignants dont l’un positivement et dispensant les cours 1 Durant son séjour à Hull, près d’Ottawa, sur les chemins de son exil au Canada en août 1995, Jean-Marc Ela a réalisé des entretiens avec le sociologue togolais Yao Assogba, les données de cette courte biographie sont largement tirées de ces derniers. Voir, Yao Assogba : Jean- Marc Ela : le sociologue et théologien africain en boubou, Paris, L’Harmattan, 1999, 107 p. p : 26 2 Yao Assogba : op. cit. p : 31 10 de littérature, « extrêmement brillant » pour lui, et l’autre négativement, un mathématicien missionnaire français passant son temps à insulter les jeunes séminaristes « fils de chiens, race d’esclaves »,3 à l’Université de Strasbourg, où il étudia d’abord en France, Ela découvrit alors des grands professeurs à l’instar d’Henri Lefebvre, philosophe et sociologue, qui lui apprit en sociologie urbaine à découvrir le phénomène urbain à partir de la rue, les monuments, les spectacles et les signes qu’il offre, ses langages, ses pratiques, ses luttes, les rapports sociaux qu’il traverse et condense. En outre, il l’initia à la critique de la vie quotidienne à travers la banalité, ponctuant que « l’homme est un être de chaque jour ». La quotidienneté depuis lors devint pour lui, l’espace par excellence où il apprit à découvrir la vie sociale.4 Les deux autres grands maîtres l’ayant marqué à Strasbourg étaient l’épistémologue Georges Gusdorf, spécialiste en France de l’histoire des sciences humaines et sociales, et lui ayant fait découvrir que l’interdisciplinarité est fondamentalement une loi de la recherche en sciences sociales et humaines. Ela n’oublie pas son séminaire de 1967 et 1968 relatif à « l’impensé du discours » et auquel il participa en qualité d’étudiant doctorant aux côtés d’éminents sociologues, linguistes, philosophes, psychologues. L’autre grande figure fut Abraham Moles, psychosociologue et mathématicien qui initiait une sociologie de l’ordinaire ayant pour objets : les feux rouges, le téléphone, la prise de l’ascenseur, bref les objets quotidiens comme une espèce de miroir de la société.5 Ela a obtenu à Strasbourg une licence en sciences sociales et en théologie, et a soutenu sa thèse de Doctorat d’État en théologie sur le réformateur allemand, Martin Luther, Docteur en théologie en 1512 et Professeur à l’Université Wittenberg en 1513. Cet homme « atypique » a mené une vie de prière et d’ascèse et était radicalement engagé dans la recherche théologique. Cette thèse, Transcendance de Dieu et existence humaine selon Luther. Essai d’introduction à la logique d’une théologie, fut la toute première présentée et soutenue par un Africain en théologie dans la ville de Strasbourg et fut primée par l’Académie de la même ville en 1969. 3 4 5 Yao Assogba : ibid. Yao Assogba : op. cit. pp : 34-35 Yao Assogba : op. cit. p : 35 11 Rentré au Cameroun la même année, Ela commença à travailler dans les villages « kirdi » de l’Extrême-Nord. C’est de là que lui vint l’idée de préparer, sous la direction du professeur LouisVincent Thomas, une thèse de Doctorat 3è cycle en sociologie qu’il soutint effectivement à l’Université René Descartes, Paris VSorbonne en 1978.6 Plus tard, il retourna à Strasbourg pour soutenir une thèse en vue de l’obtention de l’Habilitation à Diriger les Recherche (HDR) en sociologie sous la supervision du Professeur Suzie Guth, sociologue et anthropologue au Centre de Recherche Interdisciplinaire (CERI) de l’Université Marc Bloch (Strasbourg II). Ela était également titulaire d’un Doctorat 3è cycle en anthropologie sociale et culturelle, thèse qui a dû l’amener à élaborer une réflexion sur l’épistémologie anthropologique. Théologien, sociologue, anthropologue, Ela avait ainsi une triple formation universitaire qui certainement l’a rendu si prolixe, pertinent et percutant dans la pensée sociale. Auteur de plus de vingt ouvrages dont quelques uns seulement sont pris en compte dans ce travail et plusieurs articles publiés dans des revues scientifiques de haut niveau, il fut également collaborateur à plusieurs ouvrages collectifs. Son savoir encyclopédique en faisait un érudit. Il a été ordonné prêtre en recevant l’onction sacerdotale des mains de Monseigneur Pierre Célestin Nkou assisté de Monseigneur Paul Etoga, Evêque de Mbalmayo, Monseigneur Thomas Mongo, Évêque de Douala et du Pro-Nonce Apostolique de l’époque, le 05 juillet 1964 à l’Église Saints Anne et Joachin d’Abang, un quartier d’Ebolowa, à côté de laquelle il repose pour l’Éternité aujourd’hui. Il a obtenu le prix du livre d’Or de Radio France Internationale (RFI). De 1995 à 2008, année de sa disparition, Ela a vécu en exil au Canada. Il y a pris part à des activités d’enseignement et de recherche dans trois Universités : l’Université Laval, l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et l’Université de Montréal. Il a 6 Voir, Jean-Marc Etoa : Structures sociales traditionnelles et changements économiques chez les montagnards du Nord-Cameroun. (L’exemple de Tokombéré), Thèse de Doctorat 3è cycle sous la direction de Louis-Vincent Thomas, Université Paris V, René Descartes, Sciences Humaines-Sorbonne, juin, 1978, 357p. 12 enseigné comme professeur invité au Centre International de Formation et de Recherche en Population et Développement de l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve (Lumen Vitae), en Belgique, à l’Université de Hambourg en Allemagne, à l’Institut Universitaire d’Etudes pour le Développement (IUED) de Genève, en Suisse, à l’INSEA de Rabat, au Maroc, dans le cadre du Programme Global de Formation en Population et Développement Durable du Fonds des Nations Unies pour la Population (FUNAP), à l’Université Laval et à l’Université du Québec à Montréal, au Canada. Il fut promu Docteur Honoris Causa à l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve. Membre de l’Association Œcuménique des Théologiens Africains (AOTA) et de la Conférence Internationale de Sociologie des Religions (CISR), il a dirigé en 1997, le Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences Sociales en Afrique (CODESRIA), à Dakar au Sénégal, sur le thème Gouvernance démocratique et économie politique des conflits en Afrique et a effectué plusieurs missions en Europe et en Afrique. Pour en savoir plus sur son exil funeste, je renvoie le lecteur à ses entretiens réalisés à Hull avec le professeur Assogba dont j’ai déjà parlé plus haut. Cependant, le moins que je puisse dire est que je me suis rendu chez lui à « Total Melen » son quartier de Yaoundé quelques jours avant le fameux 06 août 1995, jour qu’il quitta le Cameroun. Il me laissa un petit billet pour aller boire une petite bière « 33 » et me recommanda : « Garde bien mes étudiants, je vais à un colloque au Canada… ». Il m’avait toisé d’un regard pénétrant qui laissait en l’air, quelque chose de soupçonnable que je ne pus alors réaliser à l’instant même. Et quelques semaines après, comme la plupart des collègues, j’appris que M. l’Abbé Jean-Marc Ela avait finalement demandé au gouvernement canadien de lui accorder le statut d’un exilé. Je savais que depuis quelques années, les religieux catholiques étaient la cible d’un certain nombre d’assassinats jusqu’ici non clarifiés au Cameroun et que Jean-Marc était sérieusement menacé par des lettres anonymes de promesse de mort, qu’il était sérieusement touché, voire meurtri en ce moment précis par l’assassinat effroyable, quasi mystique du Révérend Père Engelbert Mveng qui fut inhumé sans son cerveau, sans tête ! Surtout après l’exil de Célestin Monga et de certains journalistes « anglophones », Eric Tchindjé, Tenfack Ofégué, etc, 13 les rapports entre l’indocilité, l’insoumission et le pouvoir s’étaient sérieusement dégradés au début des années 1990 considérées dans l’histoire récente du Cameroun comme les années de braises… Il va donc sans dire que la tradition d’insécurité que le pouvoir a toujours imposée à ceux qui pensent autrement explique pour beaucoup les causes de l’exil de Jean-Marc Ela. Les relations entre le pouvoir et les intellectuels insoumis, non obéissants se soldent toujours dans l’Afrique actuelle par la persécution, les turbulences, l’exil et la mort précoce des seconds. Car, je peux dire qu’à peine dépassé soixante-dix ans, Ela n’était pas vieux !... En ce qui me concerne, au-delà d’une eschatologie individuelle de Jean-Marc Ela, je tente ici de réhabiliter son discours sociologique. Car, il en avait plusieurs : théologique, anthropologique, politique, etc, même s’il est parfois très difficile de les séparer. C’est donc Ela le sociologue qui est au centre de ce petit ouvrage. D’ores et déjà, je dois dire en toute humilité que je ne peux pas parler exhaustivement de lui. Pour un auteur d’une œuvre aussi abondante, j’ai préféré choisir méthodologiquement les travaux relatifs à la sociologie. Il est vrai qu’avec cet auteur, l’on ferait mieux de parler des sociologies ; son œuvre configure effectivement les champs classiques de la sociologie : sociologie rurale, sociologie urbaine, sociologie politique, sociologie religieuse, sociologie de la connaissance, etc, et les champs modernes relevant de sa propre « imagination sociologique » comme la sociologie de l’innovation, la sociologie des turbulences, la sociologie de la débrouille, la sociologie des privatisations liée aux problèmes de l’entreprenariat en Afrique, la sociologie des techniques de la reproduction relative aux problèmes de l‘accroissement démographique en Afrique, etc. Cependant, pour un travail qui se veut synthétique et qui se situe aux antipodes d’un traité de sociologie, je ne parlerai pas de ces champs sociologiques en tant que tels dans l’œuvre qui m’intéresse. Je tenterai de les saisir de façon synoptique sous d’autres vocables, selon les thèmes qui me paraissent fondamentaux chez l’éminent sociologue. Ce travail se divise en trois parties qui me semblent incontournables : une sociologie de la théologie africaine, une sociologie du « monde d’en bas », et une sociologie de la production scientifique en Afrique. 14 Une sociologie de la théologie africaine. Chez Ela, théologie et sociologie n’ont pas de frontières étanches. Ses terrains de recherche (Extrême-Nord du Cameroun, quartiers populaires et autres espaces d’observation) configurent à la fois ses pratiques théologiques (sa « théologie sous l’arbre ») et sociologiques, voire anthropologiques (ses enquêtes d’investigation socioanthropologiques par exemple). Même les niveaux problématiques, thématiques, et épistémologiques renvoient également à des espaces intellectuels gigognes (sa repensée de la théologie africaine, des sciences sociales en Afrique, sa remise en cause de la science occidentale, ses réflexions sur la libération de l’homme africain, etc.). Qu’on ne dise pas que je sacrifie sa pensée théologique à l’autel d’un sociologisme avéré. Non. Je lui reconnais, certes, une pensée théologique spécifique dans laquelle la libération du noir africain, tout d’ailleurs comme dans sa pensée sociologique, est au centre. C’est tout simplement que, comme le remarque Yao Assogba, la sociologie et la théologie « élaniennes » sont inextricablement liées aux questions relatives au développement, voire au changement social.7 Ceci s’explique davantage par la formation théologique ouverte à la pluridisciplinarité que Jean-Marc lui-même dit avoir reçue : « J’étais formé à Strasbourg dans un climat de liberté où la théologie était d’abord une science et non la récitation du catéchisme. On ne répétait pas le dogme chrétien, mais on s’efforçait réellement de soumettre à un mode de rationalité questionnante les réalités de la foi en faisant appel à de nombreuses sciences comme l’histoire, l’archéologie, la philosophie, les sciences du langage ou l’histoire des religions ».8 A regarder plus profondément tout ceci, l’on peut dégager audelà d’une théologie de la libération9 africaine que l’auteur appelle 7 Yao Assogba : op. cit. p : 102 Yao Assogba : op. cit. p : 36 9 S’agissant de la théologie de la libération permettant de comprendre l’œuvre de Jean-Marc Ela, même si ce dernier en fit très peu allusion, lire Gustavo Gutiérrez : Théologie de la libération. Perspectives, (traduit de 8 15 de ses propres vœux, une sociologie religieuse qui, en fait, est une véritable sociologie de la théologie africaine. La réflexion théologique se nourrit ici des données critiques historiques, anthropologiques, économiques, politiques, sociologiques, etc, africaines qui prennent le pas sur la théologie comme analyse de la foi en Dieu, de manière méthodique, partant des données de la révélation chrétienne. Si Ela parle de Dieu tel qu’il s’est révélé en Israël - le Dieu de la Révélation -, c’est au vu d’un phénomène sociologique vécu par le peuple d’Israël et connu aussi par le peuple noir africain : l’esclavage. Dès lors, non seulement qu’il propose une lecture africaine de l’Exode, mais aussi pour lui, dire Dieu en terre africaine ne saurait se passer d’une réflexion approfondie sur l’esclavage et la colonisation vécus par l’homme noir. L’Église en Afrique doit par conséquent, à l’instar du Dieu de l’Exode, prendre position pour les esclaves, les pauvres et les opprimés. Car, contrairement au Dieu présenté par les missionnaires chrétiens, amorphe et passif devant les situations d’injustice, d’inégalité et d’oppression dans lesquelles se trouvent les africains, le Dieu de l’Exode est plutôt le Dieu de l’action : c’est le Dieu qui libère… Partant ainsi d’un contexte sociologique et historique africain, Ela élabore une herméneutique de la théologie africaine ayant pour moi la valeur d’une sociologie théologique. Fortement armé des supports, instruments et outils sociologiques, il interroge les pratiques chrétiennes dans leurs rapports à l’homme africain tant il faut dire que la religion a une multitude de fonctions dont les fonctions humaines, celles liées aux besoins de sécurité, de communauté, de bonne conscience, d’exaltation, bref des besoins fondamentalement sociaux. Mais il s’aperçoit que ces pratiques religieuses chrétiennes véhiculent plutôt la dépendance, la tyrannie des clercs et plusieurs autres mécanismes de domination et d’asservissement de l’homme noir dans les Églises d’Afrique. La sociologie de la théologie apparaît dans plusieurs ouvrages, mais j’en retiens notamment cinq.10 l’espagnol par François Malley O. P.), Washington, Bruxelles, Paris, Editions Lumen Vitae, 1974, 343p. 10 A propos de ce que la religion peut apporter à l’homme par ses fonctions et besoins évoqués, voir Jean Baechler : « La religion », Raymond Boudon (ed.) : Traité de sociologie, Paris, PUF, 1992, 575p, 16 Une sociologie du « monde d’en bas ». Elle voudrait d’abord savoir qu’est-ce que le « monde d’en bas ». S’il s’avère que celui-ci se constitue de petites gens (paysans, jeunes, femmes, débrouillards, bricoleurs, etc.), il est alors intéressant de voir comment se perçoit le problème de leur marginalisation sociale, notamment, celle des paysans, des jeunes et des femmes. Ce niveau de ma réflexion traite également des questions de développement dont le « monde d’en bas » est le seul véritable porteur de solutions et des lieux de l’afro-renaissance, concept cher à Ela. Pour cette partie, douze ouvrages servent de références.11 pp : 423-458, p : 428 ; et pour les cinq ouvrages retenus voir, Jean-Marc Ela : Le cri de L’homme Africain. Questions aux chrétiens et aux Églises d’Afrique, Paris, L’Harmattan, 1980, 173p, Voici le temps des héritiers. Églises africaines et voies nouvelles (en collaboration avec René Luneau), Paris, Karthala, 1981, 269p, Ma foi d’Africain, Paris, Karthala, 1985, 224p, Le message de Jean-Baptiste. De la conversion à la réforme dans les Églises africaines, Yaoundé, CLE, 1992, 70p, Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, Paris, Karthala, 2003, 447p. Je signale deux ouvrages qui ne rentrent pas dans mes analyses, Jean-Marc Ela : De l’assistance à la libération. Les tâches actuelles de l’Église en milieu africain, Paris, Centre Lebret, 1981, Les Églises face à la mondialisation. Quatre réflexions théologiques, Bruxelles, Commission Justice et Paix, 2000. 11 Jean-Marc Ela : La plume et la pioche. Réflexion sur l’enseignement et la société dans le développement de l’Afrique Noire, Yaoundé, CLE, 1971, L’Afrique des Villages, Paris, Karthala, 1982, 228p, La ville en Afrique Noire, Paris, Karthala, 1983, 219p, Quand l’État pénètre en brousse…Les ripostes paysannes à la crise, Paris, Karthala, 1990, 268p, Ma foi d’Africain, op. cit. Afrique. L’irruption des pauvres. Société contre ingérence, pouvoir et argent, Paris, L’Harmattan, 1994, 266p, Restituer l’histoire aux sociétés africaines. Promouvoir les sciences sociales en Afrique Noire, Paris, L’Harmattan, 1994, 144p, Innovations sociales et renaissance de l’Afrique Noire. Les défis du « monde d’en bas », Paris, L’Harmattan, 1998, 426p, Guide pédagogique de formation à la recherche pour le développement en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2001, 81p, Fécondité et migrations africaines : les nouveaux enjeux (en collaboration avec Anne-Sidonie Zoa), Paris, L’Harmattan, 2006, 356p, Travail et entreprise en Afrique. Les fondements sociaux de la réussite économique, Paris, Karthala, 2006, 318p, L’Afrique à l’ère du savoir : science, société et pouvoir, Paris, L’Harmattan, 2006, 410p. 17 Une sociologie de la production scientifique en Afrique. C’est une véritable sociologie de la connaissance, et surtout de la connaissance de l’Afrique noire. Elle intègre les questions d’ordre épistémologique, les nouvelles problématiques qui devraient désormais alimenter la recherche scientifique africaine, les obstacles qui entravent la production scientifique en Afrique noire. Sept ouvrages permettent de comprendre cette dernière partie.12 Ce travail n’est pas indifférent à une problématique de recherche qui m’est personnellement chère à l’heure actuelle : le social dans les questions de développement et de société en Afrique noire. Je tente, par conséquent, d’établir un lien entre l’œuvre d’Ela et cette problématique telle que présentée dans mon récent livre, Le social et le développement en Afrique.13 C’est ce que j’entends par les voies du social. Ce second titre signifie qu’il s’agit de voir dans l’œuvre analysée, tous les éléments (problématiques, thématiques, concepts, méthodologie, etc.) susceptibles de conduire à une analyse du social. En d’autres termes, il est question d’explorer la richesse d’une œuvre en montrant une de ses ouvertures à une problématique nouvelle qui est pour moi celle du social africain tel que je l’entends dans mes préoccupations actuelles de recherche.14 12 Jean-Marc Ela : Restituer l’histoire aux sociétés africaines, op. cit. Cheikh Anta Diop ou l’honneur de penser, Paris, L’Harmattan, 1989, 142p, Innovations sociales et renaissance de l’Afrique Noire, op. cit. Guide pédagogique de formation à la recherche pour le développement en Afrique, op. cit. L’Afrique à l’ère du savoir, op. cit. Les cultures africaines dans le champ de la rationalité scientifique, Livre II, Paris, L’Harmattan, 2007, 210p, La recherche africaine face à l’excellence scientifique, Livre III, Paris, L’Harmattan, 2007, 201p. 13 Paris, L’Harmattan, 2009, 267p. 14 Motaze Akam : Le social et le développement en Afrique, op. cit. 18 I - UNE SOCIOLOGIE DE LA THEOLOGIE AFRICAINE La sociologie de la théologie africaine peut avoir trois articulations chez Jean-Marc Ela : rites religieux du christianisme et dépendance de l’homme africain : l’eucharistie, Dieu est celui de la libération des esclaves, des opprimés, des pauvres et des miséreux, pour un Évangile de résistance et de libération des peuples africains. a) - Rites religieux du christianisme et dépendance de l’homme africain : l’eucharistie Comment comprendre ici, la problématique d’une sociologie de la théologie africaine? Une telle question met au centre de la réflexion, la religion chrétienne et ses rites tels qu’ils ont été enseignés et transmis à l’homme africain par les missionnaires. Car, il ne faut pas perdre de vue que le christianisme est une secte résultant du judaïsme en termes de groupe dissident suivant, au plan idéologique, la voie d’un maître au sein des religions, voire des églises déjà instituées. Le christianisme est donc inséparable de la subversion, mais une subversion qui met au centre, la libération de l’homme. C’est pour cela qu’il y a eu des martyrs durant les luttes pro-chrétiennes. A ce propos, il suffit de penser seulement à Jean-Baptiste dont la tête fut décapitée et amenée dans un plateau au grand roi, selon la demande de sa femme adultérée, à la crucifixion de Jésus-Christ, aux emprisonnements de l’apôtre Paul lors de ses voyages en Asie Mineure pour dire l’Évangile. Il disait Dieu. Il disait la vérité. Si l’Évangile est le socle de base de la doctrine chrétienne, lui-même est aussi forcément subversif : « Pour amener le christianisme à accepter la confrontation avec les situations de servitude et d’oppression, une réforme profonde doit être entreprise au sein des Églises d’Afrique. […] Nous devons démasquer toutes les formes de compromission, de complicité et de soumission à l’égard des tyrans sanguinaires et des pouvoirs oppressifs».15 La problématique d’une sociologie théologique africaine s’élucide dès lors. Elle consiste en une socioanalyse de la manière dont la religion chrétienne a été diffusée en Afrique noire, notamment, il est plus question de ses impacts sur l’homme africain situé dans un contexte historique précis : celui de l’asservissement, de la colonisation, de la pauvreté et de la misère. Car, l’Évangile et le christianisme doivent entièrement assumer l’homme, et surtout, l’homme africain en garantissant sa libération totale. La foi est le regard que Dieu voudrait que l’individu porte sur sa situation dans le monde. Aussi Ela est-il partisan d’une théologie qui se conçoit à partir des luttes que mènent les peuples noirs pour empêcher le monde de sombrer dans le chaos. D’où son rêve « D’une « théologie sous l’arbre », qui s’élaborerait dans le coude à coude fraternel, là où des chrétiens partagent le sort d’un peuple paysan qui cherche à prendre en main la responsabilité de son devenir et la transformation de ses conditions d’existence ».16 Besoin n’est plus de revenir sur l’expansion de la religion chrétienne en Afrique noire au 19è siècle. Les ambiguïtés ayant été à la base de ce mouvement sont profondément analysées.17 Ce qui m’intéresse, ce sont les conséquences qui ont résulté de la manière dont Dieu a été dit aux noirs africains à travers la religion chrétienne ; comment ces conséquences ont façonné une 15 Jean-Marc Ela : Le message de Jean-Baptiste, op. cit. p : 66 Jean-Marc Ela : Ma foi d’Africain, op. cit. p : 216 17 Jean-Marc Ela : Le cri de l’homme africain, op. cit. Lire utilement : « les ambiguïtés de la mission : le cas africain », pp : 18-39 16 20