Deux cents pièces vues
chaque année
Nos souhaits n’étaient pas toujours
exaucés. A l’instar du Parlement en régime
présidenel, nous n’éons pas les maîtres
de l’ordre du jour. Impossible de faire le tri
entre les textes, les auteurs, les distribuons
que nous allions voir et écouter. Tout était
imposé. Le menu avait été composé, il y a plus
ou moins longtemps, par Brecht, Marivaux
ou Pinter, Chéreau, Planchon et Vitez, Nadia
Strancar, Jean-Luc Bouté et Mona Her. Il
n’était pas jusqu’aux lieux dont les choix
ne correspondaient pas à nos voeux. Nous
aimions les théâtres à l’italienne, ceux du
Boulevard et du Vaudeville, tout tendus de
rouge et d’or, rassurants, opulents, et nous
nous retrouvions par un froid de gueux dans
des gares, des usines et des cartoucheries
désaectées. Au l de ces pérégrinaons,
bon an, mal an, notamment pendant les
vacances et les week-ends, nous assisons
cent fois à la même pièce jouée chaque
soir par notre mère, déchirant les ckets ou
servant au bar, et aux cent pièces diérentes
jugées chaque soir par notre père. Cinq ou
six «Dom Juan», deux ou trois «Roi Lear»,
c’était notre ordinaire. Je passe pour la
forme les débats, les colloques, les émissions
y compris «le masque et la plume» où l’un
ou l’autre répétait ce que nous avions déjà
entendu à table, sur un mode plus ou moins
conictuel. Théâtre, man, midi et soir,
seven days a week, ce n’était pas un camp
à régime sévère. Pourtant, à la queson
«combien de fois vos parents vous ont-ils
emmenés au théâtre cee année ?», nous
avions pris l’habitude de menr, car, pour
avoir lui répondu imprudemment «150 à 200
fois», mon professeur de Français m’avait
fait copier sur des pages et des pages «je
ne me rends pas intéressant auprès de mes
pets camarades en racontant n’importe
quoi».
Vérités et mensonges
Bien des expériences peuvent être le
catalyseur d’une adolescence. Le sport, les
video games, la moto, les boîtes de nuit, les
diplômes, que sais-je encore ? La mienne
fût celle du théâtre. Sans en jouer. Sans en
écrire. C’est ainsi. La raison est simple. Le
théâtre est une chance. Le théâtre est une
force. Le théâtre est un rêve. Le miracle
qu’il propose est le plus singulier qui soit.
Numérique ou de papier, le livre reste un
objet rectangulaire sans grâce véritable.
Un tableau, une sculpture, aussi évocateurs
soient-ils, une performance, une installaon,
aussi sophisquées soient-elles, sont des
oeuvres nies. Le théâtre, dépassant le texte
et la mise en scène, est la vie, sa vérité et ses
mensonges, le changement, la diversité et
l’aléatoire. Chaque soir le même et chaque
soir diérent. Dans une même pièce, à un
même instant (“Qu’en un lieu, en un jour,
un seul fait accompli, enne jusqu’à la n
le théâtre rempli” serinait-on au collège
citant la règle des trois unités de Boileau),
un auteur, des acteurs et des spectateurs
se retrouvent. Ils communient ; Egypens,
grecs et romains avaient même associé
ce moment étonnant aux mystères de la
religion. Il arrivait que des fumées propices
libèrent les esprits et leur fassent franchir les
fronères de la percepon.
Un théâtre pour nos enfants
Soir après soir, chacune de ces rencontres
est unique, physique, chimique. Les
comédiens sont là. On entend leur voix. On
perçoit leur soue. On sent leur fague ou
leur joie. Leur sang palpite. Leur peau pâlit
ou s’enamme. Leur chair est la nôtre là sur
la scène à quelques mètres de nous. Ce sont
des femmes et des hommes comme nous.
Et pourtant, lorsque le noir se fait, ils nous
emmènent vers des pays lointains. L’évasion.
Ne serait-ce que pour cela, par respect,
comme ma mère me l’a appris, lorsque le
rideau tombe, je connue d’applaudir la
plus pitoyable des daubes pour peu que les
trois coups du brigadier aient reten, car
c’est toujours un travail qu’il faut saluer, une
prise de risque, un danger. Cee émoon, je
l’ai ressene. De manière privilégiée. Parce
qu’elle vous emporte vers le meilleur, vers
ce qui est plus complexe et plus intéressant,
vers ce qui aide et permet de se dépasser,
je suis heureux que le Théâtre à Val-de-
Reuil, par les moyens qui lui sont donnés,
soit accessible à chaque habitant, à chaque
enfant et que sur la route des falaises passe
en brinquebalant le chariot de Thespis.
Même par intermience, je ne connais pas
de véhicules qui fonconnent aussi bien aux
énergies renouvelables.
ÉDITORIAL