, « L'Etoile de la rédemption de Franz Rosenzweig» Collection Allemagne d'hier et d'aujourd'hui dirigée par Thierry FeraI L'Histoire de l'Allemagne, bien qu'indissociable de celle de la France et de l'Europe, possède des facettes encore relativement méconnues. Le propos de cette nouvelle collection est d'en rendre compte. Constituée de volumes réduits et facilement abordables pour un large public, elle est néanmoins le fruit de travaux de chercheurs d'horizons très variés, tant par leur discipline, que leur culture ou leur âge. Derrière ces pages, centrées sur le passé comme sur le présent, le lecteur soucieux de l'avenir trouvera motivation à une salutaire réflexion. Déjà parus Thierry FERAL, Justice et nazisme, 1997. Thierry FERAL, Le national-socialisme. Vocabulaire et chronologie, 1998. Thierry FERAL, Henri BRUNSWIC, Anne HENRY, Médecine et nazisme, 1998. Thierry FERAL, Culture et dégénérescence en Allemagne, 1999. Élise JULIEN, Les rapportsfranco-allemands à Berlin, 1945-1961, 1999. François LABBÉ, Anarcharsis Cloots. Le Prussienfrancophile, 1999. Christoph-Martin WIELAND, Les Abdéritains (traduction de Jean DEMÉLIER),2000. Herma BOUVIER, Claude GERAUD, Napola. Les écoles d'élites du troisième Reich, 2000. Doris BENSIMON, Adolph DONATH, Parcours d'un intellectuel juif germanophone, 2000. Christiane KOHSER-SPOHN, Mouvement étudiant et critique du fascisme en Allemagne dans les années soixante, 2000. Friedrich SPEE VON LANGENFELD, Allemagne 1631 : un confesseur de sorcières parle. Cautio crimina/is (traduction et présentation d'Olivier MAUREL),2000. Daniel COHEN, Lettre à une amie allemande, 2000. (Ç) L'Harmattan, 2000 ISBN: 2-7384-9252-5 Pierre Masset , «L'Etoile de la rédemption de Franz Rosenzweig» Les rapports du judaïsme et du christianisme L'Harmattan 5-7, rue de l'Ecole-Polytechnique 75005 Paris - FRANCE L'Harmattan Inc 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - Canada H2Y lK9 Ouvrages déjà publiés par l'auteur: La Dialectique de la conscience chez Jacques Paliard P.U.F. 1958 La Pensée de Herbert Marcuse Privat 1969 - traduit en espagnol Les 50 mots-clés du Marxisme Privat 1970 - traduit en espagnol, italien, portugais, japonais Comment croire? La foi et la philosophie moderne. Le Centurion 1973 - traduit en italien Le marxisme dans la conscience moderne. Resma-Centurion 1974 - traduit en espagnol et italien L'Empereur Mao. Essai sur le maoïsme Lethielleux 1979 Prix Broquette-Gonin de l'Académie française 1982 L'Intériorité retrouvée. La philosophie spirituelle d'Aimé Forest. Téqui 1989 INTRODUCTION Franz Rosenzweig n'est pas encore très connu du public français. L'Etoile de la Rédemption, son œuvre maîtresse, date pourtant de 1921. Mais l'avènement du nazisme et la seconde guerre mondiale qui s'ensuivit ont fortement nui à sa diffusion. L'ouvrage n'a été traduit en français qu'en 1982. Or la pensée de Rosenzweig mérite d'être connue. Elle occupe une place bien à part dans l'histoire de la pensée philosophique, ainsi que dans la question des rapports du judaïsme et du christianisme. Franz Rosenzweig, philosophe juif allemand, né à Cassel le 25 décembre 1886, d'une famille bourgeoise émancipée, ne connut guère du judaïsme en ses années d'enfance et de jeunesse que quelques rites dépourvus de sens et de vie. Mais à l'époque de ses études universitaires, à Berlin d'abord puis à Fribourg, il se trouva qu'un fort mouvement de conversion au christianisme traversa les milieux intellectuels juifs. C'est ainsi que deux de ses cousins, Hans et Rudolf Ehrenberg, s'étaient convertis au christianisme, ainsi que son ami le juriste Eugen Rosenstock, devenu chrétien militant. Et bien d'autres parmi ses amis et relations. Pour sa part, Franz Rosenzweig, sous l'influence de penseurs que ses études de philosophie et d'histoire, à Fribourg, lui avaient rendus familiers Kant, Hegel et l'idéalisme allemand, Nietzsche - en était venu à professer une sorte de relativisme, voire de scepticisme, selon lequel il n'est de vérité que subjective. Comme ses amis, Rosenzweig fut atteint par le réveil religieux juif orienté vers le christianisme, dont nous venons de parler. Peu à peu, en ces années 1908-1913, il se rapprochait du christianisme. Rosenstock le convertit même intérieurement, au terme d'une discussion passionnée, en juillet 1913, à Leipzig (1) Dès lors il était bien décidé à embrasser le christianisme, seule manière, lui semblait-il, de satisfaire son sentiment religieux. Il voulait cependant assister auparavant une bonne fois à l'office du Yom Kippour dans une synagogue authentiquement juive orthodoxe. C'est alors qu'il se convertit.. .mais au judaïsme; « Je reste Juif », écrivait-il à Rudolf Ehrenberg. Que s'était-il donc passé, chez ce Juif profondément as(1) Voir: « Système et Révélation », Stéphane Mosès (Seuil, 1982), p.2. 9 similé à la culture allemande, pour que, selon les termes d'Emmanuel Lévinas (1), il « retrouve, sur le point de se convertir au christianisme, le sens et les sources du judaïsme et leur reste passionnément fidèle sans jamais oublier son approche du christianisme ». Le livre qu'il écrivit quelques années après devrait nous aider à répondre à cette question. L'Etoile de la Rédemption, tel est le titre du livre: Der Stern der Erlosung. C'est dans les tranchées des Balkans, en pleine guerre, plus précisément entre 1916 et 1918, que Rosenzweig en conçut l'idée. Le projet prit corps peu à peu. Le projet d'un livre qui, pensé à la lumière de la philosophie allemande, qu'il connaissait bien, et de l'expérience religieuse juive, qu'il était en train de découvrir - et tout cela sur la toile de fond de la violence et de la guerre - lui permettrait d'exposer en forme de système sa philosophie générale, sa conception du monde, et aussi en même temps la dialectique du judaïsme et du christianisme, telle qu'il la concevait, et leur rôle respectif dans le destin des peuples. La guerre finie, le livre longuement mûri fut rédigé en quelques mois. Il parut en 1921. Il eut peu d'audience. L'année suivante, Rosenzweig fut atteint d'une sclérose latérale amyotrophique qui le priva de l'usage de la parole et évolua progressivement jusqu'à la paralysie quasi totale. Il continua cependant à travailler intellectuellement et entreprit avec Martin Buber la traduction de la Bible en allemand. Il mourut en décembre 1929, à l'âge de quarante-trois ans. L'arrivée du nazisme, quatre ans plus tard, puis la seconde guerre mondiale et la disparition du judaïsme allemand firent tomber sur le livre de Rosenzweig une lourde chape de silence. Après la guerre, en Israël d'abord, puis en Europe, on revint à l'étude de sa pensée. En France, ce fut le fait d'auteurs comme André Neher, Derczansky et surtout Lévinas. Mais L'Etoile de la Rédemption ne parut en traduction française qu'en 1982, aux Editions du Seuil. La même année, les éditions du Seuil ont publié un ouvrage de Stéphane Mosès qui, sous le titre «Système et Révélation », constitue un excellent exposé de la philosophie de (l)ibidem, Préface de Lévinas, p.11 10 Franz Rosenzweig (1). L'Etoile de la Rédemption, est une œuvre difficile. Un peu lourde avec ses cinq cents pages. Difficile à la fois par l'originalité de la pensée, qui met en question la pensée philosophique traditionnelle, et d'autre part par le mode de composition et par le style, où les influences du romantisme allemand, et même de la Kabale, ne manquent pas de dérouter le lecteur non averti. Pourtant L'Etoile est une œuvre importante pour le philosophe, tant du point de vue des principes méthodologiques de la philosophie que du point de vue des rapports de la raison et de la foi (de la philosophie et de la théologie), ainsi que des rapports du judaïsme et du christianisme. Dans la première section du présent ouvrage, j'exposerai succinctement et aussi clairement que possible la philosophie de Rosenzweig. Ce sera la partie la plus abstraite. Je suivrai pas à pas et de très près le texte même de L'Etoile, élaguant au besoin, pour ne retenir que l'essentiel, dégager la charpente et les lignes de force de l'argumentation. La deuxième section sera consacrée à des réflexions critiques personnelles. (1) Nous nous y référons assez souvent. Dans ce cas, nous citons Système et Révélation sous le sigle SR. Pour L'Etoile de la Rédemption, nous écrivons L'Etoile, ou ER, ou même simplement le chiffre entre parenthèses indiquant la page correspondante de L'Etoile Il PREMIERE SECTION: A L'ECOLE DE FRANZ ROSENZWEIG PREMIÈRE PARTIE: LES ÉLÉMENTS OU LE PERPÉTUEL PRÉ-MONDE Dés l'introduction de la première partie de ER, écrite avec nervosité et un mélange d'obscurité et de rigueur, il nous apparaît que Ie point de vue de Rosenzweig est un point de vue « existentiel» - avant la lettre - par opposition à la philosophie conceptuelle. La mort, l'angoisse de la mort, tels sont les thèmes qui s'imposent d'emblée. Cette angoisse, que Rosenzweig éprouve dans la guerre, la philosophie ose la contester. Elle prétend lui « enlever son dard venimeux », lui échapper par l'exercice de la pensée: par l'idée de la totalité, par l'idée de l'Un et du Tout, au sein duquel l'individu ne craint plus la mort, car la mort s'y engloutit dans le néant. Mais non! proteste Rosenzweig. La mort n'est pas néant; ou alors« le néant n'est pas rien, il est (quelque chose).. qu'il est impossible de passer sous silence ni de faire taire» (13). La philosophie nous dupe en escamotant la mort dans le Tout. Par sa pensée fondamentale de la connaissance une et universelle du Tout, par sa pensée du «Tout pensable », la philosophie est mensonge. L'idéalisme, et aussi d'ailleurs le matérialisme et tous deux à part égale, ont comme réduit au silence les autres modes de questionnement, notamment la Révélation et la foi. On pourrait croire que cette éternelle question du rapport du savoir et de la foi trouve sa solution au moment précisément où le savoir du Tout s'achève en lui-même. Telle fut bien en effet la prétention de Hegel: le Tout du savoir englobé dans la Révélation et la Révélation accomplie ultimement dans la philosophie en l'unité du savoir. Kierkegaard, au nom de la réalité de la conscience personnelle, de la conscience du péché personnel et de la Rédemption personnelle, contesta cette intégration hégélienne de la Révélation dans le Tout. Il y a, affirme-t-il, un au-delà de la pensée philosophique: le domaine de la foi. Plus encore: il devait être donné à la « philosophie nouvelle », avec Schopenhauer puis avec Nietzsche, de faire valoir en philosophie l'homme, l'homme concret, l'homme vivant. Non pas une essence, une pièce dans un système, non pas un intellect, mais 1'homme dans l'unicité de son être, âme et esprit, âme vivante. Ainsi 1'homme « sortait du monde qui se savait monde pensable, il sortait du Tout de la philosophie» (19). Cet homme concret, Rosenzweig l'appelle «métaéthique ». Car si la philosophie avait cru un moment pouvoir saisir I'homme dans l'éthique, il s'était avéré bien vite que l'acte, l'acte moral, ne pouvait finalement que réintégrer l'être, et l'éthique que réintégrer le Tout connaissable. En effet, si Kant avait, par la loi morale, sauvé pour son propre compte la liberté, il était logique que l'acte moral, parce qu'il avait valeur universelle, dût entraîner la victoire du Tout connaissable sur l'unicité du sujet moral. Ainsi en fut-il des post-kantiens. Avec eux, le «miracle dans le monde des phénomènes », comme Kant appelle joliment la liberté, sombra à nouveau dans « le miracle du monde des phénomènes ». C'est donc au-delà, ou au-dehors, de l'éthique que devait s'étendre la nouvelle terre ouverte à la pensée par Nietzsche. Face à la vision du monde (qui reste éthique en partie), la vision de la vie, la métaéthique. Mais l'entrée en scène de I'homme individuel, et plus généralement du « métaéthique », n'est pas sans conséquence sur le savoir concernant le monde. A vrai dire elle ruine le principe même de ce monde. En effet le monde revendiquait d'être le Tout; or voilà qu'une unité que cette totalité renfermait lui échappe et s'affirme individualité, vie individuelle de I'homme individuel. « Le Tout ne peut donc plus prétendre être tout: il a perdu son caractère unique» (21). Dans ces conditions, pourquoi appelait-on le monde totalité? pourquoi pas seulement multiplicité? Si le monde a été compris comme totalité, c'est toujours à cause du même présupposé, à savoir: que le monde est pensable. C'est l'unité de la pensée qui pose la totalité du monde à l'encontre de la multiplicité du savoir. Et donc contester la totalité du monde c'est du même coup nier l'unité de la pensée. «Celui qui agit ainsi jette le gant à toute I'honorable confrérie des philosophes, de l'Ionie à Iéna », des Présocratiques à Hegel. «Notre temps l'a fait» Certes de tout temps on a reconnu la «contingence du monde», son « être-ainsi-et-pas-autrement». Mais la philosophie s'est toujours efforcée - telle était justement sa tâche propre - de transformer par la pensée ce contingent en nécessaire. Et comment la pensée eûtelle pu penser le monde autrement que nécessaire? 18 C'est seulement lorsque, avec Schopenhauer et Schelling, la volonté, la liberté, la vie, eurent émergé qu'il fut possible à la philosophie d'admettre la contingence du monde. Il faut donc dire que le monde ne s'explique pas par la pensée, il ne se déduit pas de la pensée. Ce n'est pas à dire qu'il puisse être pensé en dehors de la logique. Il est en effet pensable, intelligible,« la logique en est un ingrédient essentiel, on peut même dire... la partie "essentielle" : il n'est pas alogique, mais métalogique, pour reprendre l'expression introduite par Ehrenberg» (23). L'unité du logique n'est pas pour lui forme contraignante et loi de validité, son intelligibilité est une donnée de fait, mais sa réalité n'est pas le fait de la pensée. Pour le monde, « la vérité n'est pas loi, mais contenu ». Le logos est «un ingrédient du monde totalement répandu dans le monde, de sorte que ce monde le possède, et non l'inverse» (27). Le monde est imprégné de logique, mais ce n'est pas au logos du sujet pensant qu'il le doit. Logique sans être déterminé « logiquement », c'est en ce sens que le monde est dit «métalogique». Il y a à la fois émigration de la logique hors du monde et intégration de la logique dans le monde. Rosenzweig reviendra sur tous ces points. Il veut seulement pour le moment sauver la facticité du monde, ménager pour lui une autre origine que celle du savoir absolu, réservant ainsi l'hypothèse de sa création. «Nous pourrions peut-être saisir de manière très exhaustive ce concept du monde, dans son sens nouveau, métalogique, si nous osions l'interpeller comme créature» (25). Et de même, poursuit Rosenzweig, que la conception métalogique du monde fait du logos un ingrédient du monde et non pas un principe contraignant le monde sous la loi de la totalité, de même la conception « métaphysique» de Dieu fait de la « physis » un « ingrédient» de Dieu. «Dieu a une nature,... sa nature, son essence faite de nature», dans sa facticité, distincte de celle du monde. Cette existence propre, la philosophie n'a pas cessé jusqu'à Hegel inclus de la lui contester, sous la forme soit du panthéisme, soit de l'idéalisme, qui n'est qu'un «panthéisme inversé» (La «preuve ontologique» en est la forme la plus sublime, la « sucette» que la nourrice «philosophie» fourre dans la bouche du bébé « théologie» pour qu'il ne crie pas). Seul cet élément de 19 « nature» - comme nous l'enseigne le dernier Schelling - donne à Dieu « la véritable autonomie par rapport à tout le naturel hors de lui ». Mais le concept métaphysique de Dieu n'est pas épuisé du fait que Dieu a une nature, Dieu n'est Dieu vivant que si à sa nature s'ajoute la liberté (1).Ici c'est Nietzsche qui nous interpelle. Car il ne nie pas Dieu, il le dénie, il le maudit. Il ne nie pas l'être de Dieu au nom du monde, mais il dénie - lui Nietzsche, lui le premier -la liberté de Dieu au nom de la liberté de l'homme (<<Si Dieu était, comment pourrais-je supporter de ne pas être lui? »). Par ces quelques pages d'introduction à la première partie de ER (et aussi en fait à l'ouvrage lui-même, qui ne comporte pas d'introduction générale) nous sommes jetés immédiatement in medias res, au cœur de la question. « Simples préliminaires », dit Rosenzweig. Certes, mais qui nous ont permis cependant de dégager les trois entités que la critique kantienne déclare inaccessibles à la raison pure: l'homme, le monde, Dieu, objets des «sciences rationnelles» que sont la psychologie, la cosmologie et la théologie rationnelles. A partir de là, Rosenzweig expose sa philosophie. Autant sa pensée est nette quant à l'essentiel de son message, de ce qu'il veut nous dire, autant elle est difficile à suivre dans les méandres de sa démonstration. Il y faut un minutieux décryptage, une relecture laborieuse, et encore n'est-on jamais tout à fait sûr d'avoir bien compris. Seules les lignes maîtresses sont nettes. Même Stéphane Mosès, dont le livre Système et Révélation constitue, comme nous l'avons dit, un excellent exposé de la philosophie de Rosenzweig, reconnaît à l'occasion l'obscurité du propos. Et Lévinas, dont la sympathie pour Rosenzweig ne fait aucun doute, qui reconnaît lui devoir beaucoup, qui apprécie surtout chez lui la critique de la philosophie de la Totalité et aussi la substitution de la relation vivante du dialogue à la corrélation idéaliste du sujet pensant et de l'objet pensé, Lévinas avoue, dans (1) Tout cela sera repris et précisé plus loin: cf. infra.p.25 et suiv. 20