mathématique, c’est qu’à chaque instant, elles ne sont ni quelque part, ni ailleurs —,
ni ici, ni là, ni autre part —, ni nulle part, ni partout. »8
L’étonnant de cette profession de foi est qu’un savoir physique émergent, encore
controversé dans son interprétation philosophique, vienne au secours d’un monde de fiction
inexistant dans le monde réel : le savoir scientifique viendrait-il fournir une interprétation
épistémologique qui rende convergents la structure causale du monde physique et celle du
monde de fiction en jeu ?
On ne peut pas ne pas penser ici à l’expérience de pensée du chat de Schrödinger,
simultanément vivant et non vivant dans sa boîte avant qu’on ne l’ouvre :
« L’îrréfutable logique mathématique » dont parle Barjavel est une allusion au
formalisme quantique — l’équation de Schrödinger—, qui décrit la trajectoire d’une
particule non en termes de positions dans l’espace-temps de la physique classique,
mais en termes de pluralité de valeurs ou vecteurs d’état dans l’espace de Hilbert. En
outre, Barjavel élargit les lois de structure de la physique quantique à l’ensemble du
monde matérel et vivant : tout corps, physique, biologique, ou neurobiologique étant
un composé de particules en mouvement, aussi bien « le papier de ce livre et votre
main qui le tient et votre œil qui le regarde et votre cerveau qui s’inquiète. »9
Fig.1 : Illustration de l’expérience de pensée du Chat de Schrödinger
Dans la partie 5 de son article « La situation actuelle de la mécanique quantique », écrit en
1935, Schrödinger pose la question de ce qu’est un état physique dans la théorie quantique. Il
invente pour cela une expérience de pensée qui reproduit l’analogue d’une situation de mesure
en physique quantique. Un chat, enfermé dans une boîte étanche, se trouve placé une heure
durant près d’une substance radio active, et pendant cette période, il se peut qu’un atome se
désintègre ou non avec une égale probabilité. Un dispositif comportant un appareil de
détection d’atome et un marteau permet alors , en cas de désintégration, de briser une capsule
de cyanure qui va empoisonner le chat. On peut donc dire pendant cette heure avec une égale
présomption de vérité que le chat est vivant et qu’il est mort :
« Si on abandonne ce dispositif à lui-même pendant une heure, on pourra prédire
que le chat est vivant à condition que, pendant ce temps, aucune désintégration ne se
soit produite. La première désintégration l’aurait empoisonné. La fonction psi
[l’équation mathématique qui caractérise l’état quantique du système] de l’ensemble
exprimerait cela de la façon suivante : en elle, le chat mort et le chat vivant sont (si
j’ose dire) mélangés en proportions égales. »10
Du paradoxe du grand-père en science-fiction au paradoxe du chat de Schrödinger en
physique quantique, on est justifié à postuler une analogie de situation, risquer un
parallélisme, établir une équivalence : de même que dans le roman de Barjavel Saint-Menoux
« existe et n’existe pas », dans l’expérience de pensée de Schrödinger, on peut dire que le chat
est « en même temps vivant et non-vivant », reprenant les termes de ce texte. Mais d’un cas à
l’autre, la situation sera inversée : alors que Schrödinger confronte les états d’existence du
chat aux propriétés des particules, Barjavel confronte les états d’existence de Saint-Menoux à
ceux de la matière quantique. La physique quantique peut-elle conforter l’hypothèse selon
laquelle deux propriétés contradictoires sont compatibles ?
L’expérience de pensée de Schrödinger pose explicitement le paradoxe lié à l’étude des
objets quantiques : on ne peut pas observer dans la boîte où il est enfermé le chat vivant et le
chat mort, et si nous ouvrons la porte, nous constatons qu’il est ou mort ou vivant, pas les
deux à la fois. Elle vient illustrer de façon concrète l’énigme suivante : la fonction d’onde de
Schrödinger stipule qu’à un même état quantique, correspond une pluralité des valeurs
numériques et non pas une seule valeur, mais lorsqu’on mesure l’état du système quantique,
une seule valeur s’actualise parmi les autres possibles !
8 Opus cité, p. 245.
9 À cité, p. 245.
10 Article reproduit dans La physique, les plus grands textes d’Empédocle à Einstein et Schrödinger, p. 682 ;
L’anthologie du savoir, Le nouvel observateur, Cnrs édition, 2010.