Rappelons le paradoxe fondateur de la physique quantique : celle-ci décrit un monde
microscopique dont les objets sont dans plusieurs états à la fois. Si l’on considère du point de
vue quantique une carte à jouer que nous posons verticalement sur la tranche, en physique
classique, elle tombera aléatoirement soit vers la droite, soit vers la gauche, mais la physique
quantique prédit que la carte tombera des deux côtés à la fois et elle dit que ces deux états sont
en état de superposition, un état « vers la gauche » et un état « vers la droite » ! L’équation de
Schrödinger décrivant la « fonction d’onde » viendra fonder mathématiquement cette
bizarrerie : on n’observera jamais dans le monde empirique les deux côtés simultanés d’une
carte à jouer lorsqu’on la lâche sur la tranche, mais le seul côté où elle tombe. Autrement dit,
les phénomènes de la physique quantique ne sont pas observables dans leur monde, mais dans
le monde de la physique classique. En ouvrant la boîte, on trouve un chat soit mort, soit
vivant, jamais les deux à la fois. De même un appareil de mesure ne peut fournir qu’un seul
résultat parmi les différentes positions d’une particule. L’expérience de pensée de Schrödinger
a pour but de radicaliser cette discontinuité des mondes de la physique quantique et de la
physique classique, sans de ce fait en proposer une solution.
Appliqué au paradoxe de Barjavel, cela signifie que les états contraires d’un individu ou
d’un objet ne peuvent s’observer simultanément, alors même que leur conjonction est
logiquement concevable. Le fait majeur mis en évidence par Schrödinger est celui-ci : on ne
peut observer les phénomènes quantiques que dans le monde non quantique, macroscopique,
celui des observateurs. Mais alors, comment expliquer et résoudre le décalage entre
l’expression logique et mathématique d’un phénomène et son observation physique ?
Avec son expérience de pensée, Schrödinger remet en question l’interprétation dite
« réductionniste » de Copenhague : pour Bohr et Heisenberg, si l’on n’observe qu’un état
unique, parmi deux états de superposition, c’est que la mesure fait intervenir un mécanisme de
« réduction du paquet d’ondes » (Heisenberg, 1927). Mais cela revient à substituer
subrepticement à la conjonction logique « le chat vivant et mort » (conjonction des contraires
exprimée par Barjavel) la disjonction logique « le chat mort ou vivant », seule compatible
avec l’observation macroscopique. C’est d’une certaine manière dissoudre le phénomène
quantique dans la physique classique, même interprétée en termes de probabilités. Or la
question principale subsiste : la valeur qui se trouve annulée par la mesure n’a-t-elle pour
autant jamais existé ? L’objectif de Schrödinger est, au contraire, de marquer l’irréductibilité
du monde quantique au monde de la physique classique, de maintenir leur indépendance
respective et sauver la spécificité du registre quantique.
Vers des univers multiples ?
Notre questionnement épistémologique peut maintenant se préciser : des objets
contradictoires dans notre monde seraient-il non-contradictoires dans un ou plusieurs autres
mondes ? Dans un livre d’entretiens soutenant la thèse des multivers en cosmologie,11 les
auteurs, dont les physiciens Aurélien Barrau et Jean-Philippe Uzan, distinguent plusieurs
niveaux de multivers dans la physique, le premier qui nous intéresse ici étant celui de la
mécanique quantique dans l’interprétation soutenue par Hugh Everett, la théorie des états
relatifs, dite aussi théorie des mondes multiples.12 Celui-ci au début des années 1950 veut
11 Aurélien Barrau, Patrick Gyger, Max Kistler, Jean-Philippe Uzan, Multivers, Mondes possibles de
l’astrophysique, de la philosophie et de l’imaginaire, 2010, La ville Brûle.
12 Voir aussi sur sur son site, Aurélien Barrau, Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie CNRS-
IN2P3, université Joseph-Fourier Quelques éléments de physique et de philosophie des multivers. D’autres
auteurs ont soutenu cette thèse des multivers, par exemple, Max Tegmark, Parallel Universes, in Science and
Ultimate Reality : From Quantum to Cosmos, honoring John Wheeler's 90th birthday ; John D. Barrow,
Paul C.W. Davies, & Charles L. Harper eds., Cambridge University Press, 2003 ; voir aussi Thibault Damour,
Jean-Claude Carrière, Entretiens sur la multitude du monde, Odile Jacob, 2002 ; Thomas Lepeltier Univers
parallèles, Seuil, 2010.