LA FRANC-MAÇONNERIE DE LA TURQUIE OTTOMANE 1908-1924

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LA FRANC-MAÇONNERIE
DE LA TURQUIE OTTOMANE
1908-1924
site: www.librairieharmattan.com
e.mail: [email protected]
(Q L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-9250-2
EAN : 9782747592505
Eric ANDUZE
LA FRANC-MAÇONNERIE
DE LA TURQlJIE OTTOMANE
1908-1924
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE
L'Hannattan Hongrie
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Kossuth L. u, 14-16
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ITALIE
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Ouagadougou 12
Collection «Inter-National»
dirigée par Denis Rolland avec
Joëlle Chassin, Françoise Dekowski et Marc Le Dorh.
Cette collection a pour vocation de présenter les études les plus récentes sur les
institutions, les politiques publiques et les forces politiques et culturelles à
l'œuvre aujourd'hui. Au croisement des disciplines juridiques, des sciences
politiques, des relations internationales, de l'histoire et de l'anthropologie, elle se
propose, dans une perspective pluridisciplinaire, d'éclairer les enjeux de la scène
mondiale et européenne.
Série générale (déjà parus) :
E. Mourlon-Druol : La stratégie nord-américaine après Il-septembre.
S. Tessier (sous la dir.), L'enfant des rues (rééd.).
L. Bonnaud (Sous la dir.),France-Angleterre,un siècle d'entente cordiale
A. Chneguir, La politique extérieure de la Tunisie 1956-1987
C. Erbin, M. Guillamot, É. Sierakowski, L'Inde et la Chine: deux marchés très
différents?
B. Kasbarian-Bricout, Les Amérindiens du Québec
P. Pérez, Les Indiens Hopi d'Arizona.
D. Rolland (dir.), Histoire culturelle des relations internationales.
D. Rolland (dir.), Political Regime and Foreign Relations.
D. Rousseau (dir.), Le Conseil Constitutionnel en questions.
A mes parents, à mes amis,
et à toutes les personnes qui m'ont aidé
à mener à bien ce travail.
A V ANT-PROPOS
Cet ouvrage fait suite à notre étude intitulée La Franc-Maçonnerie au Moyen-Orient et au Maghreb (fin XIXe - début XXe
siècle), où nous avons mis en évidence la participation des obédiences maçonniques européennes à l'expansion coloniale sur les
rives méridionales de la Méditerranée.
Loges du Liban, d'Egypte1 et du Maghreb, toutes se réclament
d'une obédience étrangère spécifique et portent haut ses couleurs
nationales. Pourtant, en dépit de son caractère cocardier et colonial, la franc-maçonnerie connaît un essor inattendu auprès des
francs-maçons autochtones qui dirigent la destinée des loges.
En raison de la complexité historique et géopolitique du
Moyen-Orient et du Maghreb, les francs-maçons traduisent un
discours riche, contrasté, souvent contradictoire. Mais, malgré
leurs différences, tous partagent la même culture maçonnique
dont ils utilisent les outils idéologiques afin d'amender les fondements de la cité, car la franc-maçonnerie importe les germes
d'une éducation politique: cette institution s'adapte aux besoins
politiques et intellectuels de tel pays, répond à des nécessités
parfois graves et s'implante durablement dans des régions relevant de la tutelle des grandes puissances et de la souveraineté
ottomane dont elle critique la légitimité.
Le domaine ottoman est plus vaste, plus cohérent mais aussi
plus complexe que le Maghreb, le Liban ou l'Egypte. Plus vaste,
parce qu'il comprend des possessions africaines, asiatiques et
européennes; plus cohérent, parce qu'il est une entité politique et
lNous rappelons que l'Egypte dispose d'une obédience maçonnique propre, la
Grande Loge Nationale d'Egypte fondée en 1870.
coloniale ceinte de frontières; mais plus complexe, parce que
son autorité s'émousse au sein de son propre Empire par le jeu
conjugué des puissances européennes et des nationalismes qui
contestent le pouvoir de la Sublime Porte.
L'Empire réunit les Turcs de langue turque et de religion musulmane et les sujets ottomans constitués d'une multitude d'ethnies aux langues, religions et us et coutumes divers.
Concurrent colonial des puissances européennes, l'Empire ottoman se heurte à leurs appétits tout en développant une politique
de réformes - les Tanzîmât1 - destinée à renforcer son autorité à
l'intérieur de ses frontières cependant que cette initiative s'avère
propice aux ambitions d'indépendance de nations sous sa tutelle.
Acteur colonial ancien, l'Empire ottoman est un conquérant dont
les bases s'effritent peu à peu sous les coups de boutoir européens
mais qui a les ressources de restructurer ses institutions, de s'interroger sur son devenir et de préfigurer peut-être le sort des empires coloniaux qui émergent. Cette réflexion est au cœur de la
révolution jeune-turque de 1908 à laquelle les francs-maçons de
toutes les nations de l'Empire prennent une part active et nombreux parmi eux participeront à la fondation du Grand Orient
Ottoman en 1909.
Le Grand Orient de France conserve des archives intéressantes sur l'activité maçonnique en Turquie quand éclate la révolution de 1908, et sur l'évolution des relations des diverses institutions maçonniques jusqu'à la disparition de l'Empire ottoman.
Documentation épistolaire aux propos certainement subjectifs,
ces archives démontrent l'attention des francs-maçons de toutes
les nations ottomanes pour l'avenir de l'Empire, disent leurs
choix et laissent un témoignage de l'histoire de la société ottomane et d'un Empire qui se défait dès le premier quart du XXe
siècle, au bénéfice de la Turquie contemporaine.
ITous les termes et les noms propres turcs sont transcrits selon les conventions
appliquées dans l'ouvrage suivant: MANTRAN, Robert et alii, Histoire de
l'Empire ottoman, Fayard, 1989,810 p.
8
INTRODUCTION
I
- L'HERITAGE
DES TANZÎMÂT.
En juillet 1908, Marachian, ancien membre de la loge française L'Etoile du Bosphorel de Constantinople,
entretient le
Grand Orient de France des péripéties révolutionnaires qui secouent la capitale de l'Empire ottoman après que le sultan a reconduit la Constitution de 1876 :
[...] Toute la jeunesse ottomane porte en écharpe sur sa poitrine notre devise (Liberté-Egalité-Fraternité) écrite en français et l'armée en révolte de Macédoine fait jouer la Marseillaise2.
Cohen, maçon d'une loge de Salonique, salue la révolution
turque comme une bonne nouvelle, riche de promesses et de
jours fastes pour la Turquie et la franc-maçonnerie:
[...] Après l'heureux événement qui vient de se produire en
Turquie .etauquel, je suis heureux de le dire, la propagande de
nos idées, a pris une assez large part, il était de mon devoir de
penser à la fondation d'une Loge à Constantinople sous la dépendance de notre GRAND ORlENr.
lFondée en 1858, la loge L'Etoile du Bosphore fenne défmitivement ses portes
en 1901.
2Archives du Grand Orient de France, loge La Renaissance, carton na l, Marachian à Vadecard, Constantinople, le 31/07/1908.
Nous remarquons les références à la Révolution ftançaise : le chant révolutionnaire et la devise républicaine, d'ailleurs adoptée par le Grand Orient de France
à la place de la mention déiste du Grand Architecte de l'Univers.
3Arch. du G.O.D.F., loge La Renaissance, carton nOl, Cohen, Vénérable de la
loge Veritas, à Vadecard, Secrétaire Général du Grand Orient de France,
Salonique, le 12/08/1908.
Les cercles maçonniques présents dans l'Empire ottoman, peu
ou prou tolérés selon les circonstances, ont tissé de longue date
des liens avec les milieux politiques turcs. Une loge française
dépendant du Grand Orient de France accueille en 1872 un hôte
illustre, le futur sultan Murâd VI. L'ère des Tanzîmâf encourage
l'introduction des idées nouvelles venues d'Europe qui participent
tant à la rénovation des structures de l'Etat et à la rationalisation
de l'appareil administratif, qu'à l'enrichissement intellectuel et
culturel de l'Empire. Nombreux sont les sujets du sultan qui
voyagent, séjournent et font leurs études à l'étranger. L'honnête
homme ottoman est instruit, polyglotte et familier de diverses
cultures: ces qualités favorisent l'avènement d'une génération qui
concourt à la vie de la cité et devient indispensable à l'appareil
d'Etat impérial.
La restructuration de l'Etat repose sur un principe important,
celui de l'égalité de tous les sujets de l'Empire. Ce postulat est en
soi une révolution car il incombe désormais à toutes les nations
ottomanes des devoirs et des droits identiques dont l'application
est censée atténuer les particularismes3. On crée des écoles publiques4 qui doivent se substituer progressivement aux établisCohen est originaire de Salonique, lieu emblématique d'où part la révolution
turque. Il parle de notre GRAND ORIENT: il s'agit du Grand Orient de France
dont dépend la loge Veritas.
IHistoire de l'Empire ottoman, p. 461.
Murâd V, fils de 'Abdül-Medjîd 1er, succède au sultan 'Abdül-'Azîz en 1876,
démis de ses fonctions puis vraisemblablement assassiné. Le règne de Murâd V
ne durera que trois mois Oum-août) car, convaincu de déficience mentale, il est
déposé et son frère 'Abdül-Hamîd II lui succède. Enfermé jusqu'à la fin de ses
jours, Murâd meurt en 1904.
2La période des Tanzîmât s'ouvre en 1839 avec le règne de 'Abdül-Medjîd 1er
et s'achève en 1878 après la défaite turque face à la Russie, la conclusion du
traité de Berlin et la dissolution du Parlement ottoman.
3Les chartes de 1839 et 1856 offient aux sujets ottomans le respect des libertés
individuelles, l'égalité des droits et des devoirs, le libre accès aux emplois publics et l'éviction de l'arbitraire (cf. Histoire de l'Empire ottoman, p. 517). Entre
1840 et 1863, la Sublime Porte pose les fondements de codes pénaux et commerciaux. En principe l'accès à l'armée est ouvert à toutes les nations ottomanes, mais par tradition les Turcs continuent à fournir l'essentiel du contingent
(cf. Histoire de l'Empire ottoman, pp. 476 et 481-483).
4En plus des écoles primaires et secondaires, Constantinople se dote d'établissements d'enseignement supérieur: Ecole d'administration ou Mülkiye (1859),
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sements traditionnels musulmans et à ceux dont disposent les
communautés arméniennes, grecques ou juives, à la renommée
souvent justifiée. En 1868, la Sublime Porte crée à Constantinople le lycée impérial franco-turc de Galata Sarayl dont' Alî
Suavi assure la direction en février 1876 à la place de Saffet Pacha nommé ministre des Affaires étrangères ottoman2.
L'Empire ottoman a sa place dans le concert international et
joue un rôle dans la compétition coloniale à laquelle se livrent les
grandes puissances. Mais ces dernières ébranlent progressivement l'autorité du sultan en étendant leur tutelle politique et économique sur des régions jusqu'alors dévolues à la Turquie3. Les
outils de la modernisation empruntés à l'Europe sont destinés à
renforcer les infrastructures de l'Empire afin de lutter contre l'expansion coloniale des grandes puissances qui minent peu à peu
les bases mêmes de l'Etat. Les Tanzîmât appellent l'innovation et
trouvent un écho favorable auprès d'une génération attentive au
devenir de son pays.
La difficulté principale est de consolider une entité coloniale
constituée d'un agrégat de pays et de nations dont les intérêts sont
divergents. Les idées nouvelles introduites en Turquie par volonté politique favorisent l'émulation d'une presse et d'une littérature
éprises de la philosophie des Lumières qui diffusent dans l'opiEcole de Médecine (1866), Ecole nonnale supérieure (1862) et Ecole normale
féminine (1870).
ICe lycée, qui reproduit le système éducatif français alors en vigueur, est destiné à fonner les hauts fonctionnaires de l'Etat. Il est ouvert à toutes les nationalités. A l'occasion du centenaire de sa fondation, Charles de Gaulle y prononcera
un discours le 27 octobre 1968.
2Arch. du G.O.D.F., loge L'Etoile du Bosphore, carton n02, Les Français et
l'Enseignement à Constantinople. L'influence française, ce qu'elle aurait pu et
dû être, ce qu'elle est devenue, [Constantinople], [1902], p. 18.
Avec le concours du prince égyptien Mustafâ Fâzrl, 'Alî Suavi fonde en 1865 le
~roupe des Jeunes-Ottomans, précurseur du mouvement des Jeunes-Turcs.
Au cours du XIXe siècle, le Maghreb, une partie du Moyen-Orient et les Balkans basculent sous la tutelle ou l'influence européenne au détriment de l'autorité turque. Seule l'Egypte acquiert par les armes son indépendance vis-à-vis de la
Sublime Porte et devient une puissance hégémonique régionale, bien vite
contrariée par la France et l'Angleterre qui manœuvrent pour que le sultan lui
accorde l'autonomie en 1841. Une indépendance fallacieuse qui pennet de
contrôler davantage l'Egypte et d'y atténuer l'immixtion ottomane.
11
nion ottomane les notions de liberté et de patrie!. La vie publique
existe désormais sous le regard critique de la controverse intellectuelle à qui elle a donné les moyens de son essor. C'est ainsi
que mouvements politiques, minorités ethniques et hommes
d'Etat s'approprient ces idéologies nouvelles, les enrichissent et
apportent leur pierre à l'édifice du renouveau de l'Empire ottoman.
Les Tanzîmât introduisent sur la place publique le concept du
libre arbitre, par essence inconciliable avec l'idée coloniale et
impériale que l'Empire ottoman veut à tout prix préserver: comment un individu peut-il concilier son statut de sujet du sultan, la
liberté de disposer de soi et son identité nationale, alors que les
réformes entreprises par l'Etat servent à renforcer l'autorité du
monarque et la pérennité des structures de l'Empire?
-
II
PANISLAMISME,
NAUTE OTTOMANE.
COLONIALISME ET COMMU-
En 1889, les étudiants de l'Ecole de médecine militaire de
Constantinople fondent le Comité de l'Union ottomane à l'occasion du centenaire de la Révolution française2. Il s'agit des premiers pas des Jeunes-Turcs qui recrutent dans les rangs des futures élites de l'Empire. Il n'est pas étonnant de compter parmi les
premiers Jeunes-Turcs des Arabes chrétiens, des Turcs, des Kurdes et des Albanais puisque le recrutement de ces écoles est résolument éclectique et choisit ses étudiants parmi toutes les nations
!Münif Pacha (1828-1910), journaliste, traduit et s'inspire de Fénelon, FonteneUe et Voltaire et fonde en 1862 la Société ottomane des sciences dont l'organe sera aussi important que l'Encyclopédie de Diderot. Namik Kemâl (18401888), écrivain, dramaturge et publiciste, est un défenseur de la libéralisation du
régime ottoman et le propagateur de la Déclaration des droits de l'homme. Il
écrit: Le droit et le but de l'homme n'est pas seulement de vivre, il est de vivre
libre (cf. Histoire de l'Empire ottoman, pp. 466-467).
2Histoire de l'Empire ottoman, p. 569.
Les écoles supérieures de Constantinople prêtent une attention favorable aux
idées du Comité de l'Union ottomane: Académie militaire, Ecole vétérinaire,
Ecole d'administration (Mülkiye) et Ecole navale.
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de l'Empire. Leurs maîtres sont également issus des nouvelles
structures scolaires dans lesquelles ils enseignent1. Parmi cette
génération qui se frotte à un enseignement moderne de qualité,
nous remarquons Marachian, élève diplômé du Lycée de Galata
Serai' et du Mulkie'2 et membre actif de la loge L'Etoile du Bosphore de Constantinople.
Les Jeunes-Turcs regroupent des adeptes de tous horizons, réunis autour d'idées phares telles que la patrie et la nation, la liberté et la justice, l'Empire et le citoyen, concepts récurrents de la
période des Tanzîmât. La suspension sine die de la Constitution
et la dissolution du Parlement en 1878 n'ont pas effacé plusieurs
décennies de réformes et de culture politique nouvelle dont les
Jeunes-Turcs sont les héritiers.
Dès le début de son règne, le sultan 'Abdül-Hamîd TI entreprend une politique destinée à renforcer la cohésion vacillante de
l'Empire contre les avancées coloniales des grandes puissances.
Le panislamisme entend rassembler tous les musulmans de l'Empire sous la protection du sultan, qui se proclame calife pour la
circonstance3, au nom de l'identité islamique, ce sentiment religieux et culturel que tout membre de la umma peut partager sans
distinction de nationalité et de pays. C'est ainsi que le sultan envisage d'étendre au-delà des frontières de l'Empire l'idée nationale islamique afm que nations et pays musulmans sous tutelle
coloniale choisissent l'aide et l'assistance du califat ottoman.
Mais la politique panislamique de 'Abdül-Hamîd TIest destinée avant tout à maîtriser l'influence de l'islam et à contrôler ce
qu'en font les nationalistes turcs et arabes de l'Empire ottoman
dont les desseins contrarient la politique impériale. Dans les an1Ahmed Rïza, futur dirigeant jeune-turc, est un ancien élève du lycée de Galata
Saray, poursuit des études d'agriculture en France, devient directeur de l'Instruction publique ottomane, puis choisit de s'établir en France en 1889; quant à
Mizandjr Murâd, Turc de Russie originaire du Caucase, il devient professeur au
Mülkiye en 1873, publie le journal Mizan (La Balance) et part en exil au Caire
en 1895 (cf. Histoire de l'Empire ottoman, p. 570).
2Arch. du G.O.D.F., loge L'Etoile du Bosphore, carton n02, Marachian à la
Présidence du Suprême Conseil de l'Ordre du Grand Orient de France, Constantinople, le 07/01/1902.
3Aucun des prédécesseurs de 'Abdü1-Hamîd n'a jamais porté ce titre (cf. Histoire de l'Empire ottoman, pp. 534-535).
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nées 1896-1897, les Arméniens feront les :trais de cette politique
qui, en plus d'être un désastre humain, n'aboutit pas aux résultats
escomptés puisque les Jeunes-Turcs, en exil pour la plupart, bénéficient dès lors de la sympathie de l'Europe, horrifiée par les
affaires d'Arménie1. Dorénavant, le nationalisme turc choisit une
voie qui lui est propre. Enfin, l'offensive panislamique hamîdienne contre les grandes puissances européennes est un échec
puisque les nationalistes arabes se dissocient de la Turquie et de
l'influence ottomane, tels les Egyptiens en dépit de la tutelle britannique, et les nations des Balkans choisissent l'appui de l'Europe.
Le mouvement des Jeunes-Turcs rompt avec la politique panislamique de 'Abdül-Hamîd II et lui préfère un nationalisme
désormais circonscrit aux frontières de l'Empire ottoman qui fait
appel aux idéaux fondateurs de la Révolution :trançaisez. C'est
grâce à ce fonds culturel politique et historique commun, duquel
elle se nourrit et qu'elle propage dans tout le Moyen-Orient, que
la :tranc-maçonnerie exprime sa satisfaction et se rapproche de la
révolution jeune-turque de 1908 qui contient la loi d'un autocrate,
rétablit la Constitution de 1876 et remet entre les mains de la
nation ottomane les clés de son propre destin.
Les loges du Moyen-Orient pratiquent un recrutement éclectique sans distinction nationale, culturelle ou ethnique et leur direction incombe à un personnel recruté sur place qui représente
officiellement les couleurs de l'obédience qu'il serf. En vertu des
traités d'amitié conclus, chaque obédience est soucieuse d'entreIEn 1896, la loge La Syrie d'Alep envoie au Grand Orient de France la copie
d'un rapport qui relate les minutes d'un massacre perpétré contre les Arméniens
de la ville de Urfa en Turquie (cf. Arch. du G.O.D.F., loge La Syrie, carton nOl,
La Syrie au Grand Orient de France, Alep, le 17/04/1896; Arch. du G.O.D.F.,
loge La Syrie, carton nOl, Traduction d'une lettre d'Ourla en date du 22janvier
1896, [Urfa], [le 22/0111896]). Ce document est publié ultérieurement dans un
ouvrage préfacé par Georges Clemenceau (cf. Les massacres d'Arménie. Témoignages des victimes, préface de Georges Clemenceau, Paris, Société du
Mercure de France, 1896, pp. 238-259).
zCf. supra, pp. 12-13.
311existe au Moyen-Orient des loges espagnoles, britanniques, françaises, italiennes, grecques, égyptiennes... La loge Le Liban de Beyrouth, sous l'obédience du Grand Orient de France, est dirigée par un personnel libanais.
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tenir des relations avec ses homologues, ce qui permet aux loges
de se fréquenter et aux maçons d'appartenir à différentes obédiences1. Cela a permis à la franc-maçonnerie du Moyen-Orient
de diffuser aisément des idéologies et des savoirs nouveaux au
sein des loges, de longue date en contact avec toutes les nationalités et tous les pays de l'Empire ottoman et d'Europe. Microcosme international, la loge représente toute la diversité de la
société ottomane. La loge Le Liban publie en 1906 un fascicule
destiné à l'information du public dont l'introduction reprend les
termes des articles constitutifs du Grand Orient de France:
[..] La Franc-Maçonnerie, société philanthropique, institution
philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la
vérité, l'étude de la morale et travaille au perfectionnement intellectuel et social de l'humanité.
Elle a pour principes: La Tolérance mutuelle, le respect des
autres et de soi-même; la liberté absolue de conscienci.
La philosophie maçonnique, qui regarde délibérément vers
l'avenir et le progrès, ne peut que s'accorder avec une ère réformatrice et il est compréhensible que la génération cosmopolite
éduquée durant la période des Tanzîmât fût accueillie dans les
loges et portât une attention critique à la vie publique ottomane et
internationale.
ID - LES LOGES ET LE SULTAN'
ABDÜL-HAMÎD
II.
Mais en dépit de la prudence et la circonspection qui les caractérisent, les loges de l'Empire ottoman ne sont pas à l'abri de
propos discordants qui révèlent l'ardeur de certains milieux malA Beyrouth, les maçons de la loge française Le Liban participent activement à
la fondation de la loge Phénicie de la Grande Loge Nationale d'Egypte (cf.
Arch. du G.G.D.F., loge Le Liban, carton nOI, Le Liban au Grand Orient de
France, Beyrouth, le 04/03/1892 ; ANDUZE, Eric, La Franc-Maçonnerie au
Moyen-Orient et au Maghreb (fin XIXe - début X¥e siècle), Toulouse, Analyses
Monde Arabe et Méditen-anée (A.M.A.M.), 2003, pp. 113-115 ; Paris, L'Harmattan, 2005, pp. 101-103).
2Arch. du G.G.D.F., loge Le Liban, carton n02, Réponse aux exploiteurs de
l'Ignorance, de la superstition et aux adversaires du progrès social, [Beyrouth],
s.n., [1906], p. 1.
15
çonniques très impliqués dans des polémiques périlleuses à l'accent parfois révolutionnaire:
c'est ainsi qu'à la fm du XIXe siècle
les loges L'Etoile du Bosphore de Constantinople et Le Liban de
Beyrouth sont impliquées dans des démêlés épistolaires relatifs
aux sultans Murâd Vet 'Abdül-Hamîd nI.
En 1892, la loge L'Etoile du Bosphore relate le contenu d'un
article publié dans un journal français qui met en cause sa neutralité politique:
[...} Il nous est parvenu qu'un journal de Paris, nous croyons
" Le National ", a publié un article sous forme de correspondance dans lequel il est affirmé que les Loges de Constantinople travailleraient dans un but contraire au pouvoir souvermn exercé par le Sultanz.
La loge récuse cette grave accusation avec la dernière énergie
et proteste de sa loyauté envers le régime hamidien :
[..} Or, ceci est absolument faux et calomnieux, les Maçons
de Constantinople n'ont jamais songé à s'occuper de questions
de cette nature qui, d'ailleurs, leur sont formellement interdites par la Constitution et les Règlements de l'Ordrl.
En 1893, un particulier communique une information à la loge:
[..} J'ai reçu dans le courant d'avril une pi,'. de la 1.: Temple
de l'Honneur et de l'Union, Or.: de Paris, portant cet ordre du
jour: « Communication faite par le f: Desjardin de Regla
d'une lettre reçue du f'. Scalieri4 d'Athènes relative à la conférence faite dans la L.: sur le Sultan Mourad Vet sur le Sultan
actuel Abdul Hamid» s.
lCf. supra, note l, p. 10.
zArch. du G.O.D.F., loge L'Etoile du Bosphore, carton n01, L'Etoile du Bosphore au Grand Orient de France, Constantinople, le 23/03/1892.
3Ibid.
4Cleanthi Scalieri est membre fondateur de la loge L'Union d'Orient, dépendant
du Grand Orient de France, à Constantinople en 1863 (cf Histoire de l'Empire
ottoman, p. 470).
sArch. du G.O.D.F., loge L'Etoile du Bosphore, carton n° l, Paul Guilbert à
Siotis, Vénérable de la loge L'Etoile du Bosphore, Paris, le 27/05/1893.
Paul Guilbert exprime de la sorte son inquiétude: {..] Quelques ff.'. dont la
situation est considérable dans la franc-maçonnerie m'ont demandé de me
rendre à cette tenue et de prier le f.', Desjardin de cesser cette campagne
contre le Sultan, qu'il savait lui-même ne pouvoir aboutir et qui pouvait, au
contraire, avoir pour conséquence de créer des embarras à nos ff. '. de Cons16
L'orateur affirme dans son exposé qu'il incombe aux loges de
Constantinople tout le poids de l'internement abusif de Murâd V :
[..] Le F.'. Desjardin n'en a pas moins développé son thème
favori sur l'internement du Sultan Mourad, et lorsqu'il est arrivé à s'expliquer sur les LL.'. de Constantinople, il a prononcé la phrase suivante que je reproduis textuellement: « Savezvous ce que sont les Loges de Constantinople? Il ny a pas un
seul Français. Elles sont composées d'Arméniens et de Grecs,
et il est regrettable de constater que les Arméniens et les
Grecs sont au ban de la société. Dans une de ces LL.'. il yale
docteur Siotis, un grec qui me doit sa réputation médicale et
ce qu'il est. »Puis il a développé une accusation contre les
LL.: de Constantinople, en prétendant « qu'elles ont reçu du
Sultan 20 000 F pour le prix de la trahison dont elles se sont
rendues coupables en dénonçant ceux qui avaient voulu délivrer le Sultan Mourad »1.
La loge ne répondra pas à ces propos que l'auteur juge calomnieux et dangereux, bien dignes d'un maître chanteur. Tout au
contraire, la loge indignée s'efforce de faire allégeance au sultan.
Les maçons répondent ainsi à l'article du National:
[..] Ils professent au contraire la plus profonde estime et la
plus grande reconnaissance vis-à-vis de S. M S. Le Sultan, qui
leur a toujours accordé sa haute bienveillance et qui les a
laissés librement travailler dans son Empiri.
La loge L'Etoile du Bosphore se débat contre des affirmations
troubles qui pourraient mettre en péril la sécurité de ses membres
car on y rappelle des événements graves. En effet, en 1878, 'AH
Suavi, fondateur du mouvement des Jeunes-Ottomans3, tente de
tantinople. [..] Lorsque la parole m'a été donnée, j'ai protesté contre l'ordre du
jour, en disant que je n'avais d'autre raison et d'autre qualité à invoquer pour
parler au nom des LL.'. de Constantinople, que de savoir quelle était leur pensée à l'égard de la campagne entreprise par le F.'. Desjardin et que je me
refusais, pour ma part à un débat sur une question qui ne présentait aucun
intérêt réel et ne pouvait au contraire que créer des difficultés à la FrancMaçonnerie.
lArch. du G.O.D.F., loge L'Etoile du Bosphore, carton n01, Paul Guilbert à
Siotis, Vénérable de la loge L'Etoile du Bosphore, Paris, le 27/05/1893.
2Arch. du G.a.D.F., loge L'Etoile du Bosphore, carton n01, L'Etoile du Bosfihore au Grand Orient de France, Constantinople, le 23/03/1892.
Cf supra, note 2, p. Il.
17
renverser l'arme au poing le sultan 'Abdül-Hamîd fi au profit de
Murâd V. La tentative échoue et 'Alî Suavi trouve la more. La
même année, Scaliere, alors vénérable de la loge grecque l Proodos3 à Constantinople, dépendant du Grand Orient de France,
entreprend un coup de force contre le sultan qui ne réussit pas4.
A son tour, la loge libanaise Le Liban prend position en faveur du sultan Murâd V et se fait l'avocat de frères Ottomans,
dont on ne saura rien de plus. La communication de l'information
s'effectue par personnes interposées et parvient jusqu'au Grand
Orient de France:
[..] Je reçois une pl,', du Vén,', M,', Sursock Vén,', M,: de la
R,', L,', Le Liban de Beyrouth que je représente au C,: S,: de
laquelle j'extrais ce qui suit :
« Quelques frères Ottomans m'ont remis des documents pour
solliciter l'intervention de la Maçonnerie Française dans la
séquestration du f: Sultan Murat! qui est le Sultan légitime
du pays, qui est sain et sauf, mais emprisonné par l'usurpateur
actuel, le Sultan Hamid, l'ennemi de la civilisation, le destructeur des germes de la liberté, le pape des musulmans, et l'instigateur des massacres arméniens.
Je sais que la politique actuelle de la France est de protéger
ce Sultan barbare, voilà pourquoi, je m'adresse à vous avant
d'adresser mon exposé au G,: 0,', de France afin de savoir si
on prêtera l'oreille à nos arguments,
Veuillez communiquerces lignes et secrètement au f
'.
Blatin
et ne donner votre réponse que par lettre chargée »6.
La réponse de Blatin est concise et sans équivoque, tant la
crainte est grande de voir la loge libanaise, et donc l'autorité du
Grand Orient de France, au centre d'une action politique délicate
pour les relations franco-turques:
1Histoire de l'Empire ottoman, p. 526,
2Cf. supra, p. 16.
3] Proodos signifie Le Progrès,
4Histoire de l'Empire ottoman, p. 526.
Les coups de force de 'AIî Suavi et de Scalieri coIncident avec la défaite turque
face à la Russie et le traité de Berlin qui affaiblissent l'Empire ottoman et le
fouvoir du sultan.
Murâd devient franc-maçon en 1872 (cf. supra, p. 10).
6Arch. du G.a.D.F., loge Le Liban, carton n01, Tuchmann à Blatin, Paris, le
16/07/1895.
18
[..] Ecrivez, de ma part. à Tuchmann que l'opinion du G.: O.'.
est faite sur cette question et des résolutions prises. Il est carrément et lovalement avec le Sultan actuel et ne se prêtera,
sous aucun prétexte, à un mouvement enfaveur de Mourad
Il fautengager nos f'. d'Orient à rester tranquilles sur ce
pointl.
IV - LA CONVERGENCE DES IDEES MAÇONNIQUES
ET JEUNES-TURQUES EN 1908.
Le sultan 'Abdül-Hamîd II concentre sur lui toutes les amertumes politiques depuis son avènement. Francs-maçons, JeunesOttomans puis Jeunes-Turcs portent le même regard critique sur
le régime et la contestation est un facteur propice au rapprochement des idées et des mouvements politiques. Ils consentent avec
difficulté le retour à un absolutisme érodé par plusieurs décennies de réformes et la pensée phare qui les réunit est de poursuivre la rénovation de l'Empire ottoman malgré la suspension de la
Constitution et la dissolution du Parlement. Les Jeunes-Turcs et
les francs-maçons demeurent très attachés à la période constitutionnelle qui, bien qu'éphémère, est l'acquis essentiel de la période des T<inZÎmât,la reconnaissance des nations ottomanes et à
terme l'instrument de l'accession à la citoyenneté pour tous les
sujets ottomans.
La politique panislamique du sultan est en contradiction avec
la réalité sociale de l'Empire ottoman car elle en élude la complexité humaine et sociologique. Les aspirations de la francmaçonnerie du Moyen-Orient sont en opposition avec la politique panislamique du sultan et, à ce titre, les propos désobligeants
de Desjardin de Regla sur les francs-maçons grecs et arméniens
de la loge L'Etoile du Bosphore2 sont aussi irresponsables que
dangereux. La franc-maçonnerie du Moyen-Orient, qui a soin de
gommer les différences ethniques parmi ses membres et d'entrelArch. du G.a.D.F., loge Le Liban, carton n°l, Note de Blatin adressée au
Secrétariat du Grand Orient de France, [paris], [juillet 1895].
lCf. supra, p. 17.
19
tenir des relations avec ses consœurs étrangères, est l'archétype
de la société ottomane; en raison de son profil cosmopolite, cette
dernière ne peut s'épanouir que dans un Etat ouvert sur le monde
et propice aux réformes.
Les Jeunes-Turcs, dont la composition sociologique est fort
comparable à celle des loges1, partagent la même opinion que la
franc-maçonnerie et œuvrent en faveur d'une politique limitée
aux frontières de l'Empire et consacrée aux nations qui le composent. A la veille de 1908, la franc-maçonnerie et les Jeunes-Turcs
conjuguent leurs idées et la ville macédonienne de Salonique
devient le centre de la contestation ottomane2 dont le comité, qui
domine le mouvement, fait définitivement adopter le nom de
Comité Union et Progrès en 19073.
Dès les premiers jours de la révolution, la franc-maçonnerie
de Constantinople connaît un regain d'activité. Avec le concours
des membres de la loge disparue L'Etoile du Bosphore, les maçons de Salonique, que Michel Noradounghian représente dans la
capitale ottomane, encouragent et fondent la loge française La
Renaissance dès le mois d'août 1908. Il s'agit de soutenir la révolution par la diffusion des idées libérales de la maçonnerie et
d'accueillir dans les loges les membres des milieux jeunes-turcs.
Dévouées à leur obédience d'origine, les loges jouent de cette
fidélité afin que les Jeunes-Turcs jettent leur dévolu sur le pays
qu'elles représentent
- en
l'occurrence
la France pour la loge La
1Cf. supra, pp. 12-13.
2n est intéressant de noter que Mustafa Kemal est originaire de cette ville et
qu'il fonde le Comité Patrie et Liberté à Damas en 1906 avec d'autres officiers
jeunes-turcs (cf. Histoire de l'Empire ottoman, p. 574). Il ne serait pas surprenant que Mustafa Kemal fût membre d'une loge ou bénéficiât d'une éducation
politique diffusée dans les rangs de l'armée turque puisque les loges de Salonique ont participé à la préparation de la révolution de 1908 et favorisé les échanges et les rencontres entre les différents protagonistes, dont les militaires. Mustafa Kemal aurait appartenu à la loge Macedonia Resorta (sic.) et Veritas,
Orient de Salonique (cf. Daniel LIGOU et alii, « Kemal (Mustafa K. Pasha dit
Ataturk) », in Dictionnaire de la Franc-Maçonnerie, Paris, P.U.F., 3e édition,
1991, p. 668). A notre connaissance, Veritas et Macedonia Risorta sont deux
loges distinctes: Veritas dépend du Grand Orient de France et Macedonia
Risorta du Grand Orient d'Italie (cf. supra, pp. 9-10 et infra, note l, p. 55).
3Histoire de l'Empire ottoman, p. 575.
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