FRANÇOIS LARUELLE ET LA GNOSE NON

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FRANÇOIS LARUELLE
ET LA GNOSE NON-PHILOSOPHIQUE
(Ç)L'Harmattan,
2003
ISBN: 2-7475-4894-5
Collection « La Philosophie en commun»
dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain
et Patrice Vermeren
Jean-Luc RANNOU
FRANÇOIS LARUELLE
ET LA GNOSE NON-PHILOSOPHIQUE
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
France
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
Collection La Philosophie en commun
dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Vermeren
Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la
réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par
le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont
trop aisément supplanté tout débat politique théorique.
Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage.
S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement
où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses
propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions
philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de
culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la
falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines
et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites,
induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du
partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales..de justice
et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie.
Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la
pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de
Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de
Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les
fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de
surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la
dénégation et du refoulement de ce partage du jugement.
Dernières
parutions
Laurent FEDI (éd.), Les cigognes de la philosophie, études sur les
migrations conceptuelles, 2002.
John AGLO, La Vie et le vivre-ensemble, 2002.
Jean-Marc LEVENT, Les ânes rouges, généalogie des figures critiques de
l'institution philosophique en France, 2002.
Charles RENOUVIER, Sur le peuple, l'Eglise et la République, 2002.
Serge VALDINOCI, Merleau-Ponty dans l'invisible, l'œil et l'esprit au
miroir du Visible et l'invisible, 2003.
Hélène VAN CAMP, Auschwitz oblige encore, 2003.
Suzanne MACÉ, Enjeu philosophique du conte romantique, 2003.
William GONZALEZ, Généalogie et pragmatique: l'homme à l'épreuve
de lui~même, 2003.
A vertÎssemellt
L'essai qu'on va lire ne se veut ni un exposé historique des divers
mouvements gnostiques, ni Inême une phénoménologie du gnosticiSIne. En le qualifiant de non-philosophique, nous inscrivons notre
travail dans le cadre de la pensée de la non-philosophie de François
Lamelle. Cet essai se veut donc un effort pour penser en mode
non-philosophique. Si le titre de Gnose s'est imposé à nous, c'est
qu'il nous a selnblé que la non-philosophie propose la connaissance
(gnôsis) de l'essence de l'homme comme rien-qu'Un, et déploie les
conséquences de cette essence, en particulier en montrant que
l'homme existe Étranger-en-lualheur. Mais, selon les modalités
qu'on ven~a,un salut en connaissance de Inalheur est pensable, dans
le cadre mêlne de la non-philosophie. En insistant sur la possibilité
de sauver l'holnme en malheur radical, ce travail mérite donc d'être
dénolnrné gnostique. Mais notre Gnose n'est ni religieuse, ni philosophique. Elle est Gnose non-philosophique.
Chapitre 1 :
l'approche non-philosophique
g1
Par Gnose on entendra la signification que ce tenne comprend
dans son acception originelle. Autant dire, littéralement, que la
gnose désigne la connaissance en général, et que la connaissance est
un exercice par lequel quelque chose s'apprend. Gnôsis est en grec
le dérivé nominal du verbe gignôskô, qui veut dire apprendre. Par
quoi il faut d'ores et déjà saisir que la connaissance est un acte qui
vise l'apprendre, mêlne si ce qu'il s'agira d'apprendre à connaître
est ce chaque-LIn le mieux connu de manière immanente, parce que
chacun l'est. Mais ce que les hommes sont, ils doivent l'apprendre,
parce que la philosophie fait obstacle à la compréhension de
chaque-Un.
Aristote (An. post. II 19, 99 b 17-100 b 17) emploie le telme de
gnose pour désigner toute l'échelle du connaître, et en ce sens il ne
propose aucune limitation préalable des actes qui cOlnprennent
toute l'étendue qui va de la sensation (aisthêsis) à la mémoire
(mnêmê), puis de l'expérience (enlpeiria) à la science (épistêmê).
Mais que la gnose soit présentée comme une gradation manifeste
déjà l'intervention philosophique du désir de hiérarchie dans le
savoir. On récusera la hiérarchie, et en droit le terme de gnose
s'applique aussi bien à la sensation de telle couleur velie sur la toile
d'un tableau, qu'à la connaissance scientifique. Même si dans le
présent Manifeste le tenne s'applique à la connaissance fondaInentalemeIlt simple mais ignorée de l'Un qui est chaque homme, et
si donc la Gnose signifie ici la science de l'Un qui est la science
des hommes, en aucune façon il ne s'agit d'une philosophie de
l'esprit. Pour Aristote, le stade supérieur de la connaissance est
atteint par la fonction de la faculté intellectuelle la plus haute, qu'il
nomme le noÛs. La Gnose n'est pas une philosophie de l'esprit
parce qu'en premier lieu elle ne relève pas de la philosophie, et
qu'en second lieu ce n'est pas l'esprit qui donne la connaissance de
l'Un ~mais ce que chaque-Un est dans sa solitude, il le sait innnédiatement, sans l'intermédiaire d'une faculté.
D'autre part, comme on sait, la Gnose a désigné un mouvement
spéculatif historiquement identifiable et portant sur l'établissement
de la vraie voie qui Ollvre au salut radical, et cela à partir de la
claire compréhension de l'holnme COlnme étranger au monde.
Mais ici encore il s'agit d'éviter les méprises de type philosophique. On a pu par exemple retrouver dans la Gnose les thèmes
contemporains de la déréliction, et d'abandon absolu de l'hoffilne
dans le monde. Or le concept de déréliction signifie que 1'homme
se trouve toujours déjà situé dans le Inonde, et a la tâche de prendre
en charge son être-au-monde. Or la Gnose comme on l'entend ici
ne commence pas par l'interpénétration de l'homme et du monde.
S'il y a une connaissance qui sauve, elle commence seulelnent par
l'homtne. Quant à l'étrangeté au monde, la gnose que nous visons
pense plutôt l'exil radical que la déréliction. Dans le monde,
l'expél1ence fondamentale est pour chaque-Un l'exil. Mais, COffilne
le montre l'exemple d'Ulysse, l'exil n'est pas à comprendre connne
une absurdité ontologique, mais au contraire dans l' exil l' aventure a
lieu. Par ailleurs l'Odyssée est l'aventure d'un Ulysse. Et Ulysse
précède son exil et ses aventures. Il y a ainsi précession de 1'homtne
par rapport au monde, comme il y a précession d'Ulysse avant tout
exil. La doctrine du salut de la Gnose exige ainsi la prise de
conscience que le fait de penser I 'homme à partir du monde, ou
comrne conten1porain de lui, introduit I 'homn1e dans l'égarement.
Si l'homme est jeté dans le monde dès l'abord, en effet alors ne
peut s'imposer que le sentiment de l'absurdité de la déréliction.
Pourquoi être jeté ici plutôt que là, et lnaintenant plutôt qu'avant ou
après? Comprise en revanche comme l'exil dont chaque-Un est la
source originaire, l'étrangeté de tout homme n'est pas l'abandon
qui opprime ou angoisse, mais au contraire l'aventure odysséenne
qui vivifie. L'attitude anti-naturelle de l'Étranger est la condition
pour qu'un apprentissage ait lieu, et que des rencontres étranges
adviennent. Seul l'exil permet à Ulysse d'avoir entendu les sirènes.
Et le chant des sirènes, cela aucune Ge1vorfènheit existentielle ne le
donne.
10
La science de l'Un, comme connaissance de chaque-Un qui le
sauve des méprises, peut donc à bon droit revendiquer un
progrmmne de théorie unifiée du connaître qui débouche sans
rupture sur une élaboration de la théorie de I'homme COllline
Étranger, dans la mesure où il n'est qu'Un. On vise donc ici une
cOlnpréhension possible de la science et de I'homme, qui n'est pas
la compréhension Inondaine qu'en proposent les philosophes, et
cette nouvelle compréhension institue une conversion: être vu
chaque-Un comme Étranger; ou, pour le signifier en image, conce...
voir Ulysse en chacun des hommes. Toutefois institution ne veut
pas dire constitution. La Gnose n'est pas la constitution d'une
nouvelle méthode visant à mettre au jour un nouvel objet. Se penser
comme Un, qui est en mêIne temps se penser comme Étranger, cela
ne relève pas d'un acte constitutif: car pour peu qu'on veuille bien
oublier la philosophie, chacun se voit bien sûr tel quel hOlnme
comme Un. Cependant, la puissance mondaine oppose la résistance
à dépasser pour être vu en Un. La Gnose ne nie pas la puissance du
Monde; au contraire, c'est à condition d'en saisir la puissance que
l'homme peut comprendre sa propre faiblesse en tant qu'Un, et
comprendre autrement dit dans quelle Inesure il n'est rien-qu'Un.
Toutefois, l'attitude qui, sous prétexte de la puissance du Monde et
de la faiblesse de chaque-Un, oublie que l'homme est en premier
lieu l'Un dans toute sa faiblesse, ou minorité, est une attitude qui
adopte sans retenue la position de la puissance. Or, on montrera que
la position ITIondainede la puissance n'est pas la posture originelle,
mais au contraire l'im-posture constitutive de la philosophie. A
l'inverse de cette im-posture, qui ne repose que sur un sol fantasmatique d'égalité de puissance entre le Inonde et la philosophie, on
voudra démontrer que c'est seuleInent à partir de la faiblesse
instituée de l'Un que le Inonde peut aussi apparaître dans toute sa
richesse ou multiplicité phénoménales. Seule la minorité fondamentale de l'Un pelmet de déduire la puissance multiple des
autorités mondaines, c'est -à-dire ouvrir à la multiplicité des
autorités dans leur véritable identité.
Il
92
La minorité est chaque-Un dans sa solitude radicale. Les autolités
sont par exemple: le monde, la conscience, le langage, le droit, ou
encore l'état. Les autorités se caractérisent par leur puissance ou
pouvoir d'imposer. Rien que l'énoncé de ces quelques instances
autoritaires suffit, pour qui est un peu familier avec la philosophie,
à révéler la prédilection de celle-ci pour l'autoritaire qui en impose.
La philosophie a avec les autorités une affinité élective, qui
s'explique par son désir compulsif de faire elle-lnême autorité.
Pour satisfaire cette compulsion, elle s'assigne comme ten.ain de
prédilection toutes les supériorités qui en imposent, les transcendances autolitaires. La Gnose se tient dans le rien-qu'Un
d'abord. En cela elle est minoritaire par plincipe. L'ignorance
compulsive de la minorité par la philosophie, nous la nOlnmerons, à
la suite de Lamelle, l'oubli de l'Un. A ce titre, nous inscrivons
notre démarche dans l'ouverture à ce jour encore incomprise de la
non-philosophie laruellienne, et nous aurons à répéter de manière
exotérique et gnostique des thèses de la non-philosophie. Pourquoi
ce travail de répétition? Tel Fichte réécrivant à l'envi la doctrine
de la science, la non-philosophie ne s'est-elle pas suffisamtnent
répétée? Pour autant sa réception insuffisante justifie pour nous
d'essayer d'écrire un rapport clair comn1e le jour de la science de
l'Un. En effet, la difficulté de la réception de la non-philosophie
provient de deux motifs: 10 la radicalité du progrmnme nonphilosophique constate en s'énonçant la résistance philosophique
comme une attitude adhérente à la philosophie; 20 la nouveauté du
propos non-philosophique a pu apparaître non-appréhendable à
cause de la grande abstraction nécessaire à l'élaboration rigoureuse
de son programme. Nous proposons dès lors la Gnose comme
réécriture exotérique de la non-philosophie.
Qu'est-ce que la non-philosophie?
"Dans sa plus grande
généralité, il s'agit d'une élaboration du statut théorique et
pragmatique de la philosophie, de l'identité qui est la sienne Inême
lorsqu'elle est considérée dans ses pratiques diversifiées et dans son
rapport aux savoirs régionaux, identité radicale ou de perfonnation
12
que la philosophie, elle-mêlne, se refuse ou ne se reconnaît pas:
problème directement lié au 'non-philosophique' et à son statut"
(Lamelle, Principes de la non-philosophie =: PNP, 1). La
non-philosophie identifie un geste inaugural pelmettant de
reconnaître toutes les philosophies comme des variétés de la
philosophie. Au-delà de la variété, la philosophie possède donc des
invariants repérables. L' affmité avec les autorités est par exemple
un de ces invariants. L'énoncé: "Tout est philosophable" en est un
autre. Ainsi la philosophie se caractérise par une manière
particulière d'énoncés dans le dOlnaine du savoir, et elle réalise ce
qu'elle est en s'énonçant: c'est en ce sens que la philosophie est
performative. Quand un Inaire énonce la proposition: "Je vous
déclare unis par les liens du Inariage", on sait depuis Austin que son
énoncé est perfonnatif en ce sens où il réalise un acte, en
l'occurrence le mariage. De même pour la philosophie. Quand
Aristote énonce: " L'étant se dit en multiples façons"(Metaph. Z
1, 1028 a 10), il énonce une thèse sur le réel et fait de la
philosophie. Sa thèse ici transforme le réel en étant, et cet étant
n'est pas univoque. La philosophie devient métaphysique.
Afin d'éviter toute méprise, on insistera sur le fait que la
non-philosophie n'a pas pour ambition secrète de dé-faire la
philosophie. Cela n'est pas le cas, la non-philosophie ne prononce
pas le jugement du divorce. Elle s'efforce au contraire de
comprendre la philosophie dans son identité, c'est-à-dire aussi dans
les limites de la philosophie. C'est ici qu'intervient la résistance
philosophique. Et cela pour deux raisons: 1° la philosophie
rechigne à se voir assigner des limites ~elle se veut illitnitée ("tout
est philosophable") ~et 2° il y aurait un droit des philosophies à la
diversité sans limites. De quel droit parler de la philosophie, et qui
plus est, même pas en son nom? N'y a-t-il pas que des philosophes, et ne sont-ils pas les mieux placés pour parler de la
philosophie, puisqu'ils la font? Mais cette objection vaut aussi peu
que celle qui interdirait de parler de botanique sous prétexte que le
botaniste n'est pas une plante ~qu'il y a une diversité illitnitée de
végétaux ~et qu'on n'en a pas encore découvert toutes les espèces.
13
~3
Le 'non' de la non-philosophie peut laisser croire à un refus pur
et simple de la philosophie. Encore une fois il n'est pas question de
signifier son congé à la philosophie, puisqu'au contraire c'est de
son identité qu'il s'agit. La Gnose non-philosophique possède son
autonomie du pouvoir primordial de toute minorité à proférer un
"non". Une analogie peut faire comprendre l'autonomie du "non",
afin que la non-philosophie n'apparaisse pas comme une réaction
déductible de la philosophie, et donc comme procédant en dernière
instance de cette dernière. Prenons l'événement constitué par la
révolution non-euclidienne. La nouvelle mathématisation est noneuclidienne sans se déduire bien sûr des propositions d'Euclide. La
mathématisation non-euclidienne n'est pas non plus une pensée en
marge de la mathématique euclidienne, elle n'est pas une réaction à
Euclide. Elle est une nouvelle création de lnathèlnes, qui permet
aussi de remettre à sa place la mathématique euclidienne. Ainsi, il y
a une identité propre à la mathématique d'Euclide que les
mathèmes non-euclidiens pelmettent de penser à nouveaux frais, et
pour cela il faut lIn "non" inaugural. Mais la nature de ce "non"
n'est pas détenniné par les mathèmes euclidiens; il procède d'une
création de nouveaux problèmes. De la même façon, la Gnose
non-philosophique prend pour occasion de son dit le lnatériau
philosophique, lnais sans se déduire du matériau.
La notion de matériau est centrale, mais peut susciter une
mésinterprétation. La Gnose ne risque-t-elle pas de se poser comme
méta-philosophie ou COlnme marge de la philosophie? Nous
reprendrons alors pour être clair l'exemple de la botanique. Il est
obvie que cette science n'est pas une méta-plante, ni une marge
végétale. L'existence des plantes est la cause occasionnelle de la
botanique. Sans cette existence, la botanique serait elle-lnême
inexistante. Pour autant, les plantes ne constituent pas la botanique
comme science. De même, la philosophie est cause occasionnelle,
en tant que matériau, de la Gnose non-philosophique; mais elle ne
14
la dételmine pas comme Gnose. Ce qui détennine la Gnose comme
Gnose est d'abord, ce qui veut dire en dernière instance,
l'homme-Un. A partir de la théorie (vision) de l'homme-Un, une
nouvelle pragmatique de la pensée peut se dessiner.
D'abord, la philosophie perd de sa suffisance. Elle ne suffit plus
à expliquer par elle-même la pratique gnostique. Soit par exemple
la philosophie politique. Une non-politique de la pensée consistera
à accepter comme simples données les énoncés politiques pour une
pratique universelle du politique à partir de chaque-Un. Le
fondelnent non-politique de la politique n'est pas la cité, la polis,
mais tout homme-Un. Dès lors la démocratie apparaît comme
fondée à se dire le régime adéquat à l'homme comme Un,
chaque-Un ne comptant que pour Un mais entièrement Un. Les
discours non-démocratiques n'en restent pas moins des data de la
non-politique. En particulier, on peut comprendre l'autorité
foncière à l' œuvre dans le discours platonicien. Dans la cité
platonicienne les hommes sont éliminés en tant qu'Un, et ils ne sont
plus que les membres d'un corps politique où chaque partie,
distribuée dans des castes, ne vaut pas égalitairement comme Un.
La politique platonicienne déploie la suffisance philosophique de
telle sorte que soit déduite la nécessité du philosophe-roi (Lettre
VII, "les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race
des purs et authentiques philosophes n'arrive au pouvoir ou que les
chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher
véritablement"). La stratégie platonicienne est un mélange
empirico-transcendantal qui ne laisse pas se développer l'identité
démocratique parce qu'elle introduit aussi à une anthropologie
fondatrice:
de même qu'il y a trois instances en l'homme
empirique, qui sont le ventre, le cœur et l'esprit, il doit y avoir trois
castes dans la bonne organisation politique. Qu'est-ce que faire de
la politique pour Platon? C'est distribuer les humains en raison de
son anthropologie. Est une vraie politique celle-là qui distribue
bien. Voilà pourquoi aussi le Bien est désigné cotmne étant le vrai
Réel. La politique platonicienne est une mixture anthropométaphysique.
La Gnose non-philosophique est par essence démocratique.
Toutes les pensées politiques sont de simples data. Par ailleurs, si
le Réel n'est plus par exemple le Bien, mais cela que chaque-Un
15
doit reconnaître, c'est-à-dire tout homme dans sa minorité, ou
Étrangeté, alors la suffisance autoritaire est dissoute, et c'est aussi
en conséquence la démocratie politique qui est adéquate à l'essence
du Réel. Le Réel est l'homme-Un. Cependant, l'adéquation de la
démocratie politique à l'essence du réel (l'homme-Un) ne constitue
pas le Réel lui-même. Le Réel-Un continue à être premier même
dans le cas du despotisme. Simplement, pour paraphraser Hegel,
dans le despotislne un seul se croit Un. Et comme il ignore les
autres comtne aussi Réels que lui, 1° il les assujettit, et 2° il se perd
lui-même dans sa propre autorité fantasmatique. Ce qui veut dire
que le despote s'ignore de fait comme rien-qu'Un, et cela justifie
par exemple qu'il s'entoure de sbires. La force du despote ne vaut
plus que par ce qui l'entoure. Plus le despote possède de puissance,
et plus il a besoin de s'entourer de gardiens puissants; et donc plus
sa puissance est manifestée dans sa soldatesque. Dès lors le despote
s'oublie lui-même dans la brutalité empirique de ses gardiens. Le
despotisme manifeste l'oubli de l'Un dans la politique.
~4
Puisque la gnose ne défait pas la philosophie, elle la prend, au
contraire des philosophies effectives, dans toute l'étendue de son
matériau. Dans l'acte gnostique la philosophie ne perd rien d'autre
que sa suffisance. Mais cette perte est fantasmatique. Car la
philosophie n'a jamais eu réellement la suffisance qu'elle a
pourtant toujours revendiquée. Il s'agit donc pour chaque-Un, enfin
reconnu comme le Seul Réel, de penser adéquatement sa minorité
ou Étrangeté. Il s'ensuit deux conséquences importantes: 1° le Réel
est toujours ce qu'il est, rien-qu'Un, et donc aucune pensée ni
pratique ne peuvent l'affecter dans sa minorité fondamentale.
Aucune pensée ne peut transformer le Réel, et donc l' axiolne
parménidien : "la même chose est être et penser" (D.B 3), qui
énonce la convertibilité de la pensée et du réel compris comme
l'Être, ne vaut pas pour la Gnose. La pensée et (être) le réel ne sont
pas du même ordre, et n'adviennent pas ensemble. Ce qui est
16
premier est et demeure le Réel-Un. Il y a une primauté de l'Un.
Cela permet de comprendre enfin le Réel dans son essence;
2° la
pensée, en perdant sa suffisance philosophique
(perte
fantasmatique), gagne en Vélité désormais la force-de-pensée. Mais
afin de comprendre comment la faiblesse de l'Un simplement réel,
rien-qu'Un, ouvre à la pensée dans toute sa force, il nous faut
brièvelnent c01nparer les matrices respectives de la philosophie et
de la non-philosophie.
Suivons Lamelle. "Le trait invariant le plus universel de la
philosophie est une matrice fractionnaire à 2/3 tennes : elle se
donne. une intériorité et une extériorité, une immanence et une
transcendance simultanélnent, dans une structure à synthèse ou
hiérarchie, l'une l'emportant sur l'autre alternativement" (PNP, 5).
Cette matrice, à laquelle est attribuée le nom de Décision
philosophique, constitue l'invariant à l' œuvre dans toute pensée
philosophique. Par exelnple, lorsque Parménide énonce: "C'est la
même chose que penser et être", l'intériorité de fOlme synthétique
établit la convertibilité du penser et de l'être. Mais cette synthèse ne
se soutient que par l'appel à un troisième terme, nommé Dikê
(Justice) ou Moira (Destin) en D.B. 8. Or, Destin et Justice sont les
instances transcendantes qui permettent de justifier circulairement
que "le penser (noein) et l'objet de pensée (noêma) sont le même
(tauton)"(D.B. 8). Ainsi, l'identité du penser et du noême relève du
troisième telme transcendant, qui dit que cela est fatalelnent juste.
L'identité réclame la Justice; autrement dit, dans la célèbre
formulation "to gar auto noein estin te kai einai", Ie mêlne qui
permet la coordination par le terme apparemment insignifiant et
neutre de la conjonction "et" (kai), ce même doit se comprendre en
fait comme l'intervention transcendante et destinale du Juste. La
vision parménidienne ne se soutient donc que dans le recours à la
matrice à 2/3 tennes : penser/ être/ Justice. Or l'intervention de la
Justice provient de la décision du philosophe, afin de conférer
l'apparente rigueur immanente à la convertibilité du penser et de
l'être. Sans le troisième terme transcendant, le discours de la
convertibilité pannénidienne flotte dans l'arbitraire d'une pensée
qui ne peut pas donner de manière immanente de validité à la
formulation. Les nouvelles révélations de l'être paI1nénidien
accusent leur provenance dans la seule décision du philosophe de
17
faire tenir enselnble l'être et le penser. Et l'appel à l'inspiration
démonologique, Ie recours au "dairnon" (D. 28 BI), résonne
comme une volonté de garantie divine à une pensée seulement
humaine, trop humaine, mais qui refuse d'être d'un homme.
Un second exemple permettra de saisir que la matrice à 2/3
termes, ou matrice de la Décision philosophique, se retrouve dans
les propositions en apparence les plus anodines. Quittons les hautes
sphères concentriques de la métaphysique parménidienne, et
analysons le contenu d'une autre formule célèbre de la philosophie.
Dans le Discours de la méthode, 3ème partie, Descartes énonce
comme on sait les maximes de sa morale provisoire. Une maxime
est une règle subjective, mais elle a prétention à valoir
universellement. Ses maximes doivent donc valoir pour tout
individu raisonnable qui s'est engagé dans le bon chemin de la
pensée. Analysons la troisième maxime. Descartes y dit son
intention "de tâcher toujom.s plutôt à (se) vaincre que la fortune, et
à changer (ses) désirs que l'ordre du monde". L'ordre du monde est
posé comme l'instance qui justifie que le philosophe s'exerce et
soit résolu à ne pas désirer l'impossible. On a donc en apparence
une matrice à deux termes qui renvoient l'un à l'autre: l'ordre du
monde/ le désir, et cela afm que le désir soit adéquat à l'ordre. Or
en fait l'exercice sur le désir prend concrètement pour s'effectuer la
forme de l'exercice de la raison en vue de la vérité. Descartes en
effet dit plus loin qu'il va "employer toute (sa) vie à cultiver (sa)
raison" . Or, il est patent que l'exercice de la raison, tel qu'il est
compris par Descartes, intervient dans l'ordre du monde. Lorsque
Hegel salue en Descartes le héros de la subjectivité moderne,
lorsque Heidegger énonce la même Ïtnpo11ance inaugurale que
constitue le nouveau départ cartésien, c'est à cette culture de la
raison appelée de ses vœux par Descartes qu'ils pensent. Le
philosophe étant celui qui désire cultiver sa raison, il est clair que
Descartes ne s'exerce aucunement à changer ses désirs plutôt que
l'ordre du monde. Au contraire, comme on sait, la culture de la
raison modifie cet ordre (par l'application à la médecine et le souci
de pratique technique au moins, DM, 6éme partie: La culture de la
raison vise "le bien général de tous les hOlTIlnes").Donc, la Inatrice
effective de la maxime subjective de Descartes est: ordre du
monde/ désir/ raison. Et c'est l'instance transcendante de la raison
18
qui va pour lui ordonner le désir. Ce n'est donc pas l'ordre du
monde, mais la raison qui réellement ordonne, au double sens
qu'elle dispose et commande. La raison intervient dans le monde et
dans le désir. Donc Descartes, qui a forgé dès le départ le dessein
de s'instruire, fonde une morale provisoire qui justifie seulement
qu'il continue à s'instruire et à cultiver sa raison. Sa morale
provisoire est en fait défmitivement atTêtée. Et il ne borne pas ses
désirs, au contraire il pousse continuellement au désir de raison. La
compréhension de l'ordre du monde et du désir dépend donc
entièrement de la décision du philosophe "d'employer toute (sa) vie
à cultiver (sa) raison, ce qui veut dire pour lui: "m'avancer autant
que je POUITaiSen la connaissance de la vérité, suivant la méthode
que je m'étais prescrite" (DM, 3ème partie). Autrement dit, la
maxime justifie l'exercice à la limite de la méthode auto-prescrite.
La matrice de la morale provisoire peut donc encore s'énoncer
comme suit: monde/ maxime/ méthode; la preuve de la valeur de
la maxime trouvant à se dire dans la valeur autoproclamée de la
méthode. Cette méthode intervient dans le monde: 1° théoriquement, en le désignant comme objet à connaître; et 2° pratiquelnent
en le désignant comme matériau à transformer, afin de "nous
rendre comme maîtres et possesseurs de la nature"(DM, 6ème
patiie). Il Y a donc bien une entreprise cartésienne relevant
entièrement de la Décision philosophique. Tout est potentiellement
philosophable et transformable, puisqu'aussi bien le désir que
l'ordre du monde sont soumis de facto à la culture de l'avance de la
raison autant qu'il est possible. Ne pas désirer l'impossible signifie
en vérité son contraire: désirer sans fin tout le possible dans
l'avance illimitée de la culture de la raison triomphante.
~5
On a vu comment la matrice philosophique exhibe une pensée
dont toute l'ambition consiste à pouvoir présenter la philosophie
comme devant co-dételmÏner dans son acte ce que chaque
philosophe appelle le réel. La matrice philosophique expose donc
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un type d'expérience du réel tel qu~ la décision philosophique de
co-déte11niner le réel apparaisse COllline l' expélience fondamentale
du rapport de la pensée au réel. Quelle est maintenant la matrice
non-philosophique ou gnostique? Peut-on postuler un autre type
d'expérience, telle que la pensée en soit dicible,mais telle aussi que
le réel ne soit plus déterminé par la pensée? On serait alors face à
un tout autre type de pratique que celle de la Décision
philosophique, puisqu'on échapperait au "cercle du Réel et de la
pensée"(Laruelle, PNP, 6). Tout se joue ici dans la compréhension
du tenne "Réel". La non-philosophie semble faire violence à
l'acception
courante de ce terme. Mais cette acception n'est
courante que parce qu'elle a été soutenue inlassablelnent sous ses
multiples guises par la Décision philosophique. Pour celle-ci le
Réel est le Monde. Mais en est-il bien ainsi?
Il semble naturel d'appeler le Réel tout ce qu'il y a. Le tout (to
pan), que Périandre déjà demandait d'embrasser sans reste par
l'étude (''Mele ta to pan"), n'est-ce pas le nom le plus simple et
adéquat à donner au réel? Mais cette attitude ne tient pas. Car le
Tout ne peut être précisément désigné comme le Réel que par une
pensée qui enjoint son étude soucieuse et exhaustive. Et on est ainsi
renvoyé aux difficultés du tout, to pan, déterminé par la partie,
l'étude. La manière moderne de renvoyer le tout à une totalité
originaire: la conscience (de tout ce qu'il y a), ne résout pas
davantage la difficulté, mais au contraire la cOlnplique indéfiniment. Car la conscience peut-elle être autre chose que
l'ensemble des opérations intentionnelles qui visent un objet? et à
la limite elle-même comme objet indiquant pour finir une scission
dans l'esprit entre la conscience et son inconscient? Si "l'étude
embrasse tout", à supposer que la conscience soit elle-mêlne
comprise comme l'origine de l'étude, alors elle embrasse aussi
l'esprit dans sa partie inconsciente. De sorte que si l'on prend
l'injonction de Périandre à la lettre ou dans un sens modernisé, elle
ne désigne rien d'autre que la Décision philosophique commune,
selon laquelle le réel (le tout) est constitué par l'activité de l'étude,
donc la pensée. Que maintenant la compréhension de l'étude
s'affme pow. dévoiler l'inconscient à l'oeuvre dans l'étude: le
travail du langage qui dit "tout", la pulsion qui veut tout savoir afin
de satisfaire une curiosité infantile, alors on ne retrouve encore que
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la lnatrice philosophique de co-détennination intenable de la pensée
et du Réel.
Afin d'éviter ces difficultés ou confusions aporétiques, il suffit de
considérer le Réel dans sa teneur originaire minimale. Alors, bien
loin d'être le Tout gonflé de transcendance, le réel est ce qui reste
en soi. "Rester en soi" se dit en latin im-manere.
Le Réel absolument premier et sans transcendance que
l'expérience donne à chaque-Un n'est rien d'autre que l'immanence radicale dont chaque-Un fait l'expérience. Le Réel
s'expérimente en soi, et il n'est pas un reste qui s'obtiendrait par
une opération ou Décision philosophique de gommage du Tout: il
est non pas un reste, une soustraction, mais le rester-en-soi sans
transcendance. Autrement dit, la Gnose nomme Réel l'immanence
minimale, radicale, et interne, où toute scission, extériorité, codétermination par la pensée se trouvent exclues. S'il était le reste
par soustraction, le Réel serait encore le résultat d'une opération de
la pensée. Le rester-en-soi, l'immanence radicale, ne procède pas
du geste de l'exclusion non plus, la scission est exclue à cause de
l'Un et non pas à cause d'un gOffilnage. Afin d'éviter toute
équivoque, la Gnose non-philosophique postule donc l'expélience
réelle d'une immanence radicale et minimale; et afin de parer aux
apories de la transcendance, elle nOlnme le Réel l' [ln. L'Un est ce
dont chaque-Un fait l'expérience Ininnnale. Ce nom de l'Un est
donc aussi le nom de l'Homme, une fois reléguée dans le domaine
philosophique de la Décision toute expérience de l'Homme comme
désir, conscience, langage ou animal rationale etc. Tous ces noms
ne peuvent qu'éliminer ce qu'il y a pour chaque-Un de plus
manifeste: l'expérience de chaque homme comme Une expérience
radicale, minimale, immanente.
Qu'est-ce que le Réel? L'expérience (de) l'Un. La parenthèse
s'écrit pour écarter les velléités de récupération de l'immanence par
la transcendance. Car on pourrait objecter: cette expérience
invoquée par la Gnose est elle-même prise sans le savoir dans la
matrice philosophique. Car il y aurait 2/3 telmes à l'œuvre: l'Uni
l'expérience/ la détermination génitive du "de". Et ce serait le
génitif qui seul permettrait l'expérience, donc qui en serait la cause
et l'origine. La mise entre parenthèses du "de" vise à établir qu'il
n'y a pas génération de l'expérience par une codétermination
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transcendante et génitive. L'Un n'est pas même causa sui, cause de
soi, car il n'est pas premièrement une cause, fût-ce de soi-même,
mais une expérience immanente. Dès lors on peut dire avec
Lamelle que la matrice non-philosophique "n'est plus celle à 2/3
termes de la philosophie et de sa causalité ultimement circulaire;
elle n'est même pas du 1/2 (==la Différence) et encore moins du 1
métaphysique qui n'est qu'un artefact du 1/2 ( parce qu'ontologique et donc pensé par rapport d'égalité ou d'exclusion avec
l'être ou l'autre, comme par exemple dans le Parménide de Platon).
Elle n'est pas fractionnaire parce qu'elle est celle du 1 qui n'est que
1, également celle du 2 qui, en tant que 2 irréductible, est pourtant
2-en-I en dernière instance ou 1 (du) 2 mais non 1/2" (PNP, 7). L'I
est l'immanence radicale. Le 2 (le langage, l'être, le monde etc.
dans leur identité) est donc pensable en mode gnostique, mais en
dernière instance seul l'Un garantit l'autonomie relative du 2. Soit
par exemple le langage comme une manifestation du 2 : on peut
penser l'identité du langage seulement si déjà on possède le concept
d'identité, et cela seuil' expérience de l' 1 le donne.
L'expérience radicalement interne que chaque-Un a non pas de
lui-même, mais plus rigoureusement de lui-Cln, s'offre sur le mode
de l'identité indivisible, ou pour le dire autrement, sur le mode de
la Solitude. L' hen est Ie monos. La solitude des hOlnmes n'est pas
obtenue par une réduction, ou une mise entre parenthèses de tous
les termes transcendants qui peuvent défmir I'homme. En effet,
I'homme peut être pensé comme être de langage, être au monde,
animal politique, ou sujet moral ayant à sa charge la responsabilité
de l'humanité raisonnable. Ces termes transcendants en réalité ne se
soutiennent pas d'eux-mêmes, mais ils peuvent faire oublier celui
qui en-dernière-instance les fait exister dans lem. identité. Quant à
lui, l'Un n'a pas besoin des termes transcendants pour se
reconnaître comme Solitude, et il n'a donc pas besoin non plus de
les écarter pour obtenir une sorte de précipité de solitude après
manipulations chimico-philosophiques. Chaque-Un est toujours
déjà-donné comme rien-qu'Un en solitude. Pour comprendre
l'immanence radicale de l'Un, il faut comprendre que l'immanence
ne constitue pas un point de vue immanent sur l'homme, car cela
relèverait d'un geste extérieur à la Solitude, qui serait alors le
résultat du nouveau point de vue. On peut adopter différents points
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