FRANÇOIS LARUELLE ET LA GNOSE NON-PHILOSOPHIQUE (Ç)L'Harmattan, 2003 ISBN: 2-7475-4894-5 Collection « La Philosophie en commun» dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren Jean-Luc RANNOU FRANÇOIS LARUELLE ET LA GNOSE NON-PHILOSOPHIQUE L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE Collection La Philosophie en commun dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales..de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parutions Laurent FEDI (éd.), Les cigognes de la philosophie, études sur les migrations conceptuelles, 2002. John AGLO, La Vie et le vivre-ensemble, 2002. Jean-Marc LEVENT, Les ânes rouges, généalogie des figures critiques de l'institution philosophique en France, 2002. Charles RENOUVIER, Sur le peuple, l'Eglise et la République, 2002. Serge VALDINOCI, Merleau-Ponty dans l'invisible, l'œil et l'esprit au miroir du Visible et l'invisible, 2003. Hélène VAN CAMP, Auschwitz oblige encore, 2003. Suzanne MACÉ, Enjeu philosophique du conte romantique, 2003. William GONZALEZ, Généalogie et pragmatique: l'homme à l'épreuve de lui~même, 2003. A vertÎssemellt L'essai qu'on va lire ne se veut ni un exposé historique des divers mouvements gnostiques, ni Inême une phénoménologie du gnosticiSIne. En le qualifiant de non-philosophique, nous inscrivons notre travail dans le cadre de la pensée de la non-philosophie de François Lamelle. Cet essai se veut donc un effort pour penser en mode non-philosophique. Si le titre de Gnose s'est imposé à nous, c'est qu'il nous a selnblé que la non-philosophie propose la connaissance (gnôsis) de l'essence de l'homme comme rien-qu'Un, et déploie les conséquences de cette essence, en particulier en montrant que l'homme existe Étranger-en-lualheur. Mais, selon les modalités qu'on ven~a,un salut en connaissance de Inalheur est pensable, dans le cadre mêlne de la non-philosophie. En insistant sur la possibilité de sauver l'holnme en malheur radical, ce travail mérite donc d'être dénolnrné gnostique. Mais notre Gnose n'est ni religieuse, ni philosophique. Elle est Gnose non-philosophique. Chapitre 1 : l'approche non-philosophique g1 Par Gnose on entendra la signification que ce tenne comprend dans son acception originelle. Autant dire, littéralement, que la gnose désigne la connaissance en général, et que la connaissance est un exercice par lequel quelque chose s'apprend. Gnôsis est en grec le dérivé nominal du verbe gignôskô, qui veut dire apprendre. Par quoi il faut d'ores et déjà saisir que la connaissance est un acte qui vise l'apprendre, mêlne si ce qu'il s'agira d'apprendre à connaître est ce chaque-LIn le mieux connu de manière immanente, parce que chacun l'est. Mais ce que les hommes sont, ils doivent l'apprendre, parce que la philosophie fait obstacle à la compréhension de chaque-Un. Aristote (An. post. II 19, 99 b 17-100 b 17) emploie le telme de gnose pour désigner toute l'échelle du connaître, et en ce sens il ne propose aucune limitation préalable des actes qui cOlnprennent toute l'étendue qui va de la sensation (aisthêsis) à la mémoire (mnêmê), puis de l'expérience (enlpeiria) à la science (épistêmê). Mais que la gnose soit présentée comme une gradation manifeste déjà l'intervention philosophique du désir de hiérarchie dans le savoir. On récusera la hiérarchie, et en droit le terme de gnose s'applique aussi bien à la sensation de telle couleur velie sur la toile d'un tableau, qu'à la connaissance scientifique. Même si dans le présent Manifeste le tenne s'applique à la connaissance fondaInentalemeIlt simple mais ignorée de l'Un qui est chaque homme, et si donc la Gnose signifie ici la science de l'Un qui est la science des hommes, en aucune façon il ne s'agit d'une philosophie de l'esprit. Pour Aristote, le stade supérieur de la connaissance est atteint par la fonction de la faculté intellectuelle la plus haute, qu'il nomme le noÛs. La Gnose n'est pas une philosophie de l'esprit parce qu'en premier lieu elle ne relève pas de la philosophie, et qu'en second lieu ce n'est pas l'esprit qui donne la connaissance de l'Un ~mais ce que chaque-Un est dans sa solitude, il le sait innnédiatement, sans l'intermédiaire d'une faculté. D'autre part, comme on sait, la Gnose a désigné un mouvement spéculatif historiquement identifiable et portant sur l'établissement de la vraie voie qui Ollvre au salut radical, et cela à partir de la claire compréhension de l'holnme COlnme étranger au monde. Mais ici encore il s'agit d'éviter les méprises de type philosophique. On a pu par exemple retrouver dans la Gnose les thèmes contemporains de la déréliction, et d'abandon absolu de l'hoffilne dans le monde. Or le concept de déréliction signifie que 1'homme se trouve toujours déjà situé dans le Inonde, et a la tâche de prendre en charge son être-au-monde. Or la Gnose comme on l'entend ici ne commence pas par l'interpénétration de l'homme et du monde. S'il y a une connaissance qui sauve, elle commence seulelnent par l'homtne. Quant à l'étrangeté au monde, la gnose que nous visons pense plutôt l'exil radical que la déréliction. Dans le monde, l'expél1ence fondamentale est pour chaque-Un l'exil. Mais, COffilne le montre l'exemple d'Ulysse, l'exil n'est pas à comprendre connne une absurdité ontologique, mais au contraire dans l' exil l' aventure a lieu. Par ailleurs l'Odyssée est l'aventure d'un Ulysse. Et Ulysse précède son exil et ses aventures. Il y a ainsi précession de 1'homtne par rapport au monde, comme il y a précession d'Ulysse avant tout exil. La doctrine du salut de la Gnose exige ainsi la prise de conscience que le fait de penser I 'homme à partir du monde, ou comrne conten1porain de lui, introduit I 'homn1e dans l'égarement. Si l'homme est jeté dans le monde dès l'abord, en effet alors ne peut s'imposer que le sentiment de l'absurdité de la déréliction. Pourquoi être jeté ici plutôt que là, et lnaintenant plutôt qu'avant ou après? Comprise en revanche comme l'exil dont chaque-Un est la source originaire, l'étrangeté de tout homme n'est pas l'abandon qui opprime ou angoisse, mais au contraire l'aventure odysséenne qui vivifie. L'attitude anti-naturelle de l'Étranger est la condition pour qu'un apprentissage ait lieu, et que des rencontres étranges adviennent. Seul l'exil permet à Ulysse d'avoir entendu les sirènes. Et le chant des sirènes, cela aucune Ge1vorfènheit existentielle ne le donne. 10 La science de l'Un, comme connaissance de chaque-Un qui le sauve des méprises, peut donc à bon droit revendiquer un progrmmne de théorie unifiée du connaître qui débouche sans rupture sur une élaboration de la théorie de I'homme COllline Étranger, dans la mesure où il n'est qu'Un. On vise donc ici une cOlnpréhension possible de la science et de I'homme, qui n'est pas la compréhension Inondaine qu'en proposent les philosophes, et cette nouvelle compréhension institue une conversion: être vu chaque-Un comme Étranger; ou, pour le signifier en image, conce... voir Ulysse en chacun des hommes. Toutefois institution ne veut pas dire constitution. La Gnose n'est pas la constitution d'une nouvelle méthode visant à mettre au jour un nouvel objet. Se penser comme Un, qui est en mêIne temps se penser comme Étranger, cela ne relève pas d'un acte constitutif: car pour peu qu'on veuille bien oublier la philosophie, chacun se voit bien sûr tel quel hOlnme comme Un. Cependant, la puissance mondaine oppose la résistance à dépasser pour être vu en Un. La Gnose ne nie pas la puissance du Monde; au contraire, c'est à condition d'en saisir la puissance que l'homme peut comprendre sa propre faiblesse en tant qu'Un, et comprendre autrement dit dans quelle Inesure il n'est rien-qu'Un. Toutefois, l'attitude qui, sous prétexte de la puissance du Monde et de la faiblesse de chaque-Un, oublie que l'homme est en premier lieu l'Un dans toute sa faiblesse, ou minorité, est une attitude qui adopte sans retenue la position de la puissance. Or, on montrera que la position ITIondainede la puissance n'est pas la posture originelle, mais au contraire l'im-posture constitutive de la philosophie. A l'inverse de cette im-posture, qui ne repose que sur un sol fantasmatique d'égalité de puissance entre le Inonde et la philosophie, on voudra démontrer que c'est seuleInent à partir de la faiblesse instituée de l'Un que le Inonde peut aussi apparaître dans toute sa richesse ou multiplicité phénoménales. Seule la minorité fondamentale de l'Un pelmet de déduire la puissance multiple des autorités mondaines, c'est -à-dire ouvrir à la multiplicité des autorités dans leur véritable identité. Il 92 La minorité est chaque-Un dans sa solitude radicale. Les autolités sont par exemple: le monde, la conscience, le langage, le droit, ou encore l'état. Les autorités se caractérisent par leur puissance ou pouvoir d'imposer. Rien que l'énoncé de ces quelques instances autoritaires suffit, pour qui est un peu familier avec la philosophie, à révéler la prédilection de celle-ci pour l'autoritaire qui en impose. La philosophie a avec les autorités une affinité élective, qui s'explique par son désir compulsif de faire elle-lnême autorité. Pour satisfaire cette compulsion, elle s'assigne comme ten.ain de prédilection toutes les supériorités qui en imposent, les transcendances autolitaires. La Gnose se tient dans le rien-qu'Un d'abord. En cela elle est minoritaire par plincipe. L'ignorance compulsive de la minorité par la philosophie, nous la nOlnmerons, à la suite de Lamelle, l'oubli de l'Un. A ce titre, nous inscrivons notre démarche dans l'ouverture à ce jour encore incomprise de la non-philosophie laruellienne, et nous aurons à répéter de manière exotérique et gnostique des thèses de la non-philosophie. Pourquoi ce travail de répétition? Tel Fichte réécrivant à l'envi la doctrine de la science, la non-philosophie ne s'est-elle pas suffisamtnent répétée? Pour autant sa réception insuffisante justifie pour nous d'essayer d'écrire un rapport clair comn1e le jour de la science de l'Un. En effet, la difficulté de la réception de la non-philosophie provient de deux motifs: 10 la radicalité du progrmnme nonphilosophique constate en s'énonçant la résistance philosophique comme une attitude adhérente à la philosophie; 20 la nouveauté du propos non-philosophique a pu apparaître non-appréhendable à cause de la grande abstraction nécessaire à l'élaboration rigoureuse de son programme. Nous proposons dès lors la Gnose comme réécriture exotérique de la non-philosophie. Qu'est-ce que la non-philosophie? "Dans sa plus grande généralité, il s'agit d'une élaboration du statut théorique et pragmatique de la philosophie, de l'identité qui est la sienne Inême lorsqu'elle est considérée dans ses pratiques diversifiées et dans son rapport aux savoirs régionaux, identité radicale ou de perfonnation 12 que la philosophie, elle-mêlne, se refuse ou ne se reconnaît pas: problème directement lié au 'non-philosophique' et à son statut" (Lamelle, Principes de la non-philosophie =: PNP, 1). La non-philosophie identifie un geste inaugural pelmettant de reconnaître toutes les philosophies comme des variétés de la philosophie. Au-delà de la variété, la philosophie possède donc des invariants repérables. L' affmité avec les autorités est par exemple un de ces invariants. L'énoncé: "Tout est philosophable" en est un autre. Ainsi la philosophie se caractérise par une manière particulière d'énoncés dans le dOlnaine du savoir, et elle réalise ce qu'elle est en s'énonçant: c'est en ce sens que la philosophie est performative. Quand un Inaire énonce la proposition: "Je vous déclare unis par les liens du Inariage", on sait depuis Austin que son énoncé est perfonnatif en ce sens où il réalise un acte, en l'occurrence le mariage. De même pour la philosophie. Quand Aristote énonce: " L'étant se dit en multiples façons"(Metaph. Z 1, 1028 a 10), il énonce une thèse sur le réel et fait de la philosophie. Sa thèse ici transforme le réel en étant, et cet étant n'est pas univoque. La philosophie devient métaphysique. Afin d'éviter toute méprise, on insistera sur le fait que la non-philosophie n'a pas pour ambition secrète de dé-faire la philosophie. Cela n'est pas le cas, la non-philosophie ne prononce pas le jugement du divorce. Elle s'efforce au contraire de comprendre la philosophie dans son identité, c'est-à-dire aussi dans les limites de la philosophie. C'est ici qu'intervient la résistance philosophique. Et cela pour deux raisons: 1° la philosophie rechigne à se voir assigner des limites ~elle se veut illitnitée ("tout est philosophable") ~et 2° il y aurait un droit des philosophies à la diversité sans limites. De quel droit parler de la philosophie, et qui plus est, même pas en son nom? N'y a-t-il pas que des philosophes, et ne sont-ils pas les mieux placés pour parler de la philosophie, puisqu'ils la font? Mais cette objection vaut aussi peu que celle qui interdirait de parler de botanique sous prétexte que le botaniste n'est pas une plante ~qu'il y a une diversité illitnitée de végétaux ~et qu'on n'en a pas encore découvert toutes les espèces. 13 ~3 Le 'non' de la non-philosophie peut laisser croire à un refus pur et simple de la philosophie. Encore une fois il n'est pas question de signifier son congé à la philosophie, puisqu'au contraire c'est de son identité qu'il s'agit. La Gnose non-philosophique possède son autonomie du pouvoir primordial de toute minorité à proférer un "non". Une analogie peut faire comprendre l'autonomie du "non", afin que la non-philosophie n'apparaisse pas comme une réaction déductible de la philosophie, et donc comme procédant en dernière instance de cette dernière. Prenons l'événement constitué par la révolution non-euclidienne. La nouvelle mathématisation est noneuclidienne sans se déduire bien sûr des propositions d'Euclide. La mathématisation non-euclidienne n'est pas non plus une pensée en marge de la mathématique euclidienne, elle n'est pas une réaction à Euclide. Elle est une nouvelle création de lnathèlnes, qui permet aussi de remettre à sa place la mathématique euclidienne. Ainsi, il y a une identité propre à la mathématique d'Euclide que les mathèmes non-euclidiens pelmettent de penser à nouveaux frais, et pour cela il faut lIn "non" inaugural. Mais la nature de ce "non" n'est pas détenniné par les mathèmes euclidiens; il procède d'une création de nouveaux problèmes. De la même façon, la Gnose non-philosophique prend pour occasion de son dit le lnatériau philosophique, lnais sans se déduire du matériau. La notion de matériau est centrale, mais peut susciter une mésinterprétation. La Gnose ne risque-t-elle pas de se poser comme méta-philosophie ou COlnme marge de la philosophie? Nous reprendrons alors pour être clair l'exemple de la botanique. Il est obvie que cette science n'est pas une méta-plante, ni une marge végétale. L'existence des plantes est la cause occasionnelle de la botanique. Sans cette existence, la botanique serait elle-lnême inexistante. Pour autant, les plantes ne constituent pas la botanique comme science. De même, la philosophie est cause occasionnelle, en tant que matériau, de la Gnose non-philosophique; mais elle ne 14 la dételmine pas comme Gnose. Ce qui détennine la Gnose comme Gnose est d'abord, ce qui veut dire en dernière instance, l'homme-Un. A partir de la théorie (vision) de l'homme-Un, une nouvelle pragmatique de la pensée peut se dessiner. D'abord, la philosophie perd de sa suffisance. Elle ne suffit plus à expliquer par elle-même la pratique gnostique. Soit par exemple la philosophie politique. Une non-politique de la pensée consistera à accepter comme simples données les énoncés politiques pour une pratique universelle du politique à partir de chaque-Un. Le fondelnent non-politique de la politique n'est pas la cité, la polis, mais tout homme-Un. Dès lors la démocratie apparaît comme fondée à se dire le régime adéquat à l'homme comme Un, chaque-Un ne comptant que pour Un mais entièrement Un. Les discours non-démocratiques n'en restent pas moins des data de la non-politique. En particulier, on peut comprendre l'autorité foncière à l' œuvre dans le discours platonicien. Dans la cité platonicienne les hommes sont éliminés en tant qu'Un, et ils ne sont plus que les membres d'un corps politique où chaque partie, distribuée dans des castes, ne vaut pas égalitairement comme Un. La politique platonicienne déploie la suffisance philosophique de telle sorte que soit déduite la nécessité du philosophe-roi (Lettre VII, "les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des purs et authentiques philosophes n'arrive au pouvoir ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher véritablement"). La stratégie platonicienne est un mélange empirico-transcendantal qui ne laisse pas se développer l'identité démocratique parce qu'elle introduit aussi à une anthropologie fondatrice: de même qu'il y a trois instances en l'homme empirique, qui sont le ventre, le cœur et l'esprit, il doit y avoir trois castes dans la bonne organisation politique. Qu'est-ce que faire de la politique pour Platon? C'est distribuer les humains en raison de son anthropologie. Est une vraie politique celle-là qui distribue bien. Voilà pourquoi aussi le Bien est désigné cotmne étant le vrai Réel. La politique platonicienne est une mixture anthropométaphysique. La Gnose non-philosophique est par essence démocratique. Toutes les pensées politiques sont de simples data. Par ailleurs, si le Réel n'est plus par exemple le Bien, mais cela que chaque-Un 15 doit reconnaître, c'est-à-dire tout homme dans sa minorité, ou Étrangeté, alors la suffisance autoritaire est dissoute, et c'est aussi en conséquence la démocratie politique qui est adéquate à l'essence du Réel. Le Réel est l'homme-Un. Cependant, l'adéquation de la démocratie politique à l'essence du réel (l'homme-Un) ne constitue pas le Réel lui-même. Le Réel-Un continue à être premier même dans le cas du despotisme. Simplement, pour paraphraser Hegel, dans le despotislne un seul se croit Un. Et comme il ignore les autres comtne aussi Réels que lui, 1° il les assujettit, et 2° il se perd lui-même dans sa propre autorité fantasmatique. Ce qui veut dire que le despote s'ignore de fait comme rien-qu'Un, et cela justifie par exemple qu'il s'entoure de sbires. La force du despote ne vaut plus que par ce qui l'entoure. Plus le despote possède de puissance, et plus il a besoin de s'entourer de gardiens puissants; et donc plus sa puissance est manifestée dans sa soldatesque. Dès lors le despote s'oublie lui-même dans la brutalité empirique de ses gardiens. Le despotisme manifeste l'oubli de l'Un dans la politique. ~4 Puisque la gnose ne défait pas la philosophie, elle la prend, au contraire des philosophies effectives, dans toute l'étendue de son matériau. Dans l'acte gnostique la philosophie ne perd rien d'autre que sa suffisance. Mais cette perte est fantasmatique. Car la philosophie n'a jamais eu réellement la suffisance qu'elle a pourtant toujours revendiquée. Il s'agit donc pour chaque-Un, enfin reconnu comme le Seul Réel, de penser adéquatement sa minorité ou Étrangeté. Il s'ensuit deux conséquences importantes: 1° le Réel est toujours ce qu'il est, rien-qu'Un, et donc aucune pensée ni pratique ne peuvent l'affecter dans sa minorité fondamentale. Aucune pensée ne peut transformer le Réel, et donc l' axiolne parménidien : "la même chose est être et penser" (D.B 3), qui énonce la convertibilité de la pensée et du réel compris comme l'Être, ne vaut pas pour la Gnose. La pensée et (être) le réel ne sont pas du même ordre, et n'adviennent pas ensemble. Ce qui est 16 premier est et demeure le Réel-Un. Il y a une primauté de l'Un. Cela permet de comprendre enfin le Réel dans son essence; 2° la pensée, en perdant sa suffisance philosophique (perte fantasmatique), gagne en Vélité désormais la force-de-pensée. Mais afin de comprendre comment la faiblesse de l'Un simplement réel, rien-qu'Un, ouvre à la pensée dans toute sa force, il nous faut brièvelnent c01nparer les matrices respectives de la philosophie et de la non-philosophie. Suivons Lamelle. "Le trait invariant le plus universel de la philosophie est une matrice fractionnaire à 2/3 tennes : elle se donne. une intériorité et une extériorité, une immanence et une transcendance simultanélnent, dans une structure à synthèse ou hiérarchie, l'une l'emportant sur l'autre alternativement" (PNP, 5). Cette matrice, à laquelle est attribuée le nom de Décision philosophique, constitue l'invariant à l' œuvre dans toute pensée philosophique. Par exelnple, lorsque Parménide énonce: "C'est la même chose que penser et être", l'intériorité de fOlme synthétique établit la convertibilité du penser et de l'être. Mais cette synthèse ne se soutient que par l'appel à un troisième terme, nommé Dikê (Justice) ou Moira (Destin) en D.B. 8. Or, Destin et Justice sont les instances transcendantes qui permettent de justifier circulairement que "le penser (noein) et l'objet de pensée (noêma) sont le même (tauton)"(D.B. 8). Ainsi, l'identité du penser et du noême relève du troisième telme transcendant, qui dit que cela est fatalelnent juste. L'identité réclame la Justice; autrement dit, dans la célèbre formulation "to gar auto noein estin te kai einai", Ie mêlne qui permet la coordination par le terme apparemment insignifiant et neutre de la conjonction "et" (kai), ce même doit se comprendre en fait comme l'intervention transcendante et destinale du Juste. La vision parménidienne ne se soutient donc que dans le recours à la matrice à 2/3 tennes : penser/ être/ Justice. Or l'intervention de la Justice provient de la décision du philosophe, afin de conférer l'apparente rigueur immanente à la convertibilité du penser et de l'être. Sans le troisième terme transcendant, le discours de la convertibilité pannénidienne flotte dans l'arbitraire d'une pensée qui ne peut pas donner de manière immanente de validité à la formulation. Les nouvelles révélations de l'être paI1nénidien accusent leur provenance dans la seule décision du philosophe de 17 faire tenir enselnble l'être et le penser. Et l'appel à l'inspiration démonologique, Ie recours au "dairnon" (D. 28 BI), résonne comme une volonté de garantie divine à une pensée seulement humaine, trop humaine, mais qui refuse d'être d'un homme. Un second exemple permettra de saisir que la matrice à 2/3 termes, ou matrice de la Décision philosophique, se retrouve dans les propositions en apparence les plus anodines. Quittons les hautes sphères concentriques de la métaphysique parménidienne, et analysons le contenu d'une autre formule célèbre de la philosophie. Dans le Discours de la méthode, 3ème partie, Descartes énonce comme on sait les maximes de sa morale provisoire. Une maxime est une règle subjective, mais elle a prétention à valoir universellement. Ses maximes doivent donc valoir pour tout individu raisonnable qui s'est engagé dans le bon chemin de la pensée. Analysons la troisième maxime. Descartes y dit son intention "de tâcher toujom.s plutôt à (se) vaincre que la fortune, et à changer (ses) désirs que l'ordre du monde". L'ordre du monde est posé comme l'instance qui justifie que le philosophe s'exerce et soit résolu à ne pas désirer l'impossible. On a donc en apparence une matrice à deux termes qui renvoient l'un à l'autre: l'ordre du monde/ le désir, et cela afm que le désir soit adéquat à l'ordre. Or en fait l'exercice sur le désir prend concrètement pour s'effectuer la forme de l'exercice de la raison en vue de la vérité. Descartes en effet dit plus loin qu'il va "employer toute (sa) vie à cultiver (sa) raison" . Or, il est patent que l'exercice de la raison, tel qu'il est compris par Descartes, intervient dans l'ordre du monde. Lorsque Hegel salue en Descartes le héros de la subjectivité moderne, lorsque Heidegger énonce la même Ïtnpo11ance inaugurale que constitue le nouveau départ cartésien, c'est à cette culture de la raison appelée de ses vœux par Descartes qu'ils pensent. Le philosophe étant celui qui désire cultiver sa raison, il est clair que Descartes ne s'exerce aucunement à changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde. Au contraire, comme on sait, la culture de la raison modifie cet ordre (par l'application à la médecine et le souci de pratique technique au moins, DM, 6éme partie: La culture de la raison vise "le bien général de tous les hOlTIlnes").Donc, la Inatrice effective de la maxime subjective de Descartes est: ordre du monde/ désir/ raison. Et c'est l'instance transcendante de la raison 18 qui va pour lui ordonner le désir. Ce n'est donc pas l'ordre du monde, mais la raison qui réellement ordonne, au double sens qu'elle dispose et commande. La raison intervient dans le monde et dans le désir. Donc Descartes, qui a forgé dès le départ le dessein de s'instruire, fonde une morale provisoire qui justifie seulement qu'il continue à s'instruire et à cultiver sa raison. Sa morale provisoire est en fait défmitivement atTêtée. Et il ne borne pas ses désirs, au contraire il pousse continuellement au désir de raison. La compréhension de l'ordre du monde et du désir dépend donc entièrement de la décision du philosophe "d'employer toute (sa) vie à cultiver (sa) raison, ce qui veut dire pour lui: "m'avancer autant que je POUITaiSen la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m'étais prescrite" (DM, 3ème partie). Autrement dit, la maxime justifie l'exercice à la limite de la méthode auto-prescrite. La matrice de la morale provisoire peut donc encore s'énoncer comme suit: monde/ maxime/ méthode; la preuve de la valeur de la maxime trouvant à se dire dans la valeur autoproclamée de la méthode. Cette méthode intervient dans le monde: 1° théoriquement, en le désignant comme objet à connaître; et 2° pratiquelnent en le désignant comme matériau à transformer, afin de "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature"(DM, 6ème patiie). Il Y a donc bien une entreprise cartésienne relevant entièrement de la Décision philosophique. Tout est potentiellement philosophable et transformable, puisqu'aussi bien le désir que l'ordre du monde sont soumis de facto à la culture de l'avance de la raison autant qu'il est possible. Ne pas désirer l'impossible signifie en vérité son contraire: désirer sans fin tout le possible dans l'avance illimitée de la culture de la raison triomphante. ~5 On a vu comment la matrice philosophique exhibe une pensée dont toute l'ambition consiste à pouvoir présenter la philosophie comme devant co-dételmÏner dans son acte ce que chaque philosophe appelle le réel. La matrice philosophique expose donc 19 un type d'expérience du réel tel qu~ la décision philosophique de co-déte11niner le réel apparaisse COllline l' expélience fondamentale du rapport de la pensée au réel. Quelle est maintenant la matrice non-philosophique ou gnostique? Peut-on postuler un autre type d'expérience, telle que la pensée en soit dicible,mais telle aussi que le réel ne soit plus déterminé par la pensée? On serait alors face à un tout autre type de pratique que celle de la Décision philosophique, puisqu'on échapperait au "cercle du Réel et de la pensée"(Laruelle, PNP, 6). Tout se joue ici dans la compréhension du tenne "Réel". La non-philosophie semble faire violence à l'acception courante de ce terme. Mais cette acception n'est courante que parce qu'elle a été soutenue inlassablelnent sous ses multiples guises par la Décision philosophique. Pour celle-ci le Réel est le Monde. Mais en est-il bien ainsi? Il semble naturel d'appeler le Réel tout ce qu'il y a. Le tout (to pan), que Périandre déjà demandait d'embrasser sans reste par l'étude (''Mele ta to pan"), n'est-ce pas le nom le plus simple et adéquat à donner au réel? Mais cette attitude ne tient pas. Car le Tout ne peut être précisément désigné comme le Réel que par une pensée qui enjoint son étude soucieuse et exhaustive. Et on est ainsi renvoyé aux difficultés du tout, to pan, déterminé par la partie, l'étude. La manière moderne de renvoyer le tout à une totalité originaire: la conscience (de tout ce qu'il y a), ne résout pas davantage la difficulté, mais au contraire la cOlnplique indéfiniment. Car la conscience peut-elle être autre chose que l'ensemble des opérations intentionnelles qui visent un objet? et à la limite elle-même comme objet indiquant pour finir une scission dans l'esprit entre la conscience et son inconscient? Si "l'étude embrasse tout", à supposer que la conscience soit elle-mêlne comprise comme l'origine de l'étude, alors elle embrasse aussi l'esprit dans sa partie inconsciente. De sorte que si l'on prend l'injonction de Périandre à la lettre ou dans un sens modernisé, elle ne désigne rien d'autre que la Décision philosophique commune, selon laquelle le réel (le tout) est constitué par l'activité de l'étude, donc la pensée. Que maintenant la compréhension de l'étude s'affme pow. dévoiler l'inconscient à l'oeuvre dans l'étude: le travail du langage qui dit "tout", la pulsion qui veut tout savoir afin de satisfaire une curiosité infantile, alors on ne retrouve encore que 20 la lnatrice philosophique de co-détennination intenable de la pensée et du Réel. Afin d'éviter ces difficultés ou confusions aporétiques, il suffit de considérer le Réel dans sa teneur originaire minimale. Alors, bien loin d'être le Tout gonflé de transcendance, le réel est ce qui reste en soi. "Rester en soi" se dit en latin im-manere. Le Réel absolument premier et sans transcendance que l'expérience donne à chaque-Un n'est rien d'autre que l'immanence radicale dont chaque-Un fait l'expérience. Le Réel s'expérimente en soi, et il n'est pas un reste qui s'obtiendrait par une opération ou Décision philosophique de gommage du Tout: il est non pas un reste, une soustraction, mais le rester-en-soi sans transcendance. Autrement dit, la Gnose nomme Réel l'immanence minimale, radicale, et interne, où toute scission, extériorité, codétermination par la pensée se trouvent exclues. S'il était le reste par soustraction, le Réel serait encore le résultat d'une opération de la pensée. Le rester-en-soi, l'immanence radicale, ne procède pas du geste de l'exclusion non plus, la scission est exclue à cause de l'Un et non pas à cause d'un gOffilnage. Afin d'éviter toute équivoque, la Gnose non-philosophique postule donc l'expélience réelle d'une immanence radicale et minimale; et afin de parer aux apories de la transcendance, elle nOlnme le Réel l' [ln. L'Un est ce dont chaque-Un fait l'expérience Ininnnale. Ce nom de l'Un est donc aussi le nom de l'Homme, une fois reléguée dans le domaine philosophique de la Décision toute expérience de l'Homme comme désir, conscience, langage ou animal rationale etc. Tous ces noms ne peuvent qu'éliminer ce qu'il y a pour chaque-Un de plus manifeste: l'expérience de chaque homme comme Une expérience radicale, minimale, immanente. Qu'est-ce que le Réel? L'expérience (de) l'Un. La parenthèse s'écrit pour écarter les velléités de récupération de l'immanence par la transcendance. Car on pourrait objecter: cette expérience invoquée par la Gnose est elle-même prise sans le savoir dans la matrice philosophique. Car il y aurait 2/3 telmes à l'œuvre: l'Uni l'expérience/ la détermination génitive du "de". Et ce serait le génitif qui seul permettrait l'expérience, donc qui en serait la cause et l'origine. La mise entre parenthèses du "de" vise à établir qu'il n'y a pas génération de l'expérience par une codétermination 21 transcendante et génitive. L'Un n'est pas même causa sui, cause de soi, car il n'est pas premièrement une cause, fût-ce de soi-même, mais une expérience immanente. Dès lors on peut dire avec Lamelle que la matrice non-philosophique "n'est plus celle à 2/3 termes de la philosophie et de sa causalité ultimement circulaire; elle n'est même pas du 1/2 (==la Différence) et encore moins du 1 métaphysique qui n'est qu'un artefact du 1/2 ( parce qu'ontologique et donc pensé par rapport d'égalité ou d'exclusion avec l'être ou l'autre, comme par exemple dans le Parménide de Platon). Elle n'est pas fractionnaire parce qu'elle est celle du 1 qui n'est que 1, également celle du 2 qui, en tant que 2 irréductible, est pourtant 2-en-I en dernière instance ou 1 (du) 2 mais non 1/2" (PNP, 7). L'I est l'immanence radicale. Le 2 (le langage, l'être, le monde etc. dans leur identité) est donc pensable en mode gnostique, mais en dernière instance seul l'Un garantit l'autonomie relative du 2. Soit par exemple le langage comme une manifestation du 2 : on peut penser l'identité du langage seulement si déjà on possède le concept d'identité, et cela seuil' expérience de l' 1 le donne. L'expérience radicalement interne que chaque-Un a non pas de lui-même, mais plus rigoureusement de lui-Cln, s'offre sur le mode de l'identité indivisible, ou pour le dire autrement, sur le mode de la Solitude. L' hen est Ie monos. La solitude des hOlnmes n'est pas obtenue par une réduction, ou une mise entre parenthèses de tous les termes transcendants qui peuvent défmir I'homme. En effet, I'homme peut être pensé comme être de langage, être au monde, animal politique, ou sujet moral ayant à sa charge la responsabilité de l'humanité raisonnable. Ces termes transcendants en réalité ne se soutiennent pas d'eux-mêmes, mais ils peuvent faire oublier celui qui en-dernière-instance les fait exister dans lem. identité. Quant à lui, l'Un n'a pas besoin des termes transcendants pour se reconnaître comme Solitude, et il n'a donc pas besoin non plus de les écarter pour obtenir une sorte de précipité de solitude après manipulations chimico-philosophiques. Chaque-Un est toujours déjà-donné comme rien-qu'Un en solitude. Pour comprendre l'immanence radicale de l'Un, il faut comprendre que l'immanence ne constitue pas un point de vue immanent sur l'homme, car cela relèverait d'un geste extérieur à la Solitude, qui serait alors le résultat du nouveau point de vue. On peut adopter différents points 22