LA TRISTESSE D`AMBROISE THOMAS

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LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
PAR
M.
F E R N A N D
B A R R É S
Dans ce Metz qui a été le berceau de l'art musical français,
je ne passe jamais devant la maison natale d'Ambroise Thomas
sans éprouver, à son sujet, une espèce d'inquiétude et presque de
désarroi.
J'avais toujours désiré, en effet, me renseigner à fond sur
ce musicien qui est, dit-on, la gloire de notre ville, et je n'ai jamais
pu trouver une sérieuse et quelque peu exhaustive étude le concernant.
Alors qu'il existe d'abondantes biographies de Mozart, par
Th. Wyzewa et Georges de Saint-Foix ; d'Antonio Vivaldi, par
Marc Pincherle ; de Johannes Brahms, par Claude Rostand ; de
Florent Schmitt, par Yves Hucher, et surtout du génial contemporain d'Ambroise Thomas, je veux dire d'Hector Berlioz, par
Adolphe Boschot (qui fut secrétaire perpétuel de l'Académie des
beaux-arts, et décédé il y a cinq a n s ) , il n'y a pas, à ma connaissance, d'ouvrage complet sur notre musicien, qui a cependant vécu
une longue vie, de 1811 à 1896 (quatre-vingt-cinq a n s ) .
Malgré mes recherches entreprises il y a quelques mois,
tant à Metz qu'à Paris, aux trois bibliothèques (de l'Opéra, du
Conservatoire et du département musical de la Nationale, rue de
Richelieu), et quoique guidé par les conservateurs, je n'ai rien pu
trouver ; j ' a i donc dû me documenter ailleurs, en ordre dispersé.
D'abord, et depuis quelques mois, j ' a i à mon bureau, sous
les yeux, la magnifique et obsédante photographie, dans son âge
mûr, d'Ambroise Thomas. Je la fais circuler parmi vous. Elle peut,
je pense, vous inspirer.
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Ce noble visage, sous sa barbe patriarcale, est bien triste,
n'est-il pas vrai ? Je pose la question : Pourquoi ?
Le but de ma courte causerie est d'essayer, avec vous, de
donner une réponse vraisemblable à cette question.
Du Dictionnaire des musiciens de la Moselle (à couverture
orangée), de Jean-Julien Barbé, en date de 1929, et de l'article
si intéressant, Les compositeurs
messins, Metz, 1928, p. 6 7 1 ,
dans les Mémoires de VAcadémie, de notre savant confrère M. René
Delaunay, qui fut en son temps, ici, directeur du Conservatoire,
j ' a i tiré le résumé suivant i
Résumé
de la vie d'Ambroise
Thomas.
Né à Metz le 5 août 1 8 1 1 , mort à Paris le 12 février 1896.
Jusqu'à onze ans, son père est son premier maître, comme
Léopold Mozart le fut de son illustre fils.
En 1828, Mme Vve, sa mère, va à Paris avec ses deux fils.
Conservatoire : 1829, premier prix de piano pour Ambroise ;
1830, premier prix d'harmonie ;
1832, grand prix de composition musicale.
Je note ici que, dans la classe de composition de Lesueur,
Thomas eut pour condisciples Berlioz et Gounod.
1833, grand prix de Rome. Villa Médicis. Voyages.
1836-1846, opéras comiques, ballets.
Retour à Paris, succès et froideur du public.
1846-1848, il se recueille.
Janvier 1849, Le Caïd, succès éclatant.
1850, Songe d'une nuit d'été, opéra comique, en trois actes.
1851-1860, divers opuscules communs quelconques.
En 1860, il est membre honoraire de l'Académie de Metz.
1860-1866, il se recueille à nouveau.
17 novembre 1866, Mignon.
1868, Hamlet.
1874, Gilles et Gïllotin.
1882, grand opéra, Françoise de Rimini et divers.
LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
174
Dates
honorifiques.
En 1845,
1851,
1858,
1868,
1871,
1881,
1894,
Chevalier de la Légion d'honneur.
Membre de l'Institut.
Officier de la Légion d'honneur.
Commandeur de la Légion d'honneur.
Directeur du Conservatoire de Paris.
Grand officier de la Légion d'honneur.
Grand croix de la Légion d'honneur (pour la millième
de Mignon).
12 février 1896, sa mort à Paris.
Et ici, de René Delaunay, j'ajoute cette observation intéressante : Entre 1837 et 1889, Ambroise Thomas écrivit, pour l'Opéra
ou l'Opéra comique, vingt-trois ouvrages. Mais sa muse n'avait
point la gaîté primesautière de celle d'Auber, ni la hauteur de
celle de Gounod, mais, à mi-côte, par sa sincérité et sa distinction,
avait une place respectable. N'ayant pas la hauteur voulue, il ne
put s'accomplir dans le genre dramatique. Et ainsi, il aurait dû
réussir complètement dans la voie de l'opéra bouffe, dont il avait,
avec son Caïd, fourni un beau spécimen (janvier 1 8 4 9 ) .
Situons-le donc à cette époque parmi ses contemporains. D'où
la fiche chronologique suivante :
Jacques Meyerbeer,
Jacques Rossini,
Hector Berlioz,
Ambroise Thomas,
Richard Wagner,
Quant à
teur, et Jules
en 1849, que
E. Chabrier,
1791-1864
1792-1868
1803-1869
1811-1896
1813-1883
; Joseph Verdi,
1813-1901 ;
; Charles Gounod,
1818-1893 ;
; Jacques Offenbach, 1819-1880 ;
; César Franck,
1822-1890.
;
Emmanuel Chabrier, qui sera son cocasse tourmenMassenet, qui sera son élève bien aimé, ils ne sont,
de jeunes enfants de sept et huit ans. Ce sont :
1841-1894 ; J. Massenet, 1842-1912.
Et quant à Salvador Cherubini, 1760-1842, l'ancêtre, cet
important maître était mort depuis sept ans, chargé de respect et
de gloire.
Et maintenant, détaillons un peu :
LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
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Du tableau chronologique des neuf musiciens que je viens de
citer et qui enserrent Ambroise Thomas, j'extrais, pour colorer
un peu ce tableau, les résumés d'un même musicologue, M. Jean
Dupérier, sur trois d'entre eux. C'est dans l'album Les Musiciens
célèbres (Editions Lucien Mazenod), d'où la belle et émouvante
photo de Thomas est tirée, ceci :
1° De Meyerbeer,
il dit : En explorant ce « marché aux
puces » qu'a été son œuvre, « un jeune musicien ne perdrait pas
son temps ».
2 ° D'Offenbach, il remarque que sa musique « a la bougeotte
et possède la plus efficace des vitamines : la vitamine Offenbach ».
3° Enfin, d'Ambroise
authentique musicien ».
Thomas,
il affirme
que « c'est
un
Dans la période 1833-1836, Ambroise Thomas (grand prix
de Rome à vingt-deux ans) est pensionnaire à la Villa Médicis,
dont le grand peintre M. Ingres (il avait cinquante-cinq ans) y est
le directeur plus « de conscience » qu'administratif. Imbu de
Raphaël, sa gloire deviendra faite de labeur, de loyauté, de probité
et d'honnêteté et, plus tard, d'autorité.
Dès 1835, son disciple le plus fidèle à la Villa Médicis est
le peintre Hippolyte Flandrin. Il se fait aussi un ami d'Ambroise
Thomas ; et dès cette époque, les vertus d'Ingres vont se réfléchir, en croissant, à la fois sur Flandrin et sur le musicien Thomas,
qui deviennent, à leur tour, spontanément amis. C'est la période
heureuse et assez primesautière de la jeunesse commune de ce
trio (car, malgré son âge, M. Ingres a un cœur j e u n e ) . Dans le
salon bourgeois et peu éclairé de Mme Ingres, pendant que celle-ci
tricote, Ambroise joue pour M. Ingres, qui écoute religieusement
de nobles pages de Mozart, Gluck et Beethoven. A l'entour, ça et
là, les pensionnaires écoutent, immobiles et baignés de la tranquille nuit romaine.
En ce temps, le musicien avait publié quelques œuvres de
chambre, cordes et piano. J'ai eu la bonne fortune de trouver,
dans le cahier n° 3 de 1836, de Robert Schumann, des « Gesammelte
Schriften ûber Musik u. Musiker », une critique de l'œuvre n° 2,
trio avec piano, d'Ambroise Thomas, où il est dit :
17C
f
LA TR'iSTÈSSE
D'AMBROISE
THOMAS
Ce trio de salon est une amicale composition ; c'est-à-dire de celles
où pendant qu'on joue de la lorgnette de ci de là, on ne perd pas
complètement le fil de la musique.,Celle-ci n'est ni profonde, ni légère,
ni classique, ni romantique, mais toujours sonnant bien. Nous engageons, cependant, ce jeune musicien français à se protéger de ce qui
est « douceâtre ».
Robert S C H U M A N N .
Ah ! que voilà une révélation dont Ambroise Thomas aurait
dû tirer profit. Et puis, il visita cette vibrante et lumineuse Italie :
Naples, Florence, Venise, Bologne lui donnèrent et exaltèrent en
lui, sans doute, des effluves de joie, de gaîté et de grandeur à la
fois.
En en 1836, il est de retour à Paris.
De 1836 à 1846, ses premiers opéras et ballets ont subi tour
à tour le succès et la froideur du public. Alors, de 1846 à 1848,
pendant deux ans, il se recueille. Et le 3 janvier 1849, c'est
l'éclatant succès du Caïd.
Qu'est ce donc que ce Caïd, sinon une « turquerie », un opéra
bouffe en deux actes et en vers libres. On se demande si la verve
débridée d'Ambroise Thomas (il devait rire à trente-huit ans) ne
s'est pas inspirée de l'autre turquerie géniale : UEnlèvement
au
sérail, de Wolfgang Mozart, qu'il a eu tout loisir, sans doute,
d'analyser, de réduire, voire d'entendre.
D'ailleurs, ce genre d'opéra bouffe-turquerie avait,, en 1817,
Hé consacré par Rossini avec L'Italienne
à Alger, au Théâtre
italien à Paris. C'est avec Ambroise Thomas, « d'une gaîté folle
qui provoque un rire large et franc ; la musique en est heureuse,
facile, charmante ironique. Et la mélodie et la charge se marient
là avec un rare bonheur ». Ainsi s'exprimait en son temps le bon
Théophile Gautier, qui s'y entendait.
Signalons-en : L'ouverture, L'air du tambour-major,
plets d'Ali Bajou, Le duo du barbier et de Virginie.
Les cou-
Voilà du théâtre parfait. Que Thomas n'a-t-il persisté dans
ce genre ! Or, il s'est laissé ravir cette spécialité par André Messager, dont l'œuvre entière est toujours vivante.
De 1851 à 1860, et malgré qu'il vienne d'être nommé (en
1851) membre de l'Institut, d'ailleurs contre Berlioz, le visage
LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
m
d'Ambroise Thomas a dû s'assombrir, sa production est quelconque
et a peu de retentissement.
.
r
Alors, de 1860 à 1866, il se recueille pour la deuxième fois.
Et, pendant ce temps, qu'a-t-il médité ? C'est à Goethe qu'il s'est
adressé, c'est-à-dire au Cycle de Mignon, tiré de son Wilhelm
Meister. Or, cette figure de Mignon est une des plus étranges
créations du poète allemand. Elle paraît, accompagnée de cette
autre figure singulière qui est à la fois son ombre et son reflet :
le harpiste. Les Lieder du harpiste sont des chants du destin ;
ceux de Mignon sont des chants de nostalgie. Et, à la fin, Mignon
meurt. Cette mort, Ambroise Thomas l'aura esquivée. Et le
17 novembre 1866, la première représentation de l'œuvre musicale
en trois actes dite « Mignon » est donnée à l'Opéra-Comique. Elle
sera, du vivant de l'auteur, donnée plus de mille fois, et à la
millième, qui fut jouée encore à l'Opéra-Comique, le 16 mai 1894,
presque vingt-huit ans après la première, l'auteur reçut des mains du
président Carnot les insignes de grand croix de la Légion d'honneur.
Dans sa catégorie, il est le plus haut dignitaire de l'ordre. Telle
que, cette Mignon aura enthousiasmé quantité d'âmes sensibles...
mais faut-il ou non s'indigner des libertés prises avec le texte
génial inspirateur de Goethe ?
En 1868, deux ans après Mignon, et pensant fortement à
Shakespeare, cette fois, et qu'il peut aborder le lyrisme très dramatique, il donne l'opéra en cinq actes d'Hamlet. N'a-t-il pas alors
senti que c'est un péril pour lui ; et n'a-t-il pas constaté que sa
musique n'apportait là que peu d'aide efficace ? Et le sachant, il
en était assombri et triste : son noble visage le prouve. Et cependant, que de belle parties symphoniques
il y a dans cet Hamlet.
Ainsi : l'ombre du roi ; l'accompagnement haletant de l'Esplanade ;
le cri pathétique d'Ophélie, le duo de l'oratoire et la finale du
quatrième acte.
Mais voici qu'il est repris du démon de son génie comique,
naturel, vrai qui aurait dû lui rester familier ; et après une
heureuse méditation, il donne ce charmant badinage Gilles et
Gillotin, en un acte, qui fut représenté le 22 avril 1874 contre
son gré. C'est fort curieux : il boudait ses éclairs intérieurs naturels de gaîté, qu'il regardait comme péché de jeunesse. L'œuvre
fut jouée par autorité de justice. Et Gilles et Gillotin, qui était de
178
LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
la classe heureuse du Caïd, fut à nouveau un succès. Mais le musicien, cependant, restait sombre et triste.
Alors, il fit encore oraison ; et huit ans plus tard (je dis
bien huit a n s ) , après avoir médité sur L'Enfer de Dante, il mit au
jour, en 1882, un grand opéra lyrique et dramatique en quatre
actes avec prologue et épilogue : Françoise de Rimini. Il y a,
là-dedans, d'admirables
parties
syntphoniques.
Le prologue est wébérien. C'est une page hors ligne, la plus
belle sans doute qu'Ambroise Thomas ait jamais écrite. A noter
aussi le pathétique solo de violon qui annonce l'entrée de Virgile.
C'est le 12 février 1896 qu'il s'éteignit à Paris : on lui fit
des funérailles nationales. On joua, selon son vœu, le Requiem de
Mozart et sa marche funèbre d'Hamlet.
Ce fut Charles Lenepveu, son ami, membre de l'Institut, qui,
dans sa séance du 9 janvier 1897, lut l'éloge funèbre du maître
respecté. Les deux élèves bien aimés Théodore Dubois et Jules
Massenet étaient là. Massenet affirma que la « muse de son vénéré
maître s'accommodait des modes les plus divers, chantant aussi bien
les amours joyeuses d'un tambour-major que les tendres désespoirs
d'une Mignon ».
« Elle pouvait, ajoutait-il, s'élever jusqu'aux sombres terreurs
d'un drame shakespearien en passant par les rêveries d'une nuit
d'été. » Et ces rêveries ne devaient rien à Mendelssohn.
Puis-je encore ajouter que, déjà en 1837, Hector Berlioz,
dans Le Journal des Débats, disait d'Ambroise Thomas : « De la
grâce, du feu, une certaine finesse d'intentions dramatiques et
beaucoup de tact dans l'emploi des masses instrumentales. »
A ces éloges dithyrambiques ou mesurés, à ces plaidoyers du
Massenet de 1896 et de Lenepveu de 1897, il convient d'ajouter
les plus récents du 29 juin 1 9 5 1 , présentés à Metz, lors du festival
du cent quarantième anniversaire du musicien messin, par sa nièce
Josy-Ambroise Thomas et son parent Léon Machard, qui est, en
quelque sorte, son biographe vigilant au sujet de l'opérette française.
On peut se souvenir aussi que dans la Revue des deux mondes
de mai 1882, Henri Blaze de Bury a donné une étude laudative
de cinquante pages (que j ' a i pu lire) en démontrant toutefois
LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
179
que, chez Ambroise Thomas, l'esprit de culture et de science
primait l'inspiration,
cette fée, qu'au dedans de lui-même, il
implorait en vain et qui le délaissait.
Songeons à Liszt, à Berlioz, à Franck et à Verdi qui, eux,
furent de grands inspirés dramatiques et le prouvèrent dans leurs
œuvres.
Et maintenant, parlons de l'homme lui-même, de sa valeur
morale, de ses vertus. Cet homme réservé n'a pas eu d'histoire :
il ne fit pas de mots ; on ne lui connut pas d'aventures : ainsi,
sa vie a échappé aux chroniqueurs.
L'Opéra-Comique, l'Opéra et son cabinet du Conservatoire :
il ne sortit pas de là. Il fut un doux, savant, dévoué et patient
professeur. Et si, comme compositeur, l'inspiration avait été
chez lui à la hauteur de l'érudition, sa gloire eût été, sans conteste,
éclatante et durable.
Voici un exemple de son jugement :
Il (Ambroise Thomas) venait d'entendre une de ces compositions tourmentées, sans rythme, sans tonalité, sanglantes pour
l'oreille, dues à l'un de ces jeunes compositeurs français, adepte
trop enthousiaste et imitateur maladroit de certain chef impitoyable de la nouvelle école ollemande. Ambroise Thomas, le tympan lardé par les furieuses et inutiles dissonances de cette musique
sans merci, regarda fixement le jeune compositeur et, d'une voix
grave et solennelle, il lui dit :
« Vous venez de fonder une école détestable et vous allez
droit au chaos. D'autres viendront qui feront plus discordant, plus
désordonné, plus épileptique que vous encore dans la voie fausse
que vous leur aurez tracée, et vous serez leur Carafa ! Ce sera
votre châtiment. »
Il avait une mémoire abondante et fidèle et notamment
celle
du cœur.
Lorsque, en 1864, à cinquante-cinq ans, son ami le peintre
H. Flandrin mourut à Rome et que le service funèbre eut lieu à
Paris à l'église Saint-Germain-des-Prés, il tint à tenir lui-même
l'orgue, et, avant le service, d'y jouer l'allégretto mineur de la
Symphonie n° 7 de Beethoven, à la mémoire des anciens jours et
des chères émotions de la jeunesse et de la vie des deux amis de
la Villa Médicis.
180
LA TRISTESSE D'AAIBROISE THOMAS
Et, dans le privé, quel feu dans son geste et quel éclair dans
l'azur de son œil pénétrant et limpide, quand il commentait une
belle phrase musicale. Parmi les familiers de son amicale hospitalité d'Hyères, en Provence, il lui arrivait de se précipiter à son
vieux et fidèle piano et, de ses doigts nerveux, de ressusciter l'austère Bach, le tendre et bienfaisant Mozart, le puissant Beethoven,
le romantique Weber. Et cette jouissance intime dont il était
pénétré se reflétant sur son visage, il était transformé.
Mais pourquoi, dans les vingt-cinq dernières années de sa
vie, ce visage, à Paris, est-il demeuré aussi obstinément triste ?
Nous allons tâcher d'y répondre par personne interposée.
Car, après tous ces éloges mérités, voici venir la critique.
Il arrive encore qu'on cite la boutade d'Emmanuel Chabrier : « Il
y a de la bonne musique, et puis il y en a de la mauvaise, et puis,
il y a celle d'Ambroise Thomas ». L'auteur qui l'a faite, sans
songer à mal, ardent musicien lui-même, était si profondément
bon, qu'il aurait rougi peut-être (tout en gardant son jugement)
si on l'avait mis en face du vieil Ambroise Thomas qui était de
trente ans son aîné. Mais cette boutade s'est répandue dans le
monde du théâtre et de la musique ; parmi les amateurs, elle
obtint autant de succès que Mignon parmi le reste des hommes.
Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'elle semble corroborer, répéter et
prolonger ce que, environ quarante ans auparavant (nous sommes
en 1 8 7 7 ) , Robert Schumann avait dit dès les premières œuvres
du jeune Thomas de la Villa Médicis.
Et, ici, j'invoque le témoignage d'un ami très cher, le grand
musicologue Adolphe Boschot, secrétaire perpétuel de l'Académie
des beaux-arts, et décédé il y a quelques années. Il a passé sa vie
à célébrer la lumière bienfaisante de Mozart et à être le biographe
exhaustif, en trois gros volumes, de Berlioz. Mais il observa, entendit et vit beaucoup de musiciens de son temps à Paris, et particulièrement Ambroise Thomas. Il devina, en lui, de la souffrance et
une souffrance qui n'est pas sans noblesse, mais qui est tragique,
irrémédiable : il aspirait à la grande musique lyrique, mais il ne
put pas la réaliser. Sa torture, c'est qu'il le comprit. Je laisse la
parole à Adolphe Boschot.
J'ai revu le visage d'Ambroise Thomas dans une circonstance
que je n'oublierai pas. C'était au Châtelet, au concert Colonne, en
1894. Dans une loge de face, un vieillard admirable, un octogénaire
LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
181
d'une figure énergique et loyale, se dressait, calme, indifférent à tous
les regards fixés sur lui : c'était Giuseppe Verdi, venu à Paris pour
surveiller les répétitions de son Otello.
Dans la loge voisine, un autre octogénaire, qui lui ressemblait
un peu, se tassait frileusement sous un vaste raglan noir, c'était
Ambroise Thomas. Décoré autant que l'on peut l'être par toutes les
nations, directeur du Conservatoire, il paraissait être la victime de
sa situation officielle et faisait cortège, de^ force à l'autre : il était,
près du mâle Verdi, presque du même âge que lui (81 ans), comme
l'incertain fantôme de l'inquiétude.
A la fin du concert, je me postai dans le couloir, près.des loges,
pour voir Verdi de tout près quand il sortirait. Bientôt, tandis que
l'orchestre jouait encore, une porte s'ouvrit doucement et Ambroise
Thomas, entouré, dorloté par quelques femmes vêtues de noir, se
glissa vers la sortie par les couloirs déserts. Il fuyait à petits pas
avant la triomphale sortie de l'autre... Combien de tristes pensées,
ce jour-là et tant d'autres jours, ont dû rouler dans sa tête. Il avait
eu des triomphes ; mais combien de temps pouvait-il en être dupe ?
Car, lui-même, par l'aspiration, il était un poète, un sincère,
un tendre. Mais il n'avait qu'une demi-fièvre, un génie de seconde
zone, il était un demi-créateur. Il se mesure avec Goethe et voilà qu'il
convertit le prodigieux Wilhelm Meister en opéra comique : Mignon,
qui n'est que mignonne, et a, tout de suite, la vogue d'un chromo
pour jeunes filles sensibles. Il se mesure avec YHamlet de Shakespeare
et puis avec UEnjer de Dante : quelles chutes ! Car, sauf quelques
scènes, qu'y a-t-il dans ces œuvres hybrides dominées par les formules
et modes théâtrales ? Et cette Ophélie de Shakespeare, lui aussi,
il a dû l'aimer. Mais comment la fait-il mourir ? Il sait quelle poésie
un Berlioz lui a donnée... mais lui, Ambroise Thomas, pour conduire
Ophélie jusque dans la mort, il ne lui donne que des vocalises, et lui
fait repasser tous ses exercices de chants.
¡
r
...Ainsi, il s'est trompé et il en a souffert. Son visage, si triste^
en est un témoignage.
Et le secret même de sa tristesse, je le lis dans sa mélodie la plus
célèbre de Mignon : « Connais-tu le pays ? » Tout le début est d'un
sentiment attendri, un peu « romance », mais non sans grâce. Et
soudain éclate le « c'est là que je voudrais vivre », dont les premières
notes sont uñ cri déchirant, qui n'a pu être trouvé que par un artiste
sjncère, dont l'âme donne un coup d'aile, mais retombe aussitôt. Elle
, a 1er désir de l'espace et de la lumière ; mais elle n'a pas la force de
se conquérir les solitudes supérieures.
t
J'arrête ici cette trop longue et belle citation d'Adolphe
Boschot : elle suffit pour comprendre et justifier la tristesse réelle
de notre musicien messin.
182
LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
A cette tristesse, pouvons-nous apporter une consolation ?
Certes ; et elle l'a déjà été apportée grâce à Jules Massenet, son
élève bien aimé. Avec la maîtrise de l'orchestre, que l'élève hérita
du bon maître vénéré, Massenet ajouta sa frémissante tendresse
et la constante inspiration, presque rhénane, du sujet pris dans
Gœthe, à savoir «. Les souffrances du jeune Werther ». On eut
ainsi, en 1893, ce deuxième chef-d'œuvre (après Manon),
soit
Werther. Ah ! que le cœur d'Ambroise Thomas, trois ans avant
sa mort, a dû battre de joyeuses pulsations de voir, que dis-je,
d'entendre ce chef-d'œuvre inspiré, où l'élève Massenet, membre
de l'Institut à son tour depuis 1878, réalisait les aspirations du
maître à la grande musique.
Mais je dois ajouter encore ceci :
Quand il m'arrive (rarement, il est vrai) de passer à Paris
aux abords de l'église Sainte-Clotilde, je ne manque jamais d'entrer dans le petit square voisin qui jouxte la rue Saint-Dominique
et de me recueillir devant ce groupe émouvant de marbre blanc,
où César Franck, assis à son banc d'orgue, méditatif et les bras
croisés sur la poitrine, reçoit l'inspiration de son bon et grand
ange qui l'enveloppe de ses ailes étendues. Et sur les lèvres de
l'auteur des Béatitudes et de Rédemption
s'esquisse un sourire
créateur qui est le contraire de la tristesse inféconde : c'est le
signe séraphique d'un musicien vraiment inspiré.
Ainsi se trouve-t-il, de plus, vengé du dédain immérité que
lui manifesta, en son temps, le Conservatoire Ambroisien.
Mais je dois conclure :
Puissent ces quelques réflexions aider, s'il se peut, à trouver,
lors du prochain cent cinquantième anniversaire (11 août 1961)
de la naissance de notre musisien, ou, mieux, du centième anniversaires de l'honorariat (1860, soit 1960) de notre confrère
Ambroise Thomas à notre compagnie, la solution heureuse pour
le célébrer dignement par une œuvre joyeuse : son Caïd ou son
Gilles et Gillotin et des extraits sy m phoniques de ses œuvres lyriques. Peut-être aussi par son quintette à cordes. (C'est à rechercher. )
Ainsi, retrouverions-nous son sourire, supposé perdu, et
ferions-nous, pour lui, œuvre utile, ce qui est le devoir agréable
et constant de notre compagnie.
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