LA TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
PAR
M. FERNAND BARRÉS
Dans ce Metz qui a été le berceau de l'art musical français,
je ne passe jamais devant la maison natale d'Ambroise Thomas
sans éprouver, à son sujet, une espèce d'inquiétude et presque de
désarroi.
J'avais toujours désiré, en effet, me renseigner à fond sur
ce musicien qui est, dit-on, la gloire de notre ville, et je n'ai jamais
pu trouver une sérieuse et quelque peu exhaustive étude le concer-
nant.
Alors qu'il existe d'abondantes biographies de Mozart, par
Th. Wyzewa et Georges de Saint-Foix ; d'Antonio Vivaldi, par
Marc Pincherle ; de Johannes Brahms, par Claude Rostand ; de
Florent Schmitt, par Yves Hucher, et surtout du génial contempo-
rain d'Ambroise Thomas, je veux dire d'Hector Berlioz, par
Adolphe Boschot (qui fut secrétaire perpétuel de l'Académie des
beaux-arts, et décédé il y a cinq ans), il n'y a pas, à ma connais-
sance, d'ouvrage complet sur notre musicien, qui a cependant vécu
une longue vie, de 1811 à 1896 (quatre-vingt-cinq ans).
Malgré mes recherches entreprises il y a quelques mois,
tant à Metz qu'à Paris, aux trois bibliothèques (de l'Opéra, du
Conservatoire et du département musical de la Nationale, rue de
Richelieu), et quoique guidé par les conservateurs, je n'ai rien pu
trouver ; j'ai donc dû me documenter ailleurs, en ordre dispersé.
D'abord, et depuis quelques mois, j'ai à mon bureau, sous
les yeux, la magnifique et obsédante photographie, dans son âge
mûr, d'Ambroise Thomas. Je la fais circuler parmi vous. Elle peut,
je pense, vous inspirer.
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TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
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Ce noble visage, sous sa barbe patriarcale, est bien triste,
n'est-il pas vrai ? Je pose la question : Pourquoi ?
Le but de ma courte causerie est d'essayer, avec vous, de
donner une réponse vraisemblable à cette question.
Du Dictionnaire des musiciens de la Moselle (à couverture
orangée), de Jean-Julien Barbé, en date de 1929, et de l'article
si intéressant, Les compositeurs messins, Metz, 1928, p. 671,
dans les Mémoires de VAcadémie, de notre savant confrère M. René
Delaunay, qui fut en son temps, ici, directeur du Conservatoire,
j'ai
tiré le résumé suivant i
Résumé de la vie d'Ambroise Thomas.
Né à Metz le 5 août 1811, mort à Paris le 12 février 1896.
Jusqu'à onze ans, son père est son premier maître, comme
Léopold Mozart le fut de son illustre fils.
En 1828, Mme Vve, sa mère, va à Paris avec ses deux fils.
Conservatoire : 1829, premier prix de piano pour Ambroise ;
1830,
premier prix d'harmonie ;
1832,
grand prix de composition musicale.
Je note ici que, dans la classe de composition de Lesueur,
Thomas eut pour condisciples Berlioz et Gounod.
1833,
grand prix de Rome. Villa Médicis. Voyages.
1836-1846, opéras comiques, ballets.
Retour à Paris, succès et froideur du public.
1846-1848, il se recueille.
Janvier 1849, Le
Caïd,
succès éclatant.
1850,
Songe d'une nuit d'été, opéra comique, en trois actes.
1851-1860, divers opuscules communs quelconques.
En 1860, il est membre honoraire de l'Académie de Metz.
1860-1866, il se recueille à nouveau.
17 novembre 1866, Mignon.
1868,
Hamlet.
1874,
Gilles et Gïllotin.
1882,
grand opéra, Françoise de Rimini et divers.
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LA
TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS
Dates honorifiques.
En 1845, Chevalier de la Légion d'honneur.
1851,
Membre de l'Institut.
1858,
Officier de la Légion d'honneur.
1868,
Commandeur de la Légion d'honneur.
1871,
Directeur du Conservatoire de Paris.
1881,
Grand officier de la Légion d'honneur.
1894,
Grand croix de la Légion d'honneur (pour la millième
de Mignon).
12 février 1896, sa mort à Paris.
Et ici, de René Delaunay, j'ajoute cette observation intéres-
sante : Entre 1837 et 1889, Ambroise Thomas écrivit, pour l'Opéra
ou l'Opéra comique, vingt-trois ouvrages. Mais sa muse n'avait
point la gaîté primesautière de celle d'Auber, ni la hauteur de
celle de Gounod, mais, à mi-côte, par sa sincérité et sa distinction,
avait une place respectable. N'ayant pas la hauteur voulue, il ne
put s'accomplir dans le genre dramatique. Et ainsi, il aurait dû
réussir complètement dans la voie de l'opéra bouffe, dont il avait,
avec son
Caïd,
fourni un beau spécimen (janvier 1849).
Situons-le donc à cette époque parmi ses contemporains. D'où
la fiche chronologique suivante :
Jacques Meyerbeer, 1791-1864 ; Joseph Verdi, 1813-1901 ;
Jacques Rossini, 1792-1868 ; Charles Gounod, 1818-1893 ;
Hector Berlioz, 1803-1869 ; Jacques Offenbach, 1819-1880 ;
Ambroise Thomas, 1811-1896 ; César Franck, 1822-1890.
Richard Wagner, 1813-1883 ;
Quant à Emmanuel Chabrier, qui sera son cocasse tourmen-
teur, et Jules Massenet, qui sera son élève bien aimé, ils ne sont,
en 1849, que de jeunes enfants de sept et huit ans. Ce sont :
E. Chabrier, 1841-1894 ; J. Massenet, 1842-1912.
Et quant à Salvador Cherubini, 1760-1842, l'ancêtre, cet
important maître était mort depuis sept ans, chargé de respect et
de gloire.
Et maintenant, détaillons un peu :
LA
TRISTESSE D'AMBROISE THOMAS 175
Du tableau chronologique des neuf musiciens que je viens de
citer et qui enserrent Ambroise Thomas,
j'extrais,
pour colorer
un peu ce tableau, les résumés d'un même musicologue, M. Jean
Dupérier, sur trois d'entre eux. C'est dans l'album Les Musiciens
célèbres (Editions Lucien Mazenod), d'où la belle et émouvante
photo de Thomas est tirée, ceci :
1° De Meyerbeer, il dit : En explorant ce « marché aux
puces » qu'a été son œuvre, « un jeune musicien ne perdrait pas
son temps ».
2°
D'Offenbach, il remarque que sa musique « a la bougeotte
et possède la plus efficace des vitamines : la vitamine Offenbach ».
3° Enfin, d'Ambroise Thomas, il affirme que « c'est un
authentique musicien ».
Dans la période 1833-1836, Ambroise Thomas (grand prix
de Rome à vingt-deux ans) est pensionnaire à la Villa Médicis,
dont le grand peintre M. Ingres (il avait cinquante-cinq ans) y est
le directeur plus « de conscience » qu'administratif. Imbu de
Raphaël, sa gloire deviendra faite de labeur, de loyauté, de probité
et d'honnêteté et, plus tard, d'autorité.
s 1835, son disciple le plus fidèle à la Villa Médicis est
le peintre Hippolyte Flandrin. Il se fait aussi un ami d'Ambroise
Thomas ; ets cette époque, les vertus d'Ingres vont se réflé-
chir, en croissant, à la fois sur Flandrin et sur le musicien Thomas,
qui deviennent, à leur tour, spontanément amis. C'est la période
heureuse et assez primesautière de la jeunesse commune de ce
trio (car, malgré son âge, M. Ingres a un cœur jeune). Dans le
salon bourgeois et peu éclairé de Mme Ingres, pendant que celle-ci
tricote, Ambroise joue pour M. Ingres, qui écoute religieusement
de nobles pages de Mozart, Gluck et Beethoven. A l'entour, ça et
, les pensionnaires écoutent, immobiles et baignés de la tran-
quille nuit romaine.
En ce temps, le musicien avait publié quelques œuvres de
chambre, cordes et piano. J'ai eu la bonne fortune de trouver,
dans le cahier n° 3 de 1836, de Robert Schumann, des « Gesammelte
Schriften ûber Musik u. Musiker », une critique de l'œuvre n° 2,
trio avec piano, d'Ambroise Thomas, où il est dit :
17C LAf TR'iSTÈSSE D'AMBROISE THOMAS
Ce trio de salon est une amicale composition ; c'est-à-dire de celles
où pendant qu'on joue de la lorgnette de ci de, on ne perd pas
complètement le fil de la musique.,Celle-ci n'est ni profonde, ni légère,
ni classique, ni romantique, mais toujours sonnant bien. Nous enga-
geons,
cependant, ce jeune musicien français à se protéger de ce qui
est « douceâtre ». Robert SCHUMANN.
Ah ! que voilà une révélation dont Ambroise Thomas aurait
dû tirer profit. Et puis, il visita cette vibrante et lumineuse Italie :
Naples, Florence, Venise, Bologne lui donnèrent et exaltèrent en
lui,
sans doute, des effluves de joie, de gaîté et de grandeur à la
fois.
En en 1836, il est de retour à Paris.
De 1836 à 1846, ses premiers opéras et ballets ont subi tour
à tour le succès et la froideur du public. Alors, de 1846 à 1848,
pendant deux ans, il se recueille. Et le 3 janvier 1849, c'est
l'éclatant succès du
Caïd.
Qu'est ce donc que ce
Caïd,
sinon une « turquerie », un opéra
bouffe en deux actes et en vers libres. On se demande si la verve
débridée d'Ambroise Thomas (il devait rire à trente-huit ans) ne
s'est
pas inspirée de l'autre turquerie géniale : UEnlèvement au
sérail, de Wolfgang Mozart, qu'il a eu tout loisir, sans doute,
d'analyser, de réduire, voire d'entendre.
D'ailleurs, ce genre d'opéra bouffe-turquerie avait,, en 1817,
Hé consacré par Rossini avec L'Italienne à Alger, au Théâtre
italien à Paris. C'est avec Ambroise Thomas, « d'une gaîté folle
qui provoque un rire large et franc ; la musique en est heureuse,
facile, charmante ironique. Et la mélodie et la charge se marient
là avec un rare bonheur ». Ainsi s'exprimait en son temps le bon
Théophile Gautier, qui s'y entendait.
Signalons-en : L'ouverture, L'air du tambour-major, Les cou-
plets d'Ali Bajou, Le duo du barbier et de Virginie.
Voilà du théâtre parfait. Que Thomas n'a-t-il persisté dans
ce genre ! Or, il
s'est
laissé ravir cette spécialité par André Messa-
ger, dont l'œuvre entière est toujours vivante.
De 1851 à 1860, et malgré qu'il vienne d'être nommé (en
1851) membre de l'Institut, d'ailleurs contre Berlioz, le visage
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