Ne laissons pas l’amnésie envahir nos assiettes. Bien rangés les uns derrière les autres, embellis par une jolie photo couleur et toutes identiques, marqués par un code barre et un prix (qui donne une valeur à chaque chose), les sachets de semences potagères attendent en silence leurs prochaines destinés. L’histoire de nos jardins et de nos champs finira t-elle dans un catalogue ? Un commerce bien huilé Voici une étrange biodiversité marchande qui nous est proposée aujourd’hui, à la fois standardisée et industrialisée. Tout ce business devrait garantir une qualité systématique, répétitive, pour un consommateurs qui est paraît-il de plus en plus exigeant. Ne vous inquiétez pas, votre choix ne sera pas trop compliqué. Deux ou trois variétés de carottes, choux, tomates et autres plantes potagères vous sont présentés. Pas plus pour ne pas vous égarer. Parmi les trois, peut être une seule correspondra à la saison de votre semis. Votre achat est résumé en quatre ligne au dos du sachet. Comment les jardins ont-ils pu devenir aussi pauvre alors qu’il y a encore quelques décennies il existait plusieurs milliers de variétés de fruits et de légumes ? Pensez vous que les jardins ont toujours été bien ensachés comme sur l’étalage de ces grands magasins aseptisés ? La nature seraitelle si maladroite qu’il nous faut à présent la trier, la confisquer, voir l’interdire pour éviter les abus d’une biodiversité dérangeante, incontrôlable, non-monnayable ? L’évolution est-elle responsable ? Il y a bien longtemps, avant que l’Homme ne fasse son apparition sur terre, de nombreuses espèces du monde vivant avaient déjà participé à l’évolution de notre environnement. Certaines de ces espèces ont traversé l’histoire en se transformant et beaucoup d’autres ont disparu. Très tôt, l’Homme s’est intéressé à ce monde végétal et animal puisque c’est de cette ressource qu’il pouvait espérer se nourrir. En observant la nature, mais aussi en devenant progressivement un cultivateur, il se mit à créer puis échanger de nombreuses variétés de plantes et d’animaux adaptés à ses besoins alimentaires. Pourtant la diversité des espèces n’est pas toujours facile à repérer ni à classer. C’est que l’évolution du monde vivant est un processus lent et irrégulier. La biodiversité des écosystèmes est formée par des communautés de plantes, d’animaux et de micro-organismes. Les processus biologiques entre les différentes espèces comprennent la pollinisation, la dispersion des semences, la prédation, la symbiose mais aussi le recyclage des éléments nutritifs, la formation des sols, la filtration de l’eau, etc… Certains légumes que nous consommons aujourd’hui sont connus depuis l'Antiquité. Ce sont par exemple les fèves, les lentilles, les pois, les navets, les choux, les oignons, les carottes. Mais la grande majorité des espèces actuellement consommées ne sont apparues que bien plus tard. Elles ont été introduites au gré des migrations, des explorations, des conquêtes et des échanges commerciaux. La domestication des plantes potagères est le fruit d’un patient travail qui repose sur une profonde connaissance des plantes, des espèces botaniques et de leurs potentialités, mais aussi des besoins alimentaires de l’Homme. A titre d’exemple voici trois espèces potagères qui ont été sélectionnées comme plantes fourragères pour les animaux : la betterave, la carotte et le chou. Les paysans ont sélectionné ces plantes de deux manières différentes selon leur destination. Pour les animaux, les plantes sont plus grandes, leurs racines plus volumineuses (le chou fourrager; la carotte fourragère). Pour l’Homme, par contre, c’est l’aspect qualitatif qui a été privilégié comme la couleur, les arômes, les sucres. L’Homme cultivateur a donc participé à l’évolution des variétés végétales et à la diversité des terroirs. Par des observations attentives, des échanges entre différentes régions, il a sélectionné minutieusement aussi biens des végétaux que des races animales. Il fallait adapter les besoins alimentaires aux contraintes climatiques, à ceux des sols mais aussi des pratiques agricoles ou encore des cultures locales. Cette diversité se retrouve dans les milliers de variétés fruitières et potagères qui ne sont bien évidemment pas présentes sur les rayons des magasins. Cette diversité nous la retrouvons dans les variétés potagères et fruitières dites anciennes aujourd’hui. C’est par exemple plus de 1 000 variétés de pommiers différents recensés par l’association des croqueurs de pommes. C’est aussi l’association Kokopelli qui facilite le parrainage de milliers de plantes qui ne sont plus cultivées et par conséquent sont vouées progressivement à disparaître. Car la biodiversité ne peut pas se conserver dans un congélateur. Pour qu’elle puisse s’exprimer, s’adapter aux évolutions environnementales, il faut la cultiver et entretenir ses potentialités. Sans jardinier et sans paysan comment faire ? Pour rappel, le nombre d’exploitants agricoles à considérablement diminué depuis 1945 en France. Il serait passé de plus de 5 millions à moins de 600 000 aujourd’hui. La seconde condition est de refuser la confiscation du monde vivant par des marchands qui n’ont pas d’autres scrupules que faire de l’argent (les brevets, les certifications végétales, les OGM sont des propriétés privées). L’Etat français a chargé l’interprofession semencière de mettre en place un catalogue officiel dans lequel les semences commercialisées doivent être inscrites obligatoirement. Outre le coût onéreux, les critères d’inscription sont inadaptés aux diverses variétés anciennes évoluant suivant le terroir. Elles ne peuvent pas êtres homogènes et stables dans le temps. « Cela revient tout simplement à vouloir faire rentrer la biodiversité dans une réglementation qui, par essence, l’ignore » écrit le réseau Semences paysannes. Le réveil du consommateur citoyen Aujourd’hui nous devons constater que la riche diversité des savoirs paysans, la biodiversité des jardins ouvriers, les potagers et les vergers qui ceinturaient des grandes villes comme Paris et Lyon ont progressivement disparu. Nous voyons cependant naître de nouvelles initiatives citoyennes qui ne veulent pas laisser la biodiversité dans les mains d’un secteur marchand qui nous hypnotise. Des consommateurs conscients de leur responsabilité se réveillent. Ils se rassemblent pour acheter la récolte de petits maraîchers locaux. Des jardiniers bénévoles parrainent des plantes en cours d’extinction. Ils cultivent leurs semences et les échangent librement. Des militants pour l’environnement sèment généreusement des plantes oubliées au cœur des villes ou sur les bords de route. D’autres n’hésitent pas à affronter la justice pour dénoncer les organismes génétiquement modifiés qui pollueront définitivement les ressources semencières de nos régions. Une question demeure. La mémoire collective sera t-elle nous redonner confiance pour chercher notre salut ailleurs que dans les catalogues et les rayons des grands magasins ? La biodiversité de nos jardins serait finalement le fruit de notre intelligence et de nos pratiques. C’est alors une aventure humaine indissociable à celle de l’évolution de notre environnement. Thierry Manceau Membre de l’association la Ruche de l’écologie et du centre environnement et développement durable des Monts du lyonnais