LELEUX Claudine "Valeurs et normes, quelle universalité pour

SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 1998 N° 21 (135-144)
Claudine LELEUX
VALEURS ET NORMES, QUELLE UNIVERSALITÉ
POUR QUELLE MORALE ?
Résumé : La morale, ses valeurs et ses normes, ne sont pas nécessairement
entachées d’hétéronomie pour autant que l’universalité à laquelle elles réfèrent soit
« pragmatique », au sens de Apel et Habermas. Dans ce cas, il est possible de penser
une éducation spécifique au jugement de valeur et au jugement normatif et de pro-
poser des dispositifs didactiques appropriés.
Mots-clefs : valeur, normes, universalité, morale, éthique, jugement de va-
leur, jugement normatif, Belgique, Habermas, Ferry J.-M.
LE CRÉPUSCULE DU DEVOIR
En 1992, paraissait un livre au titre évocateur pour notre propos, Le Crépus-
cule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques de Lipovetski
qui tentait de cerner ce phénomène apparemment paradoxal de la fin des années
quatre-vingt : le retour à l’éthique ou à la morale accompagné cependant d’une sus-
picion généralisée à l’égard du devoir. Celle-ci fait suite à la déconstruction nietz-
schéenne et heideggérienne de la normativité. Nietzsche ne dit-il pas que : « C’est
un signe de progrès pour la morale, quand son domaine se réduit » (Nietzsche, 1887,
325).
Dans ce contexte, on peut se demander si le titre de ce colloque, « Les va-
leurs en éducation et en formation », n’est pas le signe d’un retour à la dimension
éthique ou « civique » de l’éducation mais d’un retour « frileux » dans le sens où il
voudrait revenir à l’éthique par le biais des valeurs tout en opinant à cette suspicion
généralisée à l’endroit de l’éducation morale qui serait, quasi par définition, enta-
chée de moralisme ou de civisme, bref, d’une dimension répressive et rétrograde.
Le but de cette communication est précisément de (1) montrer que valeurs et
normes, si elles doivent être distinguées, se complètent, de même qu’éducation aux
valeurs et éducation « morale » ; (2) montrer, à partir des travaux de Apel et Ha-
bermas, qu’une universalité des normes est pensable sans dogmatisme pour autant
qu’on l’appréhende sous son angle « pragmatique ». La clarification des concepts
étant opérée, il est alors possible (3) d’inférer les objectifs spécifiques d’une éduca-
tion aux valeurs et d’une éducation morale et (4) d’indiquer quelques pistes didacti-
ques permettant d’atteindre ces objectifs.
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Valeurs et jugement évaluatif
Nous entendons traditionnellement par valeur des notions comme liberté,
égali, solidarité, dignité, vie, santé, amour, amitié, gain, profit, droit, argent, bon-
heur, authenticité, honnêteté, courage… dont certaines sont considérées comme des
valeurs par les uns et comme des non-valeurs par les autres. Elles font dans tous les
cas l’objet de préférences personnelles, qui peuvent certes être partagées par
d’autres individus mais sans toutefois recouper des communautés définies a priori,
et d’un jugement spécifique, le jugement évaluatif. En effet, des énoncés du type
« Je préfère la solidarité à la liberté », « Il est plus important, à mes yeux, d’avoir
une bonne santé que de disposer de biens matériels », « Entre ma mère et la justice,
je choisis ma mère » sont des énoncés qui, par leur forme même, expriment un ju-
gement évaluatif et personnel, qui prétendent tout au plus à la sincérité ou à l’au-
thenticité du sujet de l’énonciation. Il en va tout autrement, nous le verrons plus
loin, des énoncés qui prennent la forme d’une proposition normative prétendant,
quant à eux, à un test d’universalisation en vue d’un accord ou d’un consensus ayant
force d’obligation.
Chacun d’entre nous peut assigner un contenu différent aux valeurs/non-va-
leurs ci-dessus. Celles-ci peuvent prendre en outre tant une coloration éthique, mo-
rale, religieuse, qu’une coloration politique, économique et juridique. Ainsi, la va-
leur de liberindividuelle peut, par exemple, se traduire sur le plan éthique par un
désir d’authenticité, sur le plan politique par la liberd’exprimer un suffrage et sur
le plan économique par la volonté de voir le libre marché préservé.
Enfin, toutes les valeurs ou leur symétrique peuvent entrer en concurrence et
faire l’objet d’un conflit de valeurs qui impose à l’individu de les hiérarchiser. Ain-
si, par exemple, le choix de la Liberté peut s’exprimer chez l’un par le primat de la
liberté individuelle sur la solidarité ; chez l’autre, par le primat de la liberté collec-
tive à l’information sur la liberindividuelle du journaliste de taire certaines infor-
mations. De même, l’amour et l’amitié peuvent l’emporter sur la sécurité des ci-
toyens et réciproquement, dans le cas où l’on tairait par exemple un projet d’attentat
dans lequel un amant, un ami ou un frère serait l’un des agents. En ce sens, et même
si les valeurs peuvent être intersubjectivement partagées par des communautés d’in-
dividus ou même des civilisations, aucune valeur ne peut « prétendre par sa nature à
une priorité absolue par rapport à d’autres valeurs » (Habermas, 1997, 277).
Normes et jugement normatif
Il en va tout autrement des normes dont la fonction est précisément de réunir
sur elles un consensus permettant de réguler le vivre-ensemble dans le pluralisme
des valeurs et de leur hiérarchisation. Si l’être humain possède certes un noyau sub-
jectif, fruit de sa biographie et de ses expériences personnelles qui peut l’amener à
préférer telle ou telle valeur dans la visée d’une « vie bonne » telle qu’il en projette
la fin, il est aussi un être intersubjectif en ce qu’il a intériorisé, pour construire son
identité des valeurs communes, des règles « techniques » de savoir-faire, des normes
enfin (J.-M. Ferry, 1991, I), dont la force d’obligation varie en fonction du degré de
généralisation de l’attente d’autrui. La valeur est l’expression d’une préférence per-
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sonnelle en vue d’une fin digne d’efforts personnels, dit Habermas, alors que la
norme, elle, prétend à une validité universelle toujours provisoire et susceptible
d’être invalidée (Habermas, 1997, 278).
Cette prétention à la validité ou à la justesse normatives découle pour Apel et
Habermas des présuppositions pragmatiques universelles de l’argumentation en gé-
néral. Dès le moment, en effet, où quiconque argumente, il prétend convaincre son
ou ses interlocuteurs de la validité ou de la justesse de ce qu’il énonce, même lors-
qu’il affirme, comme le sceptique nietzschéen ou deleuzien, qu’il n’y a pas de « -
rité » possible en morale puisque, ce faisant, il se met en situation de contradiction
performative, à savoir de prétendre pragmatiquement au contraire de ce qu’il
énonce. De cette présupposition pragmatique, il est possible de déduire un principe
d’universalisation « U » par lequel il s’agit d’éprouver la validité d’une norme (Ha-
bermas, 1992, 34).
Puisque chaque concerné est ialement amené à participer à la discussion
sur la validation des normes, il ne peut être question d’une morale téronome, im-
posée de l’extérieur. La validité d’une norme n’est pas donnée a priori. Un conflit
sur sa justesse ou sa validipeut révéler qu’elle est devenue caduque et commander
sa re-discussion. Il ne s’agit donc pas d’une vérité effective ou existante mais d’une
« vérité » légitimée (Hunyadi, 1995, 8).
Normes pragmatiques, éthiques ou morales
De même que Kant distingue les impératifs hypothétiques (Kant, 1785, 84-
94) de l’impératif catégorique, Habermas distingue trois niveaux auxquels s’appli-
que la question Que dois-je faire ? La force illocutoire du verbe devoir ne prétend
pas à lame force normative selon qu’il s’agit de l’habileté ou du savoir-faire, de
la prudence aristotélicienne en vue du bonheur ou de l’« impératif » moral. Le pu-
blic concerné par la norme diffère lui aussi selon qu’il s’agit du choix de moyens
pour atteindre un but « technique », la « vie bonne » ou un choix qui me concerne
parce qu’il concerne autrui en général (Hunyadi, 1995, 107-108). Habermas garde
d’Aristote l’idée de bonheur et de bien (l’éthique) tout en conservant la prétention à
l’universalité de l’impératif catégorique kantien (la morale). Ces deux niveaux vien-
nent s’ajouter à l’usage de la raison pratique pour choisir les moyens « techniques »
d’atteindre un but « pragmatique ». Dans les trois cas, la validation des normes ne
peut être honorée que discursivement.
La discussion pragmatique
Lorsque le vélo que nous utilisons quotidiennement est cassé, « nous cher-
chons alors des raisons permettant une décision rationnelle entre différentes possibi-
lités d’action, en fonction d’une tâche que nous devons résoudre si nous voulons at-
teindre un certain but » (Habermas, 1992, 96). Dans ce cas, soit nous tirons parti de
l’expérience de l’humani qui a peu à peu dégagé les règles « techniques » suscep-
tibles d’atteindre un but : c’est la dimension historique (au sens du patrimoine cultu-
rel) et interculturelle de la moralité ou de la raison communicationnelle ; soit nous
innovons, c’est-à-dire que de nouveaux moyens pour atteindre un but paraissent di-
gnes d’intérêt et discutés quant à leur validité. Au niveau pragmatique, des préféren-
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ces axiologiques (faibles) peuvent intervenir pour clarifier nos choix d’action en
fonction des ressources disponibles.
La discussion éthico-existentielle
La discussion sur les normes éthiques porte sur la prétention à la validité
d’une règle d’action selon le critère de la recherche du bonheur personnel et l’ie
que je me fais d’une vie réussie. Le choix d’une profession, par exemple, n’est pas
purement « pragmatique ». Y intervient ce que je suis, ce que je veux être, comment
je conçois la « vie bonne ». Pour Habermas, la cision qui soutient mon choix est
aussi axiologique mais touche cette fois à l’orientation d’une pratique de vie (Ha-
bermas, 1992, 99). Il s’agit cette fois pour l’acteur de clarifier ce que serait pour lui
une vie réussie ou une vie ratée, processus d’« autocompréhension herméneutique »
par lequel il est chargé de s’approprier sa propre histoire, les traditions et les contex-
tes de vie qui ont terminé son identité pour orienter correctement sa vie.
L’individu a ainsi le devoir de choisir ce qui est bon pour lui s’il veut se réaliser au-
thentiquement. Pour Habermas, les questions éthiques n’exigent nullement une rup-
ture complète avec la perspective égocentrique, « elles se rapportent en effet au telos
d’une vie à chaque fois mienne » (ibid.) contrairement aux questions morales du
troisième niveau. Le fait de quotidiennement interroger nos proches sur ce qu’il
convient de faire ou non (à propos du couple, de l’éducation des enfants, de la car-
rière…) atteste de ces prétentions à la validité des normes éthiques même si la déci-
sion celles-ci relèvent davantage de la force de conviction que de l’obligation.
La discussion pratico-morale
« Lorsque mes actions heurtent les intérêts d’autrui et conduisent à des
conflits qui doivent être réglés de façon impartiale » (Habermas, 1992, 96), la ques-
tion Que dois-je faire ? change encore une fois de sens et doit être envisagée sous
l’angle du point de vue moral d’un assentiment universel qui le rend moralement
obligatoire. Le point de vue moral, en effet, ne se conçoit pas en fonction d’un telos
pragmatique ou subjectif mais commande une décentration selon laquelle ce qui doit
valoir pour moi ne peut obliger l’autre que s’il y consent dans une discussion prati-
que et réciproquement ne peut m’obliger que si j’y consens : le « point de vue de
l’impartialité fait exploser la subjectivité de la perspective » (ibid.). L’obligation
morale, cette fois, n’est nullement transcendante ou opprimante puisqu’elle découle
d’une discussion intersubjective à laquelle l’individu particulier participe (Leleux,
1997a, chap. 4).
Soulignons au passage que de nombreux normes et principes moraux réunis-
sant sur leur validité (provisoire) un consensus sont devenus des lois ou des normes
juridiques ayant force d’obligation légale. Cette « capitalisation » de la morale dans
le droit nous permet de ne pas continuellement discuter ou rediscuter la validides
normes morales sans toutefois empêcher qu’une loi en vienne à être considérée
comme injuste ou illégitime. Il peut arriver, en outre, qu’une discussion ne permette
pas de valider une norme morale. Dans ce cas, dit Habermas, le droit supplée la mo-
rale en ce qu’il permet aux convictions éthiques de coexister pacifiquement.
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ÉDUCATION AUX VALEURS, AUX NORMES ET AU JUGEMENT
Outre l’éducation aux trois grandes valeurs mocratiques, que sont l’auto-
nomie intellectuelle et affective —, la coopération sociale et la participation pu-
blique (Leleux, 1997b), qui vise à faire acquérir transversalement les trois compé-
tences correspondantes, il me paraît essentiel d’assigner à une discipline particulière
l’exercice du jugement de valeur et du jugement normatif.
Pour des raisons historiques, la Belgique a constitutionnellement maintenu
dans tout le cursus scolaire obligatoire de 6 à 18 ans un cours de deux heures par
semaine de religion (catholique, protestante, judaïque, islamique) ou de morale non
confessionnelle. Ce qui ressortit donc à la sphère privée en France, à la famille, est
institutionnellement pris en charge en Belgique par la puissance publique dans le
respect du libre choix et du pluralisme des convictions. L’éducation aux valeurs et
au jugement éthique, moral et juridique (politique) constituent ainsi les objectifs pé-
dagogiques spécifiques de ces disciplines.
Pour les atteindre, différentes thodes ont été expérimentées sur le terrain
depuis une dizaine d’années dans le cadre du cours de morale :
• Clarification et hiérarchisation des valeurs et le jugement évaluatif
La méthode de clarification et de hiérarchisation des valeurs nous a été direc-
tement inspirée par Simon, Howe et Kirschenbaum (1972). Il s’agit d’un ensemble
d’exercices desuels, par le biais de choix d’objets, de personnages, d’images ou
d’œuvres d’art, d’issues à des situations de détresse… les élèves sont, dans un pre-
mier temps, invités à choisir fictivement un objet, un personnage, une image ou une
œuvre d’art, une issue à des situations de détresse… pour ensuite, dans un deuxième
temps, découvrir et formuler la ou les valeur(s) qui sous-tend (ent) leur choix.
D’autres exercices, dans un troisième temps, exigent d’eux qu’ils classent ou hiérar-
chisent plusieurs de leurs valeurs selon un ordre de préférences personnelles à justi-
fier devant leurs pairs. Dans tous les cas, que ce soit par paire ou en groupe-classe,
l’élève prend la parole s’il y consent pour communiquer son choix, ses va-
leurs et les raisons de son attachement à celles-ci1, tandis que les autres l’écoutent.
Le jugement évaluatif, nous l’avons rappelé tout au début de cet exposé, s’il peut
être partagé par d’autres que nous-même, n’a cependant aucune prétention à
l’« objectivité ». Il n’est donc pas critiqué en classe mais énoncé dans le respect de
chacun. Utiliser cette méthode vise essentiellement, outre à faire prendre conscience
à l’élève des valeurs qui sous-tendent ses choix et de la hiérarchie de celles-ci, à
éduquer à l’écoute active (lorsque lélève livre aux autres ses choix et les raisons de
celui-ci), à éduquer au pluralisme des valeurs et des singularités dans le respect de
celles-ci et à éduquer à la reconnaissance réciproque.
L’éducation aux valeurs ne constitue cependant qu’un aspect de l’éducation
morale si l’on veut éviter de verser dans une éducation de la pure expression per-
sonnelle. La méthode de clarification des valeurs utilisée seule aboutirait aux mêmes
impasses que ses présupposés philosophiques phénoménologiques et existentia-
1 Pour la mise en œuvre de cette méthode en 4e, 5e et 6e secondaire voir respectivement (Leleux,
1988 a, b, c).
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