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Valeurs et jugement évaluatif
Nous entendons traditionnellement par valeur des notions comme liberté,
égalité, solidarité, dignité, vie, santé, amour, amitié, gain, profit, droit, argent, bon-
heur, authenticité, honnêteté, courage… dont certaines sont considérées comme des
valeurs par les uns et comme des non-valeurs par les autres. Elles font dans tous les
cas l’objet de préférences personnelles, qui peuvent certes être partagées par
d’autres individus mais sans toutefois recouper des communautés définies a priori,
et d’un jugement spécifique, le jugement évaluatif. En effet, des énoncés du type
« Je préfère la solidarité à la liberté », « Il est plus important, à mes yeux, d’avoir
une bonne santé que de disposer de biens matériels », « Entre ma mère et la justice,
je choisis ma mère » sont des énoncés qui, par leur forme même, expriment un ju-
gement évaluatif et personnel, qui prétendent tout au plus à la sincérité ou à l’au-
thenticité du sujet de l’énonciation. Il en va tout autrement, nous le verrons plus
loin, des énoncés qui prennent la forme d’une proposition normative prétendant,
quant à eux, à un test d’universalisation en vue d’un accord ou d’un consensus ayant
force d’obligation.
Chacun d’entre nous peut assigner un contenu différent aux valeurs/non-va-
leurs ci-dessus. Celles-ci peuvent prendre en outre tant une coloration éthique, mo-
rale, religieuse, qu’une coloration politique, économique et juridique. Ainsi, la va-
leur de liberté individuelle peut, par exemple, se traduire sur le plan éthique par un
désir d’authenticité, sur le plan politique par la liberté d’exprimer un suffrage et sur
le plan économique par la volonté de voir le libre marché préservé.
Enfin, toutes les valeurs ou leur symétrique peuvent entrer en concurrence et
faire l’objet d’un conflit de valeurs qui impose à l’individu de les hiérarchiser. Ain-
si, par exemple, le choix de la Liberté peut s’exprimer chez l’un par le primat de la
liberté individuelle sur la solidarité ; chez l’autre, par le primat de la liberté collec-
tive à l’information sur la liberté individuelle du journaliste de taire certaines infor-
mations. De même, l’amour et l’amitié peuvent l’emporter sur la sécurité des ci-
toyens et réciproquement, dans le cas où l’on tairait par exemple un projet d’attentat
dans lequel un amant, un ami ou un frère serait l’un des agents. En ce sens, et même
si les valeurs peuvent être intersubjectivement partagées par des communautés d’in-
dividus ou même des civilisations, aucune valeur ne peut « prétendre par sa nature à
une priorité absolue par rapport à d’autres valeurs » (Habermas, 1997, 277).
Normes et jugement normatif
Il en va tout autrement des normes dont la fonction est précisément de réunir
sur elles un consensus permettant de réguler le vivre-ensemble dans le pluralisme
des valeurs et de leur hiérarchisation. Si l’être humain possède certes un noyau sub-
jectif, fruit de sa biographie et de ses expériences personnelles qui peut l’amener à
préférer telle ou telle valeur dans la visée d’une « vie bonne » telle qu’il en projette
la fin, il est aussi un être intersubjectif en ce qu’il a intériorisé, pour construire son
identité des valeurs communes, des règles « techniques » de savoir-faire, des normes
enfin (J.-M. Ferry, 1991, I), dont la force d’obligation varie en fonction du degré de
généralisation de l’attente d’autrui. La valeur est l’expression d’une préférence per-