Jaroui Mouhib Master 2 Dynamique et Sociologie des organisations et des institutions Université Paris Dauphine LA SCIENCE ENTRE PROCESSUS DE COLLABORATION ET PROCESSUS D’APPRENTISSAGE. LE CAS D’UNE ELITE DE CANCEROLOGUES ENTRE 1996-2001. Directeur de mémoire : Emmanuel LAZEGA Second membre du jury : Thomas LE BIANIC 1 19/06/2008 Table des matières Introduction I] Eléments théoriques de l’analyse des réseaux sociaux et sociologie des sciences 1. Le statut épistémologique de l’analyse des réseaux sociaux : à la recherche d’unité scientifique ....................................................................................................... 2 1.1. L’origine de l’analyse structuraliste ........................................................... 3 1.2. Structuralisme et sociologie : les réseaux sociaux ..................................... 4 1.2.1. L’approche structurale, une question de « méthode » et de « modèle » d’analyse................................................................................................................. 4 1.2.2. L’analyse des réseaux sociaux entre holisme et individualisme méthodologique : le néostructuralisme, une unité retrouvée ? ............................... 6 2. La science comme objet d’étude de l’analyse des réseaux sociaux : la sociologie des sciences .................................................................................................. 8 2.1. La science entre épistémologie et sociologie............................................... 8 2.2. Le nouvel esprit de la science : la science comme « structure sociale normée » .................................................................................................................. 10 2.3. La science en tant qu’ « espace d’échange » et « champ » ..................... 11 2.4. Une approche néostructuraliste de la science : les processus sociaux de l’espace scientifique ................................................................................................ 13 II] Structure relationnelle des copublications et performance : le cas empirique des membres de l’élite des chercheurs français en cancerologie entre 1996 et 2001 2 1. Question de Méthode ......................................................................................... 16 1.1. Le modèle d’analyse : les outils techniques.............................................. 16 1.2. Définition : les concepts de signature scientifique et d’Impact Factor .. 18 1.3. Observation : Recueil et traitement des données en fonction du modèle d’analyse.................................................................................................................. 20 2. 3. Démonstration .................................................................................................... 24 2.1. Des différentes catégories de spécialités de l’élite.................................... 24 2.2. Cliques et attributs des chercheurs, une analyse..................................... 25 2.3. Hypothèses .................................................................................................. 33 Résultats .............................................................................................................. 33 3.1. La science, un processus de collaboration : les cancérologues copublient pour des raisons disciplinaires et géographiques ................................................ 33 3.2. Analyse de la dépendance des cliques....................................................... 34 3.3. La science, un processus d’apprentissage : quelques éléments de compa- raison de deux réseaux ; réseau de copublications/réseau de conseils............... 41 3.3.1. Résumé de l’étude sur les échanges de conseil au sein de la population des cancérologues ................................................................................................. 41 3.3.2. Comparaison des centralités des acteurs des deux réseaux de copublications et de conseils pour 125 cancérologues ......................................... 45 Conclusion 3 Remerciements Mes remerciements vont tout d’abord à Monsieur Emmanuel Lazega qui a bien voulu me confier des données relatives à la sociologie des sciences. Cette présente recherche n’aurait pu aboutir sans sa patience, et, surtout, sans l’entière disponibilité de Germain Barré qui m’a épargné toutes les difficultés techniques dues à la complexité des outils de l’analyse des réseaux sociaux. Sa présence à mes côtés lors de la construction des réseaux et ses multiples lectures m’ont été d’un grand intérêt. Sans oublier l’équipe du laboratoire de sociologie CERSO, qui s’est montrée très patiente (en particulier Monsieur Norbert Alter pour ses cours de méthodologie pour la rédaction scientifique) avec l’ensemble des étudiants qui, pour la plupart, n’avaient pas fait de sociologie. 4 INTRODUCTION -1- Avant de prétendre faire de la sociologie des sciences (discipline qui prétend être une « science »), il faut tout d’abord examiner sa propre initiative. Quelles sont les raisons qui nous poussent à faire ce genre de sociologie ? Est-ce l’initiative d’un « demi-solde de science » selon l’expression de Bourdieu ? Est-ce le ressentiment d’un « martyr de la science » selon l’expression de Dostoïevski? Il n’en est rien. Ce travail n’est que le fruit d’un étudiant en deuxième année de master recherche en sociologie. En vérité, l’initiative de faire de la sociologie des sciences dans le cadre du mémoire a deux origines : d’une part, sur le plan livresque nous nous intéressions à cette sociologie depuis plus de deux ans, notamment par la lecture assidue de Nietzsche, Foucault et Bourdieu etc., et plus récemment Callon et Latour, et d’autre part, dans le cadre du master recherche, Monsieur E. Lazega, le directeur du mémoire, nous a proposé des données sur lesquelles nous pouvons approfondir le thème en question à travers une étude empirique, ce qui nous faisait défaut jusqu’à présent. Mais les données et la manière dont elles avaient été recueillies ne rendaient possible que la seule application de la méthode néo structurale à l’objet d’étude. Ce qui en vérité ne nous a pas déplu car, jusqu’à présent, nos lectures ne nous ont pas donné un modèle d’analyse concret et simple à mobiliser. De plus ce modèle d’analyse se donne un objectif central qui est le notre aussi : contextualiser. Modéliser les conditions qui rendent possible l’action. Dans cette présente recherche, il s’agit de contextualiser les pratiques scientifiques. En effet, la science n’est pas un domaine qui serait autonome et donc ne méritant pas l’attention de la sociologie. Bien au contraire, la science doit elle-même être prise comme objet d’étude. C’est notre objectif premier dans cette présente recherche1. La partie théorique vise à montrer que cette perspective est récente et en développement au sein de la sociologie et chez les historiens également. La partie empirique qui vise tantôt à vérifier ou à infirmer les quelques postulats théoriques, s’appuie sur le modèle d’analyse néo structural qui a pour ambition de contextualiser l’action collective des scientifiques. Plus précisément, une élite de cancérologues qui copublient entre eux. Face à ces 1 Et si ce travail peut sembler d’une imperfection ou d’une maladresse déconcertante, alors nous demandons au lecteur, plus spécialement le sociologue, d’être compréhensif à notre égard dans la mesure où c’est notre première année d’étude en sociologie. Certes il n’est pas facile de changer de cap après avoir passé cinq années intensives chez les économistes ! C’est pourquoi nous pensons avoir fait de considérables efforts en cette année universitaire pour se débarrasser de nos habitudes normatives, inculquées dans notre cursus antérieur. 2 données, le premier questionnement qui vient à l’esprit est de savoir pour quelles raisons – si raisons il y a - et de quelles manières ces cancérologues copublient entre eux ? Ayant quelques attributs, comme l’âge, le département du laboratoire, le statut (directeur de laboratoire ou pas), la spécialité, etc., il convient alors de se poser la question d’une éventuelle corrélation entre ces attributs et l’acte de copublier. Enfin, puisque nous disposons aussi des relations d’échanges de quelques conseils entre les cancérologues, nous comparerons aussi les éventuelles corrélations entre les échanges de conseils (de différentes natures, comme le recrutement, lecture d’articles, etc.) et l’acte de copublier. En matière de méthodologie nous avons suivi l’exemplaire manuel de recherche en sciences sociales, de Raymond Quivy et Luc Van Campenhoudt, dont l’architecture prend la forme suivante : selon sept étapes, à savoir la question de départ ; l’exploration en présentant une revue de littérature relatives à notre terrain ; la problématique ; la construction du modèle d’analyse ; l’observation ; l’analyse des informations ; et enfin les conclusions. 3 I] ELÉMENTS THÉORIQUES DE L’ANALYSE DES RÉSEAUX SOCIAUX ET SOCIOLOGIE DES SCIENCES -1- Les questions de départ qui motivent notre présente recherche sont les suivantes : Qu’est ce qu’une activité dite scientifique ? Quelles sont les conditions qui rendent possible la production de faits scientifiques ? Comment naissent les faits scientifiques ? Quels sont les principes qui organisent et régulent la configuration de la communauté scientifique ? Quels sont les modes de régulation qui promeuvent la science ? A vrai dire, quelques intuitions précédent ces questions. Nos expériences - concrète (observations, mais sans instruments d’observation) et livresque (littérature à propos de la sociologie des sciences, R. K. Merton, M. Callon, B. Latour et P. Bourdieu, etc.) - nous ont donné cette envie d’analyser le champ scientifique. Toutefois, pour être pertinent et pouvoir vérifier nos hypothèses, il est nécessaire de se doter d’outils analytiques pour rendre compte des mécanismes qui régissent le champ scientifique. Tel est notre objectif quand nous nous intéressons à la sociologie des sciences dans une perspective néo structuraliste. Néo structuraliste, en effet, car nous privilégions les niveaux méso sociaux du champ en question. Ainsi, intuitivement, nous tenterons, par exemple, de tester l’hypothèse qui consiste à dire que les faits scientifiques sont encastrés dans des réseaux, sociaux pour les uns et socio techniques pour d’autres. L’ultime objectif est donc de parvenir à marier l’approche néo structurale avec les quelques théories de la sociologie des sciences. Ce qui permettra ensuite de formuler plus clairement notre problématique et nos hypothèses. Pour ce faire, il convient de définir ce que sont, d’une part le néo structuralisme, et la sociologie des sciences d’autre part. L’aspect heuristique de cet éclectisme est de parvenir à contextualiser la science, non pas pour la relativiser, mais pour lui donner un sens sociologique. Tout simplement, la désenchanter. 1. LE STATUT ÉPISTÉMOLOGIQUE DE L’ANALYSE DES RÉSEAUX SOCIAUX : À LA RECHERCHE D’UNITÉ SCIENTIFIQUE Nous éprouvons le besoin d’apporter de l’unité dans cette multiplicité variée. Hegel Qu’en est-t-il du structuralisme ? A quoi reconnait-t-on le structuralisme en sociologie ? -2- Ce n’est que vers le début du 20ème siècle que le structuralisme a commencé à prendre forme, mais sans parvenir à se cristalliser définitivement. Depuis le début du siècle dernier jusqu’à nos jours, il n’a cessé de revêtir des formes différentes sans cesse dépassées par des apports nouveaux, comme ceux de Simmel, Saussure2, Lévi-Strauss, pour ne citer que des auteurs devenus classiques. Toutefois, plus récemment, la complexité de la réalité oblige cette doctrine à se doter d’outils et de modèles d’un point de vue purement formel. Dans cette perspective, nous pouvons dire qu’aujourd’hui on assiste à un développement d’une nouvelle forme de structuralisme, surtout en sociologie, appelée « réseaux sociaux et structure relationnelle». Celle-ci entend donner unité à ce nouveau programme de recherche, mais non sans difficultés tant il n’est pas aisé de familiariser le public aux outils purement formels (tout du moins en France). 1.1. L’ORIGINE DE L’ANALYSE STRUCTURALISTE Il est évident que Georg Simmel3 (1858-1918) est le premier à avoir pensé l’approche structurale en privilégiant l’examen des « interdépendances sociales » et des « actions réciproques ». En effet, Simmel donne plus d’importance aux formes sociales qu’à leur contenu, il met l’accent sur « la structure sociale » en faisant abstraction des universaux ou des concepts comme l’amour, la pauvreté et, notamment, la mode en montrant à quel point ces catégories peuvent être déconstruites en dégageant leurs structures relationnelles. Par exemple, Les pauvres, un ouvrage de Simmel, malheureusement peu connu, entend traiter la pauvreté en dégageant ses structures sociales, notamment à travers la « forme sociologique » d’assistance, mais sous un angle macro sociale cette fois-ci : « L’assistance, se fonde sur la structure sociale, quelle qu’elle soit ; elle est en contradiction totale avec toute aspiration socialiste ou communiste, qui abolirait une telle structure sociale. Le but de l’assistance est précisément de mitiger certaines manifestations extrêmes de différenciation sociale, afin que la structure sociale puisse se continuer à se fonder sur cette différenciation ». 2 Pour plus d’information sur le structuralisme en philosophie, se reporter aux débats entre intellectuels des années 60 à 70. Lire aussi « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » de Gilles Deleuze dans la somme d’histoire de la philosophie de François Chatelet. 3 L’école de Chicago est fortement influencée par la sociologie de Georg Simmel. L’analyse des réseaux y est très développée. Les références à Simmel dans leurs articles ne manquent pas. -3- Bien avant la mort de Simmel, mais indépendamment de celui-ci, l’œuvre de Ferdinand de Saussure nous permet d’y voir le développement du structuralisme en tant que méthode d’analyse de la langue comme phénomène social. C’est, en effet, au sein du champ de la linguistique que le structuralisme a pu se développer. Bien que n’employant pas le terme de structure, Saussure, précurseur du « structuralisme », s’attache à définir la langue comme étant « un système dont toutes les parties peuvent et doivent être considérées dans leur solidarité synchronique », c'est-à-dire en appréhendant la solidarité des parties d’un tout en dehors de la diachronie (cette dichotomie synchronie/diachronie soulèvera de vives polémiques à partir de la deuxième moitié du 20ème siècle, notamment chez de nombreux marxistes qui voient dans le structuralisme une atteinte à la théorie du matérialisme historique). Bien que ne faisant pas partie de la communauté des sociologues, Saussure peut néanmoins apporter des éléments de méthode à l’analyse sociologique. A cet effet, Levi Strauss a suivi les cours de Roman Jakobson, l’un des grands théoriciens du structuralisme en linguistique. 1.2. STRUCTURALISME ET SOCIOLOGIE : LES RÉSEAUX SOCIAUX Si Simmel et Saussure peuvent être considérés comme les pères fondateurs du structuralisme, c’est Lévi-Strauss, anthropologue et sociologue, qui parviendra à lui donner la forme la plus officielle et le rendre accessible au champ des sciences sociales, à tel point que cette doctrine est aujourd’hui devenue un paradigme communément admis chez de nombreux sociologues, ethnologue et anthropologues. 1.2.1. L’APPROCHE STRUCTURALE, UNE QUESTION DE « MÉTHODE » ET DE « MODÈLE » D’ANALYSE C’est à la fin de son ouvrage Anthropologie structurale que Lévi-Strauss développe explicitement les « problèmes de méthode » de l’approche structurale. D’abord on pourrait a priori croire que la notion de structure sociale relèverait d’une pure induction ou correspondrait à une réalité empirique. Mais il n’en est rien selon Lévi-Strauss. En effet, l’auteur de l’Anthropologie structurale pourrait dans une certaine mesure, quand à sa méthode, être plus proche de Max weber que Durkheim. Tout en demeurant holiste, LéviStrauss procède pour ainsi dire fondamentalement par idéal-type : « la notion de structure ne relève pas d’une définition inductive (…). Le principe fondamental est que la notion de -4- structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d’après celle-ci ». Donc nous voyons bien que la notion de structure sociale relève plutôt d’une construction intellectuelle pour être ensuite confrontée à la réalité. Ce modèle dont parle LéviStrauss devrait avoir, toutefois, une fécondité heuristique4. Dans une certaine mesure, il sera le nôtre dans la partie empirique. Ce principe conduit ensuite Lévi-Strauss à distinguer deux notions centrales dans l’approche structurale mais dont la première implique la seconde : relations sociales et structure sociale. Selon l’auteur, en effet, « les relations sociales sont la matière première employée pour la construction des modèles qui rendent manifeste la structure sociale ellemême. En aucun cas celle-ci ne sauraient donc être ramenée à l’ensemble des relations sociales, observables dans une société donnée ». Enfin, l’auteur nous livre les conditions que doit remplir un modèle pour mériter le nom de structure, elles sont au nombre de quatre : Une structure doit avoir un caractère de système. C'est-à-dire de telle sorte que si l’on modifie un élément, tous les autres éléments s’en trouvent modifiés. Il y a donc dans cette condition l’idée d’interdépendance. « tout modèle appartient à un groupe de transformations dont chacune correspond à un modèle de même famille, si bien que l’ensemble de ces transformations constitue un groupe de modèle ». Les deux premières conditions doivent permettre, en cas de transformation de l’un des éléments, de prévoir la réaction du modèle. Enfin, le modèle doit rendre compte de tous les faits observés. 4 Notons que cette manière de faire de la sociologie est aussi ancienne que la sociologie elle-même. En effet, Auguste Comte était positiviste mais dans une certaine mesure seulement, et dans sa philosophie positive, il exigeait une « théorie » comme armature préalable avant de s’engager dans l’observation et l’empirie. « Car, si d’un côté toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur des observations, il est également sensible, d’un autre côté, que, pour se livrer à l’observation, notre esprit a besoin d’une théorie quelconque. Si, en contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement à quelques principes, non seulement il serait impossible de combiner ces observations isolées, et, par conséquent, d’en tirer aucun fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir ; et, le plus souvent, les faits resteraient inaperçus sous nos yeux ». (Cité dans qu’est ce que la sociologie d’Elias, p35). D’où la nécessité de se doter d’un modèle d’analyse avant de sonder le terrain. N’en déplaise aux empiristes purs. -5- 1.2.2. L’ANALYSE DES RÉSEAUX SOCIAUX ENTRE HOLISME ET INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE : LE NÉOSTRUCTURALISME, UNE UNITÉ RETROUVÉE ? L’anthropologie structurale de Lévi-Strauss a inspiré à beaucoup d’égards l’approche néo-structuraliste, notamment par le concept de système d’échange généralisé où les relations entre acteurs ne sont intéressantes et donc privilégiées que dans la mesure où elles dépassent le niveau dyadique (triadique au moins). Le néo structuralisme entend mettre en relief l’importance des relations individuelles qui rendent possible la capacité de l’action collective. Dans cette perspective, le néo structuralisme mobilise le concept de capital social à son compte : « ensemble de ressources actuelles ou potentielles liées à la possession de réseaux de relations durables plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et de reconnaissance…liaisons permanentes et utiles » (Bourdieu, vérifier la syntaxe exacte). L’heuristique de cette approche consiste, notamment, à modéliser des processus sociaux. Pour ce faire, par delà la dichotomie classique entre holisme et individualisme méthodologique, le néo structuralisme entend s’inscrire dans une nouvelle théorie de l’action qui dépasse cette opposition. Plutôt que de trancher, le néo structuralisme combine ces deux angles d’étude. Les acteurs sont encastrés dans des relations et donc dans des structures, mais gardent une certaine marge de manœuvre en adoptant une rationalité stratégique. De ce fait, il y a interaction dynamique entre l’acteur et le système. Ainsi, il apparaît que le niveau mésosocial est plus particulièrement privilégié dans cette approche. Car c’est à ce niveau que se déroule l’action. Par exemple, dans le monde du travail, les acteurs, pour exécuter leurs tâches, doivent mobiliser des ressources de toutes sortes, que Weber appelait déjà « l’accès aux chances (sociales ou économiques) ». Le scientifique, par exemple, travaillant dans une structure organisée – le laboratoire – doit en permanence mobiliser des informations, des crédits de financements, des réseaux de comités de rédaction etc., pour mener à bien son travail de scientifique. En d’autres termes, pour améliorer ses performances, il doit disposer d’un capital social via la structure à laquelle il appartient, et ce tout en tenant compte des règles du jeu propres à son environnement, et de ses pairs également. Un deuxième exemple plus illustratif est celui de l’étude sociologique d’un cabinet d’avocats d’affaires faite par Emmanuel Lazega. Cette étude a mis en lumière trois processus sociaux idéal-typiques dans cette organisation. -6- Le premier processus d’action collective est celui de la recherche d’une solidarité de niche sociale. E. Lazega définit la niche sociale d’un acteur comme étant « le sous-ensemble des membres de l’organisation avec lesquels l’acteur a des relations spécialement durables et liées, directement ou indirectement, à ses activités de production : elle constitue donc un pool de partenaires privilégiés dans l’échange de ressources multiples ». L’idée de frontière de cette niche sociale contribue de surcroît à fonder l’identité des acteurs (R. Sainsaulieu, 1997), laquelle détermine en retour la cohésion de ces sous-ensembles. Le deuxième processus générique est appelé Régimes de contrôle latéral. Régime de contrôle, en effet, car l’ethos du milieu scientifique n’est pas toujours respecté à la lettre. Et les comportements opportunistes sont souvent à l’œuvre dans ce type d’organisation. De ce fait, des sanctions sont envisagées pour rappeler les acteurs à l’ordre. De plus, ce régime de sanction est latéral, car ces « sanctions ne sont pas indépendantes de la personne qui les appliquent et de celle à laquelle on les applique, de leurs caractéristiques respectives et de leurs relations ». Ceci permet surtout de baisser les coûts de la surveillance, car celle ci n’est évidemment pas l’activité centrale de l’organisation. Comment ? La contrainte structurale permet alors une dynamique de rappel à l’ordre par des tierces parties, mais entre pairs formellement égaux, et, par voie de conséquence, en évitant le problème du « passager clandestin de second ordre ». Enfin, le troisième processus d’action collective, et il est, loin s’en faut, le processus le moins lucide, est appelé négociation oligarchique de valeurs précaires. Lucide, en effet, car l’auteur désenchante le rôle des normes et des règles de fonctionnement de l’organisation. A vrai dire, il s’agit pour ainsi dire d’une généalogie des valeurs en question. Contrairement aux conventionnalistes (consensualisme mou), néo-institutionnalistes (les règles sont comme une manne qui tombe du ciel) et aux fonctionnalistes (les règles sont expliquées uniquement par leurs fonctions) qui ont, certes, perçu l’importance des règles dans le fonctionnement des organisations, E. Lazega montre que ces règles ne sont pas entièrement exogènes, ne sont pas toutes données, ne valent pas de soi, et font souvent l’objet d’une taxinomie et une axiologie non sans rapport avec les statuts de ceux qui les négocient. « Une valeur précaire est une valeur essentielles à la viabilité d’une collectivité,mais que la plupart des membres n’ont pas directement intérêt à défendre ou à promouvoir parce qu’elle ne découle pas directement de leur activité. Des sous-unités luttent pour défendre ces valeurs particulières (qui leur sont parfois confiées) et peuvent les redéfinir en permanence pour affirmer leur priorité sur des valeurs potentiellement concurrentes (…). En effet, pour -7- représenter plusieurs valeurs de manière crédible, un oligarque doit avoir plusieurs formes de statut ». Ainsi, cette nouvelle forme du structuralisme adopte une approche dynamique en privilégiant le niveau méso social. Dynamique car l’organisation est en elle même un mouvement, une trajectoire. D’où la notion de processus sociaux. 2. LA SCIENCE COMME OBJET D’ÉTUDE DE L’ANALYSE DES RÉSEAUX SOCIAUX : LA SOCIOLOGIE DES SCIENCES Mais l’ignorance « romantique » qui laisse libre cours aux rêves perd beaucoup de sa séduction dans la mesure où les hommes, incapables de comprendre la dynamique des relations humaines, sont soumis à des processus croissants d’autodestruction et dérivent vers l’absurde. N. Elias Nous l’avons compris, le structuralisme est une méthode assez sceptique à l’égard des objets d’étude qu’elle étudie, et sur lesquels elle porte un regard assez vigilent. Elle ne donne pas beaucoup d’importance aux attributs, aux termes, mais plus aux relations, aux configurations, aux structures. Le pouvoir par exemple n’est pas, selon cette méthode, un attribut mais une relation. Donc cette méthode vise à désenchanter, à déconstruire, bref à faire abstraction des universaux, pour parler comme les philosophes, ou à se débarrasser des prénotions, pour parler comme les sociologues. Cette attitude, ou éthique scientifique devrait-on dire, nous semble souhaitable et opérationnelle pour être appliquée à notre thème de recherche : la sociologie des sciences. Qu’est-ce que la sociologie des sciences ? Et en quoi peut-on marier la sociologie des sciences et le structuralisme ? 2.1. LA SCIENCE ENTRE ÉPISTÉMOLOGIE ET SOCIOLOGIE La science ne s’est posée comme objet d’étude de la sociologie que depuis le milieu du XXème siècle. Et pourtant la science avaient gardé, et garde toujours, depuis la révolution industrielle une place majeure dans la société. -8- On avait considéré pendant très longtemps que la science pouvait faire exception aux objets d’étude de la sociologie. Seules l’épistémologie et la philosophie pouvaient parler de la science. Et quand la sociologie s’y intéressait, ce ne fut qu’une sociologie de la connaissance mais non pas une sociologie des sciences. Qu’est-ce à dire ? Le positivisme radical qui date du XIXème siècle fut, en effet, l’un des freins à la sociologie des sciences. On voyait dans la science une activité exceptionnelle et indépendante du reste de la société, et donc ne pouvait faire l’objet d’études sociologiques. De ce fait, ce vide fût comblé par l’épistémologie et la philosophie de la connaissance, où l’on considère la science faite, mais non pas la science se faisant. Autrement dit, où l’on considère la science cristallisée dans des formes logiques, mais non pas les forces sociales qui les induisent. Somme toute, la science serait le produit d’une construction purement intellectuelle ou d’une trajectoire individuelle, mais non pas une construction sociale. Telle est la doxa qui régnait à l’époque quand il s’agissait de juger la science. De surcroît, de nombreux sociologues classiques ont contribué à occulter cet aspect sociologique de la science. Le cogito ergo sum de Descartes a certes influencé cette vision naïve de la science, où l’on imagine l’homme de science examiner son esprit par le doute, et, donc par là, pouvoir rendre compte des phénomènes. Par ailleurs, et plus récemment, Thomas Kuhn lui-même en tant que philosophe et historien des sciences et très reconnu dans la discipline de l’épistémologie, ne considérait pas véritablement la science comme pouvant être interdépendante à l’égard d’éléments extérieurs aux laboratoires. A son égard, Pierre Bourdieu résume sa perspective de la manière suivante : « Kuhn introduit en fait, mais sans l’élaborer en tant que telle, l’idée de l’autonomie de l’univers scientifique. Il en vient ainsi à affirmer que cet univers échappe purement et simplement à la nécessité sociale, donc à la science sociale ». Mais les sociologues classiques les plus reconnus au sein de la discipline sociologique, n’ont pas tellement rompu épistémologiquement avec cette vision. Doit-t-on rappeler qu’August Comte appréhendait la science à travers l’esprit scientifique qui traverserait, de manière discontinue, trois états : l’état théologique, métaphysique et enfin scientifique ? Doit-t-on rappeler également que Durkheim n’a pas tellement innové par rapport à cette doxa ? En effet, dans son ouvrage, les formes élémentaires de la vie religieuse, l’auteur se borne à dire que la science a des origines religieuses, même si, reconnaissons-le, toutes -9- deux ont des origines sociales5. Toutefois, Durkheim a pressenti la construction sociale de la pensée, en affirmant à la différence de Kant, que les catégories de l’entendement sont elles mêmes endogènes et encastrées dans un cadre collectif. Par exemple, Durkheim et Mauss entendent dans leurs essais de sociologie (de quelques formes primitives de classification) réfuter l’idée reçue suivante : « les facultés de définir, de déduire, d’induire, sont généralement considérées comme immédiatement données dans la constitution de l’entendement individuel ». Et quelques lignes plus loin, ces auteurs donnent leur propre avis du phénomène de classification : « C’est parce que les groupes humains s’emboîtent les uns dans les autres, le sous-clan dans le clan, le clan dans la phratrie, la phratrie dans la tribu, que les groupes de choses se disposent suivant le même ordre ». Ils rejettent effectivement l’épistémologie kantienne6, et formulent à notre avis les bases d’une sociologie des sciences, mais sans être allé plus loin. 2.2. LE NOUVEL ESPRIT DE LA SCIENCE : LA SCIENCE COMME « STRUCTURE SOCIALE NORMÉE » Ce n’est que depuis le début de la deuxième moitié du XXème siècle que la sociologie des sciences a commencé à prendre forme, mais ne s’est développée que sporadiquement depuis lors. Pour ne s’en tenir qu’aux sociologues les plus illustres à ce sujet, nous ne pouvons faire l’impasse sur l’américain Robert K. Merton qui, dès sa thèse de doctorat, a élargi et rendu plus précis les mécanismes de la construction et le développement de la science. Merton - « structuro-fonctionnaliste » - entend rompre avec cette tradition historique 5 Auguste Comte disait aussi que « c’est un fait observé, que toutes les connaissances scientifiques découlent de pensées et de connaissances non scientifiques ». Pour plus d’informations sur les étapes de la pensée sociologique des sciences, lire La sociologie des sciences d’Olivier Martin. 6 Notons qu’à notre avis le seul sociologue qui a formellement critiqué la philosophie des sciences kantienne notamment, est bien Norbet Elias ; nous trouvons ces critiques par exemple dans Du temps et qu’est ce que la sociologie où il dit « une théorie scientifique des sciences ne peut s’édifier qu’à partir de l’examen « positif », c'est-à-dire scientifique, des performances de ces sciences, qu’à partir d’une recherche où les sciences sont elles-mêmes objet d’un examen scientifique (…). Un individu a toujours acquis certaines « formes de pensées », des catégories spécifiques, le pouvoir de relier des observations isolées, au cours de l’apprentissage auquel le soumet le processus de socialisation » p46. Autrement dit, les configurations dans lesquelles cet individu est encastré peuvent très probablement déterminer ses performances scientifiques. Telle est notre perspective, mais sans accorder de l’importance aux contenus scientifiques. - 10 - et philosophique de la science. Il ne considère pas la science comme un ensemble de connaissances dont il faudrait analyser la scientificité, mais la considère comme une « structure sociale », et de ce fait la science n’est pas chose naturelle mais construite. En effet, selon Merton, on peut relever quatre normes régissant la science dans les milieux scientifiques. Normes qui nous montrent que la science est aussi question d’interdépendances et d’intersubjectivités : L’universalisme qui est une règle d’impartialité. Par exemple la désignation impartiale de referees pour évaluer le produit scientifique. Le communalisme qui garantit le caractère collectif du produit scientifique, notamment des découvertes. Le désintéressement qui, par définition, assure la sincérité et donc l’absence de tricherie du scientifique. Le scepticisme qui permet à des énoncés scientifiques de faire l’objet de critiques avant d’être publiés. 2.3. LA SCIENCE EN TANT QU’ « ESPACE D’ÉCHANGE » ET « CHAMP » R. K. Merton s’inscrivait effectivement dans une perspective wébérienne, dans la mesure où il entendait définir l’éthos du scientifique. De plus, étant fonctionnaliste, il s’est intéressé aux normes et leurs rôles du point de vue de l’éthos, mais non pas dans ses conditions concrètes. Il a considéré les normes et leurs rôles comme données, et donc ne pouvant pas être relevées de manière inductive7. Ce qui, à notre sens, a contribué à occulter le questionnement sur l’origine de ces normes et les possibilités de pratiques officieuses des 7 Nombreux sont les auteurs qui ont pris en compte le caractère collectif de la science. A Commencer par Ludwig Fleck et Emile Durkheim très bien étudiés dans l’ouvrage de Mary Douglas, comment pensent les institutions, à travers les notions de style de pensée et de collectif de pensée. En outre, le sociologue qui a le plus étudié le caractère interactionniste intrinsèque aux œuvres d’art et aux comportements, c’est bien Howard Becker. Ce dernier a subtilement montré qu’en fin de compte ce sont les jugements des groupes qui déterminent et légitiment l’œuvre d’art ou l’acte. Ainsi, un acte est déviant, non pas par sa nature, mais par rapport à la nature des jugements de ceux qui le perçoivent. Bourdieu, nous semble-t-il, s’inscrit dans la même perspective quand il affirme que « la connaissance scientifique est ce qui a survécu aux objections et qui peut résister aux objections à venir ». De ce point de vue, le phénomène d’innovation est foncièrement collectif (Norbert Alter, 2000). - 11 - scientifiques. Telle est la limite de la sociologie compréhensive et du fonctionnalisme. D’ailleurs, dans les années 60, Merton lui même reconnaîtra par la suite ses limites en donnant de l’épaisseur à son modèle par la prise en compte des motivations individuelles des scientifiques (notamment les gratifications et la recherche de reconnaissance, cf. « effet saint Mathieu »). Pour combler ces lacunes, la sociologie de M. Callon, B. Latour et P. Bourdieu pourrait, dans une certaine mesure, enrichir la sociologie des sciences dans une perspective structurale. Selon ces auteurs, pour parler comme Mauss, la science serait un fait social total ou, plus précisément, une prestation totale. A la différence de la vision scholastique de la science, ces auteurs excluent l’épistémo-centrisme en privilégiant les pratiques concrètes des scientifiques. Qu’est-ce à dire ? Si nous interrogeons le scientifique sur ses propres pratiques alors il nous répondra par des termes d’épistémologie, il dira par exemple qu’il adopte « l’approche inductive ou empirique », « l’approche déductive » « logique formelle », etc., bref il nous parlera de « méthode ». Donc la réponse qui nous est donnée est non pas celle du scientifique, remarque subtilement Latour (1988), mais celle « de l’épistémologie, la philosophie des sciences ». Ainsi nous donnons nos préférences à la sociologie des sciences qui étudie la science qui se fait et non pas à l’épistémologie qui étudie la science faite (Latour, p12, 2001). Callon et Latour, notamment, s’accordent pour dire que ce sont les réseaux qui donnent formes et propriétés aux faits scientifiques et non pas l’inverse. Ainsi la solidité d’un fait scientifique ne résulte pas seulement, comme on pourrait le croire naïvement, de la rationalité ou de l’intellect du chercheur, mais elle dépend aussi et surtout des réseaux dans lesquels ce fait est enraciné. Dans cette perspective, le champ lexical de l’économie est frappantau point de croire que les auteurs confondent entrepreneur et scientifique ! En effet, selon B. Latour, de la même manière qu’un capitaliste cherche à accumuler du capital, un chercheur cherche à « maximiser son capital de crédibilité » (Latour, p36, 2001). Malgré son style jargonneux, Latour mérite ici d’être cité : le scientifique ne parle que de crédit. Le matin, midi et soir il ne parle respectivement que de « crédit crédibilité », de « crédit reconnaissance» et de « crédit argent ». Ces expressions « traduisent en réalité une partie de la circulation du capital scientifique. L’opération de base du capitalisme scientifique consiste à convertir une forme de crédit dans une autre ». M. Callon, dans la même perspective, constate que « la nouveauté d’un fait scientifique se mesure très exactement par le degré de transformation des réseaux existants : nouveaux porte-parole mobilisés, redéfinition de l’identité et de la légitimité des anciens. Un - 12 - fait révolutionnaire est celui qui bouleverse de fond en comble les associations existantes pour en reconstruire et en proposer de nouvelles : les instruments sont modifiés ou renouvelés, ou plus modestement les données qu’ils crachent sous la forme d’enregistrements sont réinterprétées ; les compétences sont régénérés à travers des recrutements hétérodoxes ; la pertinence de la littérature préexistante est réévaluée ; les débouchés sont reconstruits…Cette simple énumération montre que le fait révolutionnaire ne saurait s’imposer sans de longs investissements préalables »(Callon, p31, 1988). Cela dit, les faits scientifiques ne peuvent que relever d’une production sociale où l’espace scientifique n’est pas seulement coopératif (cf. Merton) mais aussi et surtout compétitif (publish or perish !). Enfin, et sans être exhaustif, Pierre Bourdieu, dans son cours donné au Collège de France (2000-2001) intitulé science de la science et réflexivité, après un bref état des lieux des différentes théories de la sociologie des sciences, expose sa propre théorie sur cette sociologie. Pas très distinguée de celle de Merton, Callon et Latour quand sa théorie relève également le caractère fondamentalement social de la science à travers l’importance de multiples capitaux. « Dans un univers comme celui de la science, les constructions individuelles, qui sont toujours en fait des constructions collectives, sont engagées dans des transactions réglées non par les règles transcendantes d’une épistémologie, d’une méthodologie ou même de la logique, mais par les principes de sociabilité spécifique imposés par l’appartenance au champ qui sont tels que si on les transgresse on s’exclut » (2001, p. 142). Bourdieu se sépare de toutes les analyses évoquées jusqu’à présent par le concept de champ qui met en relief « les structures qui orientent les pratiques scientifiques et dont l’efficacité s’exerce à l’échelle micro-sociologique » (2001, p.67). Pour Bourdieu, en effet, ce sont les « emboîtements structuraux » qui importent le plus, car c’est dans la structure de l’espace à l’intérieur duquel le laboratoire est inséré que nous devons chercher les principes explicatifs de la vie de laboratoire - et non à l’intérieur de ce dernier - et par voie de conséquence les « effets de position corrélatifs ». 2.4. UNE APPROCHE NÉOSTRUCTURALISTE DE LA SCIENCE : LES PROCESSUS SOCIAUX DE L’ESPACE SCIENTIFIQUE Sans doute, ces théories que nous venons de citer ont eu le mérite d’avoir désenchanté, en partie, l’espace scientifique. Toutefois, compte tenu de notre questionnement, elles ne parviennent pas complètement à une analyse dynamique de la science. Autrement dit, nous ne - 13 - percevons pas précisément, à travers ces théories, les processus qui conduisent à la production des faits scientifiques. Cette lacune est probablement due à la prise en compte du seul angle d’étude holiste. Elles ne prennent pas en compte le niveau méso social où l’on pourra percevoir les interactions et les actions réciproques des acteurs. Chez Bourdieu8, par exemple, c’est la sociabilité et son changement qui importent le plus. Les acteurs sont déterminés par les structures au point où nous ne sommes plus en mesure d’observer leurs actions concrètes. Chez Callon et Latour, les réseaux sont sociotechniques, ce qui rend impossible une modélisation cohérente. Car nous ne pouvons pas mesurer les actions d’acteurs hétérogènes (objets et individus). D’où la présence de graphiques (images, monographie, etc.) approximatifs dans certains de leurs ouvrages. C’est pourquoi, nous recourrons à l’analyse des réseaux sociaux et structures relationnelles, sans rejeter entièrement les apports de Merton, Callon, Latour et surtout Bourdieu, car nos critiques sont purement d’ordre méthodologique. En somme, qu’en est-t-il de la méthode néo structurale de la sociologie des sciences ? Quel modèle d’analyse néo structurale de la science est-il envisageable ? Tel sera l’objet de la seconde partie de notre présente recherche. Un cas pratique, qui s’interroge sur la structure relationnelle des copublications et la performance des scientifiques d’un champ scientifique en cancérologie, se veut ambitieux pour proposer un modèle d’analyse néo structurale de la science. Il sera tout autant question d’une « élite » de cancérologues qui copublient ensemble et d’échanges de conseils entre ces mêmes chercheurs. Dès lors une nouvelle question plus précise s’impose : Quelles sont les conditions qui rendent possible – et comment rendentt-elles possible - les processus de collaboration et d’apprentissage? Telle est notre problématique.9 8 Pour ne pas trahir P. Bourdieu, nous pouvons dire que ses travaux sur la sociologie des sciences constituent en quelque sorte une montée en généralité destinée aux scientifiques en fin de carrière ! C’est le sens que nous donnons à la notion de « réflexivité ». Cette impression est probablement due au fait que le livre sur lequel nous nous appuyons est un « cours » donné au Collège de France. Callon reconnait aussi que la sociologie des science de Bourdieu demeure « métaphorique ». A cet effet, Callon et Latournous ont été beaucoup plus précis. 9 Dans l’article de Lazega et al. (2004), portant sur la discipline sociale et discipline scientifique, il est stipulé que « la sociologie de la science a beaucoup fait pour éclairer les pratiques scientifiques et les conditions de sa fécondité ». Cette présente recherche s’inscrit dans cette perspective car sa problématique a aussi pour objectif d’étudier les conditions d’émergence de l’innovation scientifique. - 14 - II] STRUCTURE RELATIONNELLE DES COPUBLICATIONS ET PERFORMANCE : LE CAS EMPIRIQUE DES MEMBRES DE L’ÉLITE DES CHERCHEURS FRANÇAIS EN CANCEROLOGIE ENTRE 1996 ET 2001 - 15 - 1. QUESTION DE MÉTHODE 1.1. LE MODÈLE D’ANALYSE : LES OUTILS TECHNIQUES Pour être fidèle à l’ouvrage qui sert de référence10 à l’architecture de notre mémoire, nous nous trouvons dans l’obligation de présenter le modèle d’analyse avant d’entamer la démonstration. En effet, comme il est souligné dans la partie théorique, le cadre général de la recherche est la perspective néo structurale, la sociologie des sciences vue sous un angle néo structural. En quoi consiste donc ce modèle d’analyse ? Nous avons souligné plus haut son programme de recherche ; mais concrètement quels sont les outils mobilisés par cette approche ?11 Dans sa sociologie économique, Philippe Steiner pose la question de ce qu’on entend par « le terme imagé » de réseau social. « D’une manière générale, un réseau est un ensemble d’acteurs rattachés par une relation (…). Par relation, on entend une forme d’interaction sociale qui met des acteurs en contact ; (…). L’analyse structurale modélise les systèmes de liens existant entre les acteurs et décrit les propriétés du réseau au moyen d’un ensemble de mesures (…). A la différence de l’individualisme méthodologique au sens strict, l’analyse de réseau place délibérément l’accent sur les relations existant entre les acteurs plusque sur les acteurs eux-mêmes» (1999, p.71). Quel intérêt y a-t-il à étudier ces relations ? Sure cette même question, dans son ouvrage qui fait le tour du concept de capital social, Sophie Ponthieux nous rapporte que « les ressources des réseaux » sont « comme un capital » (2006, p.26). D’où l’intérêt d’entretenir des relations de ce genre, pour entretenir et accumuler des ressources. Il y a bien sûr plusieurs ressources, plus ou moins importantes en 10 Manuel de recherche en sciences sociales, Raymond Quivy et Luc Van Campenhoudt, 1995. Un autre ouvrage qui n’en demeure pas moins important que le premier, Epistémologie de la méthode, voir et faire la sociologie autrement, Antonio Piaser, 1994. Ce sont les deux seuls ouvrages sur lesquels nous nous sommes appuyés pour les questions de méthodologie. Et ce sont des ouvrages qui ont pesé la valeur du concept de méthode avant de l’employer ! 11 Pour en savoir plus sur ce modèle d’analyse,lire les ouvrages suivants : Degenne et Forsé, 1994, Lazega, 1998 ; Mercklé, 2004. - 16 - fonction de ce qu’elles peuvent apporter, comme statut, informations, etc (Lin, 1982, 1990, citée par Sophie Ponthieux). Nan Lin donne beaucoup d’importance aux positions initiales et recherchées par le biais d’actions relationnelles. Dans le cas de notre recherche, on peut supposer que le fait de cosigner, ou apposer son nom auprès d’un nom prestigieux, célèbre, dans une revue, pourrait être source de motivation pour le choix de l’individu avec lequel on copublie. Ces pratiques sont connues auprès des chercheurs engagés dans la carrière de « scientifiques ». Voici quelques éléments théoriques brièvement présentés. Mais cette sociologie structurale, seule, n’est qu’un paradigme théorique difficilement mobilisable sans modèles d’analyse. Qu’en est-il de cet « ensemble de mesures » dont parle Philippe Steiner ? L’ouvrage de Pierre Mercklé (sociologie des réseaux sociaux, 2004), notamment, nous donne des informations au sujet d’une méthodologie quantitative relative à ce paradigme. Nous ne développerons dans cette section que les éléments qui permettront de comprendre la démonstration qui suivra dans les sections suivantes. A savoir la théorie des graphes, et l’application de l’algèbre linéaire aux données relationnelles. La théorie des graphes12 a pour objectif de représenter et formaliser les relations sous forme de réseaux et de dégager les structures permises pas ces relations-mêmes. « L’apport méthodologique de la théorie des graphes est double : d’une part les graphes donnent une représentation graphique des réseaux de relations, qui facilite leur visualisation, permet la mise en lumière d’un certain nombre de leurs propriétés structurales ; d’autre part, la théorie des graphes développe un corpus extrêmement riche de concepts formels permettant de mesurer un certain nombre de propriétés des relations entre éléments » (p.24-25). Par exemple, le concept de degré d’un sommet est un indicateur du nombre d’arcs en contacts avec ce même sommet. On y voit, si le graphe est orienté, des flux de variables entrantes ou sortantes. Dans ce cas, on parle de demi-degré intérieur ou de demi-degré extérieur. Cet indicateur mesure le degré d’intégration du sommet, d’un individu par exemple, dans le réseau de relations. Autrement dit, il mesure le degré de sa centralité. Mais pour obtenir le réseau en question et surtout pour pouvoir le lire facilement, nous devons d’abord disposer de toutes les données sous forme de matrice carrée, une matrice qui comporte autant de lignes que de colonnes, appelée « matrice d’adjacence », à l’aide de l’algèbre linéaire (calculs qui sont exécutés par des logiciels). Ce que nous ferons 12 Pour plus d’informations sur cette théorie des graphes, se reporter à Degenne et forsé, 1994, p77-99. - 17 - concrètement dans la section relative au recueil et traitement des données en fonction du modèle d’analyse. 1.2. DÉFINITION : LES CONCEPTS DE SIGNATURE SCIENTIFIQUE ET D’IMPACT FACTOR Comme il est signalé plus haut, dans cette présente recherche il s’agit d’étudier les interactions entre une « élite » de cancérologues à travers leurs attributs, comme leurs performances, leurs spécialités, etc. A défaut de pouvoir créer des concepts, à cause de notre niveau de débutant, nous emprunterons les concepts aux « scientifiques » tout en sachant leurs définitions, c'est-à-dire le cadre dans lequel ils sont opératoires. Quelles sont donc les motivations lexicales des concepts de signature scientifique et d’impact factor central dans ce mémoire ? Dans un article portant sur l’analyse des pratiques de signature en science, David Pontille13 nous montre par un travail empirique que la publication joue un rôle très important dans l’authentification des produits scientifiques. La publication confère de la valeur aux énoncés et connaissances scientifiques. La publication constitue en effet un enjeu majeur dans le processus de la production de connaissance, tant dans le processus d’apprentissage - et de l’auteur et de ceux qui en bénéficient – qu’en amont lorsque le produit acquiert d’emblée une certaine autorité par les noms qui lui sont associés. Le parallèle entre la signature scientifique et la marque commerciale ne manque pas d’être soulevé. De plus, la littérature à ce sujet nous montre que les scientifiques sont également évalués par des outils bibliométriques, comme l’impact factor. De ce fait, l’activité concrète des chercheurs s’en trouve influencée - pour des raisons évidentes à notre sens - mais aussi le sens de la signature s’en trouve lui-même modifié. En fait c’est en 1963, sous la direction d’Eugene Garfield, que l’Institute for Scientific Information (ISI) a publié la première version d’une base de données qui répertorie les citations par discipline : le science Citation Index. Depuis lors cet Index est de plus en plus 13 David Pontille, La signature scientifique, Actes de la recherche en sciences sociales, 2002. Voir également l’article de JohanHilbron. - 18 - utilisé, notamment par les sociologues, pour rendre compte d’un point de vue statistique du développement des connaissances scientifiques. Dès lors les contenus des énoncés ont vu leur importance diminuer, car ces index sont ensuite devenus des « unités de mesure » ou des « étalons » pour évaluer la productivité des scientifiques, des revues et des laboratoires. Désormais, c’est l’impact factor qui importe le plus. De quoi s’agit-il ? Le facteur d’impact est l’indice le plus utilisé, et publié chaque année pour évaluer l’activité des chercheurs et déterminer les éventuelles « élites ». Techniquement comment estil construit ? Encadré 1 : De l’impact factor « Le facteur d’impact représente le rapport entre le nombre de citations etd’articles publiés dans une revue sur une période de référence de deux ans. Ce calcul mesure la fréquence moyenne avec laquelle la totalité des articles d’une revue est citée pendant une période de deux ans. Par exemple, le facteur d’impact de l’année 1995 pour la revue Science est issu du calcul suivant : le nombre d’articles publiés en 1993 (1030) et 1994 (1054) est de 2084, le nombre de citations en 1995 des articles publiés en 1993 (24979) et 1994 (20684) est de 45663, le facteur d’impact (nombre de citations (45663) divisé par nombre d’articles (2084) est de 21,911. Pour l’année 1995, un facteur d’impact est donc calculé sur les articles publiés au cours des deux années précédentes, en 1993 et 1994. Un certain délai sépare cependant la base de ce calcule, le résultat du calcul et sa publication. Le résultat du calcul concernant le facteur d’impact de l’année 1995 n’est en effet publié qu’en 1997. S’il relate l’impact d’une revue pour deux années, le facteur d’impact n’exprime pas la situation des revues l’année de leur publication (...). Garfield fait l’apologie de cet outil qui permet aux bibliothécaires de déterminer les « bonnes » revues pour le renouvellement des abonnements, aux responsables de revues de maintenir ou de corriger leur politique éditoriale (…). Les commissions d’évaluation de l’activité scientifique, à quelque niveau que ce soit (pour l’obtention d’un poste, d’un financement, d’un prix, d’une médaille, etc.), ont donc intérêt à se servir de cet outil (…). Outil d’analyse et de connaissance, il devient un instrument de décision (…). Certains n’hésitent pas (lorsque l’instrument est valorisant) à exposer leur facteur d’impact afin d’affirmer publiquement leur position (…). Chaque chercheur doit évaluer stratégiquement la place que lui apportera une visibilité maximale (pour une - 19 - publication, un financement, un poste, un prix, etc.). De façon tendancielle, le comptage « objectif » de ses contributions contraint tout chercheur subjectif à devenir un calculateur. » La signature scientifique. Authentification et valeur marchande, par David Pontille, 2002. 1.3. OBSERVATION : RECUEIL ET TRAITEMENT DES DONNÉES EN FONCTION DU MODÈLE D’ANALYSE Le champ d’analyse est circonscrit dans l’espace et dans le temps. Les données sont rassemblées dans l’espace géographique et social qui est la population des cancérologues en France en fonction de ses performances. Et dans le temps puisque nous l’étudions entre la période de 1996-2001. Les données ont été recueillies préalablement. Nous étudions dans cette présente recherche la copublication non étudiée dans le travail préalable14. Donc il est proposé dans cette section un résumé concis de la méthodologie de recueil des données, pour ensuite entrer dans le vif du sujet. La population est constituée d’une « élite »15 caractérisée par le nombre d’articles qu’elle a publiés dans des revues spécialisées dans les recherches sur le cancer en France (Cancerlit) entre 1996 et 1998. Cette taxinomie a dégagé un effectif de 165 chercheurs, à cette époque, une élite de la recherche sur le cancer. Mais parmi ces 165 chercheurs, 125 individus seulement ont accepté un entretien. Sur cette période donnée, ces derniers ont publié en moyenne 25 articles. 14 Un travail, en effet, préalable a été fait avec le même outil et sur la même population dans le cadre du mémoire de Germain Barré, actuellement l’un des doctorants du Professeur Lazega. Mais seuls les échanges de conseils (de recrutement notamment) entre ces chercheurs ont été étudiés. 15 « Les données de Cancerlit montrent que les chercheurs français ont publié 9149 articles entre 1996 et les six premiers mois de 1998. Ces articles ont été signés par 24285 différents chercheurs (…). Dans cette liste, nous avons sélectionné précisément ceux qui ont publié le plus dans ce domaine, en France pendant cette période (…). Pendant les années 1990, les chercheurs français sur le article directement liés au cancer, sur un total d’environ 80000 dans le monde. Les 128 personnes interviewées n’ont évidemment pas publié toutes seules les 3800 articles par an pendant deux années et demi. Ces articles étaient publiés avec plusieurs, voire de très nombreux en ont signé plus de 3200 », Lazega et al. , 2007 - 20 - Une fois cette élite identifiée à partir du nombre de publication, la performance de ces acteurs est ensuite mesurée à partir de l’impact factor. La corrélation entre les deux mesures est de 37%. Notons qu’un tiers des publications de notre population sont des copublications avec des chercheurs étrangers. Enfin la densité de la matrice de copublication – c’est à dire au niveau relationnel - est de 5%, ce qui est relativement non négligeable16 . 16 La densité est « la proportion des relations observées relativement aux relations possibles entre acteurs ».La densité est donc un indicateur de base de la structure d’un réseau ». Réseaux sociaux et structure relationnelle, Lazega, 2007, p45. - 21 - Figure 1 : Dendrogramme permettant d’obtenir les cliques du réseau. - 22 - Figure 2 : Réseau de copublications d'une élite de 125 cancérologues. Si deux individus copublient alors un lien est représenté. La taille du sommet est proportionnelle au nombre de copublications. Ce réseau de 125 chercheurs a été d’abord obtenu à partir de la matrice obtenue par l’enquête et ensuite via le logiciel Ucinet. Les cliques sont assez visibles : une même couleur est attribuée aux sommets représentant les individus appartenant aux mêmes cliques. Il convient désormais de les analyser à plusieurs niveaux pour en dégager les structures relationnelles. - 23 - 2. DÉMONSTRATION 2.1. DES DIFFÉRENTES CATÉGORIES DE SPÉCIALITÉS DE L’ÉLITE Qu’est ce qu’une discipline ? Le concept peut paraitre trop évident pour être défini, mais il n’a pas toujours existé. Et sa définition est très importante pour comprendre ensuite la relation entre copublications et discipline, si relation il y a. En effet, « quoique fort ancien, le terme de « discipline » n’apparait que tardivement pour désigner un principe de spécialisation de la recherche qui se veut à la fois logique, par sa référence à une théorie unifiée de l’intelligibilité, et fonctionnel, par ses principes d’organisation de la diversité des connaissances. » (dir. J. Boutier, J-C Passeron, J. Revel, Qu’est ce qu’une discipline, p.7, 2006). Donc là aussi nous avons une définition épistémologique de ce qu’est une discipline. Et nous l’acceptons provisoirement, pour ensuite la confronter à nos résultats. La cancérologie, qui est la discipline étudiée, présente une certaine hiérarchie et un certain cloisonnement des spécialités. Elle comprend en effet plusieurs sous spécialités s’occupant chacune d’organe du corps humain et reflétant chacune une sous culture scientifique bien déterminée. L’oncologie française, par exemple, est une discipline surplombée par une prestigieuse discipline appelée hématologie - immunologie. Cette dernière bénéficie depuis longtemps de substantiels investissements institutionnels, et a eu une réelle maîtrise de la biologie moléculaire dès les débuts de cette dernière. 17 Jusqu’alors, la recherche est essentiellement subventionnée (crédits de fonctionnement) par des fonds publics (CNRS, hôpitaux de recherche, etc.) et financés par des associations privées. Par ses publications, ses chercheurs et ses ressources, la recherche est fortement concentrée en région parisienne. Enfin 17 « Les hématologues ont aussi affaire à des cancers différents des tumeurs solides. Ils sont dans un monde différent du point de vue médicamenteux. Les problèmes posés par les leucémies sont des problèmes relativement simples : les tumeurs sont clonales, on y trouve des événements moléculaires purs. Les hématologues ont donc pu recruter des biologistes moléculaires pointus très rapidement. Les tumeurs solides infiniment plus complexes. Actuellement, elles commencent seulement à être accessible à des travaux intellectuels et à la recherche fondamentale ». Entretien avec un directeur de notrepopulation. - 24 - la taille moyenne des laboratoires auxquels appartient notre population est proche de la trentaine. Quelle configuration des sous-disciplines peut-on remarquer dans ces laboratoires ? Age moyen 48 ans (47,6) Spécialité Recherche laboratoire 42% (52/125) Recherche sur les tumeurs solides 46% (57/125) Hématologie / Immunologie 29% (36/125) Chirurgie 10% (13/125) Epidémiologie et santé publique 14% (18/125) Tableau 1: La configuration des spécialités dans le champ scientifique des 125 cancérologues 2.2. CLIQUES ET ATTRIBUTS DES CHERCHEURS, UNE ANALYSE La matrice est constituée de 125 chercheurs. A l’aide de logiciel Ucinet, nous avons pu en dégager 16 cliques au total, c’est à dire de sous-groupes cohésifs dont les relations sont fortes, fréquentes et directes18, en matière de copublications, dans notre population. Conformément à au modèle d’analyse, en quoi ces structures relationnelles peuvent-t-elles être comprises comme un contexte d’action ? A partir du réseau ci-dessus (cf. Figure 2), toutes les cliques seront détaillées en comparant les attributs des cancérologues qui les composent, et ensuite entre les cliques. Tel est l’objectif dans cette section. L’analyse clique par clique nous permettra de relever les éventuelles similitudes et/ou différences des attributs des cancérologues qui copublient entre au sein et en dehors des cliques. Nous pouvons relever en effet, au sein des cliques, deux types d’homophilie, d’ordre géographique et disciplinaire : Les sans relation (sur le graphe n°2, le numéro 9919 leur est attribué) 18 Réseaux sociaux et structure relationnelle, Lazega, 2007, p52. 19 L’ordre des numéros des cliques n’a aucune importance, le nombre des cliques est de 16. - 25 - S’agissant des membres de notre élite qui n’ont absolument aucune relation, leur âge moyen est de 51 ans. Plus de la moitié d’entre eux sont directeurs de laboratoires (53% = 8/15). Ils sont quasiment tous des petits poissons (un seul est gros poisson et qui est aussi le seul à être hématologue). Cinq d’entre eux cumulent 2 spécialités, et un seul 3 (recherche fondamentale, tumeurs solides et santé publique). En somme, dix font de la recherche fondamentale ; huit font de la recherche sur les tumeurs solides ; un exerce de la chirurgie ; un autre est hématologue ; et enfin deux en santé publique. Enfin, au sein de cette clique, huit chercheurs ont progressé. Sept sont dans une grande mare, et quatre sont dans une petite mare ; dix sont petits poissons et un seul est gros poisson. Ce sont majoritairement les chercheurs situés dans des grandes mares qui ont progressé. On peut supposer, conformément aux propos de David Pontille, que ces directeurs copublient avec des individus hors élite (ou à l’étranger), notamment les doctorants qui « doivent préalablement comptabiliser trois points (…). Le troisième point s’acquiert obligatoirement avec une publication en premier nom dans une revue dont le facteur d’impact est supérieur ou égal à un ». Clique N°1 (couleur jaune sur la figure 2) Cette clique est composée de trois chercheurs. Tous du département 31, et dont l’âge moyen est de 48 ans, tous les 3 hématologues, dont un exerce en plus et simultanément de la recherche fondamentale et sur les tumeurs solides, il s’agit du seul directeur. Ce dernier pluridisciplinaire est le seul à avoir progressé. Il y a deux gros poissons qui sont respectivement dans une petite et une grande mare, et un seul petit poisson dans une grande mare. Clique N°2 (vert clair) Cette clique est également composée de 3 chercheurs, dont l’âge moyen est de 53 ans, tous du département 69. Deux chercheurs ont 2 spécialités et une seulement pour le troisième. Trois sont chercheurs sur les tumeurs solides. Deux chercheurs sont respectivement en chirurgie et santé publique. Deux chercheurs, qui sont directeurs, ont progressé. Dans cette clique il y a deux petits poissons qui sont respectivement dans une petite et grande mare, et un gros poisson dans une grande mare. - 26 - Clique N°3 (rouge) Cette clique a la particularité de ne contenir que 4 chercheurs interdépendants mais isolés du reste de l’élite. Ils sont tous de la région parisienne : 3 d’entre eux sont du département 94 et le quatrième et le plus jeune est du 75. Leur âge moyen est de 33. Et sont tous les 4 spécialisés en recherche fondamentale seulement. Les trois chercheurs qui sont du 94 ont tous progressé. Il n’y a aucun directeur dans cette clique. Nous pouvons supposer a priori que, au sein de cette clique, les critères d’ordre géographique et disciplinaire sont déterminants pour former un partenariat de copublications. Il y a trois petits poissons chacun dans une grande mare. Clique N°5 (rose) La clique N°5 est composée de trois chercheurs, tout les trois de la région parisienne. Et tous trois directeurs, dont un seul cumule 3 disciplines (recherche fondamentale, tumeurs solides et santé publique), les deux autres sont respectivement chercheurs en recherche fondamentale et hématologue. Deux d’entre eux ont progressé. Il y a deux gros poissons, l’un dans une petite mare et l’autre dans une grande mare, le troisième est un petit poisson dans une petite mare. Clique N°6 (blanche) Cette clique est composée de trois chercheurs, dont deux directeurs qui cumulent tous deux 2 disciplines et dont l’âge moyen de 43 ans. Un seul fait de la recherche fondamentale, un autre est chirurgien (qui est le seul à avoir progressé). Tous les trois font de la recherche sur les tumeurs solides. Un seul a progressé dans cette clique. Il y a deux gros poissons dans une petite mare chacun. Clique N°7 (orange) Une clique relativement dense, composée de onze chercheurs, dont sept sont de la région parisienne (dont 6 du 94 et 1 du 75), deux du 69 et les deux autres du 31 et 44. Donc plus de la moitié d’entre eux sont de la région parisienne. Leur âge moyen est de 45 ans. Six - 27 - d’entre eux ont deux spécialités et les cinq autres n’en ont qu’une. Plus précisément, neuf d’entre eux sont chercheurs sur les tumeurs solides. Un seul est hématologue et chirurgien à la fois, cinq sont chirurgiens (dont quatre en plus de leur recherche sur les tumeurs solides). Trois directeurs seulement. Trois seulement ont progressé dans cette clique. Il y a trois petits poissons respectivement dans deux grandes mares et une petite mare ; ensuite il y a trois gros poissons dans des grandes mares. Clique N°8 (violet) Cette clique est composée de 3 chercheurs ; tous du même département 94, dont l’âge moyen est de 52 ans. Les trois chercheurs ont respectivement, 1, 2 et 3 spécialités. Tous les trois spécialisés en recherche sur les tumeurs solides. L’un en recherche laboratoire et santé publique ; et le dernier en chirurgie. Il y a deux directeurs. Un d’entre eux seulement a progressé. Il y a trois gros poissons dans des grandes mares. Clique N°9 (bleu foncé) Composée de trois chercheurs dont l’âge moyen est de 41 ans, et dont deux sont du même département, cette clique comprend trois scientifiques en recherche fondamentale, dont deux font également de la recherche sur les tumeurs solides. Un seul directeur. Seul un chercheur a progressé, et est le seul directeur du groupe. Il y a un gros et petit poisson tous les deux dans une petite mare. Clique N°10 (vert-bleu) Cette clique est également composée de trois chercheurs, tous du même département (75). Leur âge moyen est de 49 ans. Dont un seul est directeur. Le premier fait de la recherche fondamentale, le deuxième fait de la recherche sur les tumeurs solides et le troisième est chirurgien. Deux ont progressé, il s’agit du chirurgien et le chercheur sur les tumeurs solides. Il y a un gros poisson dans une grande mare. Clique N°11 (vert foncé) - 28 - Tous les chercheurs de cette clique sont de la région parisienne, ils sont au nombre de cinq, dont d’une part trois et de l’autre deux du même département. Leur âge moyen est de 45 ans. Un seul directeur dans cette clique. Deux chercheurs cumulent 2 spécialités, et un seul en cumule 3. Le reste une seul. Celui qui en cumule 3 fait de la recherche fondamentale, sur la santé publique et est chirurgien. L’un fait de la recherche fondamentale et est chercheur en santé publique. L’autre fait de la recherche fondamentale et chercheur sur les tumeurs solides. Les deux derniers qui n’ont qu’une seule spécialité font tous les deux de la recherche sur les tumeurs solides. En somme, mis à part celui qui en cumule 3, ils ont tous progressé. Il y a un gros et petit poisson tous les deux une grande mare. Clique N°12 (gris) Cette clique a la particularité de contenir quatre chercheurs du même département (75). Et dont l’âge moyen est de 47 ans. Tous n’ont qu’une seule spécialité, dont trois font de la recherche fondamentale et le quatrième est chercheur en santé publique. Ce dernier est le seul à avoir progressé. Il y a trois gros poissons dont deux dans une petite mare, et un petit poisson dans une petite mare. Clique N° 14 (marron) Il s’agit d’une clique relativement dense, composée de 12 chercheurs, où l’âge moyen est de 49 ans. Deux d’entre eux sont spécialisés dans deux disciplines, un seul en 4 disciplines, et le reste dans une discipline. Neuf d’entre eux sont spécialisés dans la recherche sur les tumeurs solides. Deux sont hématologues, et le dernier en recherche fondamentale. Il y a cinq directeurs. Neuf d’entre eux ont progressé, et les trois autres ont régressé. Il y a six gros poissons dont trois une grande mare et les trois autres dans une petite ; ensuite il y a quatre petits poissons, chacun dans une petite mare. Clique N°16 (jaune clair) Cette clique est composée de sept chercheurs dont l’âge moyen est de 44 ans. Deux sont du nord, et trois sont de la région parisienne. Ils n’ont tous qu’une spécialité ; trois d’entre eux font de la recherche fondamentale, deux autres font de la recherche sur les - 29 - tumeurs solides, enfin les deux derniers sont hématologues. Trois seulement ont progressé, ceux qui font de la recherche fondamentale. Il y a quatre petits poissons dont trois sont dans une grande mare chacun, et un seul dans une petite mare ; ensuite il y a un gros poisson dans une petite mare. Clique N°17 (rose foncé) Cette clique est relativement dense et composée de 11 chercheurs, dont l’âge moyen est de 47 ans. Deux d’entre eux ont deux spécialités et un seul cumule 3 spécialités (recherche fondamentale, en tumeurs solides et en santé publique) le reste une spécialité. Mis à part celui qui conjugue les trois spécialités, ils sont tous hématologues ; et trois sont directeurs. Six d’entre eux ont régressé. Il y a quatre petits poissons, dont deux dans une grande mare et les deux autres dans une petite chacun ; ensuite, il y a deux gros poissons dans une petite mare chacun. Clique N°18 (centre du réseau) Graphiquement cette clique est centrale et semble a priori plus importante que les autres. Elle est composée de huit chercheurs dont l’âge moyen est de 47 ans. Leurs département sont répartissent de la manière suivante : (69, 69, 13, 34, 75, 75, 75, 76). Deux directeurs s’y trouvent, dont l’un cumule deux spécialités. Le premier fait de la recherche fondamentale, le deuxième est hématologue et fait de la recherche sur les tumeurs solides. Les six restants sont hématologues. Donc en tout, nous avons sept hématologues dans cette clique. Mais un seul a progressé, le directeur et chercheur en recherche fondamentale. Il y a trois gros poissons dans une grande mare chacun, et un petit poisson dans une grande mare. Clique N°20 (rouge) Cette clique est composée de cinq chercheurs. Deux d’entre eux sont du même département (75). Leur âge moyen est de 54 ans. Un seul cumule plus d’une spécialité (recherche fondamentale et tumeur solide), le deuxième fait de la recherche fondamentale, et les trois autres sont hématologues. Il y a deux directeurs. Il y a trois petits poissons, dont deux dans une grande mare et un seul dans une petite ; ensuite il y a deux gros poissons, l’un dans une petite et l’autre dans une grande mare. - 30 - Les sans cliques (bleu ciel) Vingt deux chercheurs de notre élite ont des relations mais n’appartiennent pas à une clique. Leur âge moyen est de 48 ans. Trois seulement ont moins de 40 ans. Dix d’entre eux sont directeurs. La moitié d’entre eux sont de la région parisienne. Deux d’entre eux cumulent 3 et mêmes spécialités (recherche fondamentale, tumeurs solides et santé publique). Six autres cumulent 2 spécialités, et le reste une seule. En somme, onze font de la recherche fondamentale, neuf de la recherche sur les tumeurs solides, six sont hématologues, un seul est chirurgien, et enfin cinq sont chercheurs en santé publique. Enfin dix d’entre eux ont progressé. Il y a neuf gros poissons, dont sept dans une grande mare chacun et les deux autres dans une petite mare ; ensuite il y a onze petits poissons, dont cinq dans une petite mare, et les six autres dans une grande mare chacun. - 31 - Tableau 2 : Récapitulatif des cliques en fonction des attributs des chercheurs qui la composent. N° Cliques, Taille de Nombre de chercheurs Nombre de n=16 cliques la clique qui ont progressé directeurs 1 31 1 1 GP-GM, GP-PM, PP-GM 53 69 2 2 GP-GM, PP-GM, PP-PM Recherche fondamentale 33 Région parisienne 3 0 3 PP-GM 3 Aucune 53 Région parisienne 2 3 2 GP-GM, PP-PM 6 3 Tumeurs solides 43 aucun 1 2 2 GP-PM 7 11 Tumeurs solides 45 Région parisienne 1 3 3 GP-GM, 2 PP-PM, 1 PP-GM 8 3 Tumeurs solides 52 94 1 2 3 GP-GM 9 3 Recherche fondamentale 41 6 1 1 GP-PM, PP-PM 10 3 Aucune 49 Région parisienne 2 1 GP-GM 11 5 Recherche fondamentale (3) et 45 Région parisienne 4 1 GP-GM, PP-GM Spécialité dominante Âge moyen Département dominant 3 Hématologie 48 2 3 Tumeurs solides 3 4 5 Poissons et mares tumeurs solides (3) 12 4 Recherche fondamentale 47 Région parisienne 1 4 2 GP-PM, GP-GM, PP-PM 14 12 Tumeurs solides 49 Aucun 9 5 3 GP-GM, 3 GP-PM, 4 PP-PM 16 7 Plutôt recherche fondamentale 44 Aucun 3 1 3 PP-GM, 1 PP-PM, 1 GP-PM 17 11 Hématologie 47 Aucun 5 3 2 GP-PM, 2 PP-GM, 2 PP-PM 18 8 Hématologie 47 Aucun 1 2 3 GP-GM, 1 PP-GM 20 5 Hématologie 54 Aucun 3 2 2 PP-GM, 1 GP-GM, 1 GP-PM, 1 PP-PM Lecture : GP et PP sont des sigles pour designer les gros poisons et petits poisons, c'est-à-dire des individus dont les performances scientifiques sont plus ou moins élevées ; GM et PM pour désigner les grandes mares et les petites mares, c'est-à-dire les laboratoires plus ou moins influents. - 32 - 2.3. HYPOTHÈSES La problématique de cette étude a été formulée plus haut de la manière suivante : Quelles sont les conditions qui rendent possible – et comment rendent-t-elles possible les processus d’apprentissage et de collaboration ? A partir de cette problématique, quelles sont les hypothèses que nous pouvons formuler pour apporter des éléments de réponse ? Y a-t-il des sous groupes cohésifs de copublications dans la communauté des cancérologues ? Si oui, copublie-t-on pour des raisons d’appartenance à la même spécialité ? Est-ce une homophilie d’ordre sous-disciplinaire ? Que cette dernière hypothèse soit vérifiée ou infirmée, une question plus générale en découlerait : Y a-t-il une division de travail qui régulerait la production de connaissance c'est-à-dire l’acte de publication ? 3. RÉSULTATS 3.1. LA SCIENCE, UN PROCESSUS DE COLLABORATION : LES CANCÉROLOGUES COPUBLIENT POUR DES RAISONS DISCIPLINAIRES ET GÉOGRAPHIQUES Tableau 3 : Les regroupements dans les cliques de copublications, pour des raisons de spécialité et/ou de positionnement géographique? On ne sait pas Spécialité Département Spécialité et Département 16 ; 20 6 ; 7 ; 9 ; 14 ; 17 ; 18 5 ; 10 ; 11 1 ; 2 ; 3 ; 8 ; 12 Nous pouvons dire selon le tableau ci-dessus que les chercheurs se réunissent dans des cliques essentiellement pour des raisons d’affinités d’ordre disciplinaires mais aussi géographique. On peut supposer que les chercheurs copublient parce qu’ils appartiennent au même programme de recherche. Mais la similitude entre les scientifiques qui copublient et leur position géographique doit nous interpeller. - 33 - 3.2. ANALYSE DE LA DÉPENDANCE DES CLIQUES Pour analyser la dépendance des cliques - analyse importante afin d’affiner les relations de copublications – il faut d’abord constituer un réseau de cliques qui entretiennent des relations, dans une certaine mesure que nous choisissons arbitrairement en fonction des flux de relations. Tableau 4 : Dépendance des cliques en fonction des flux de copublications Lecture : les numéros des cliques sont surlignés en jaune. A l’intersection de deux cliques figure le nombre de copublications entre les membres de ces deux cliques. Par exemple, les membres de la clique 10 ont publié 30 articles avec ceux de la clique 14. - 34 - Tableau 4 : même tableau que le précédent, mais en pourcentage Lecture: les numéros des cliques sont surlignés en jaune. A l’intersection de deux cliques figure le pourcentage du nombre de copublications pour chaque clique. Par exemple, 29 % des publications des membres de la clique 10 ont été réalisées avec les membres de la clique 14. A l’inverse, 8 % des publications des membres de la clique 14 ont été réalisées avec les membres de la clique 10. Ensuite pour chaque couleur nous codifions des relations par des chiffres représentables sous forme de matrice, car notre objectif est de construire un réseau de dépendance de cliques. Nous construisons 3 matrices : - 1ère matrice : le chiffre 5 pour les pourcentages dépassant 50 %, - 2ème matrice : le chiffre 3 pour les pourcentages dépassant 30 %, - 3ème matrice : le chiffre 1 pour les pourcentages dépassant 10 %. A partir de ces matrices, nous obtenons une matrice agrégée où : - Le chiffre 9 représente les pourcentages dépassant 50 %, - Le chiffre 4 représente les pourcentages entre 30 et 50 % non inclus. - Le chiffre 1 représente les pourcentages entre 10 et 30 % non inclus. Après avoir supprimé les « loops » (un loop est un lien avec soi-même), nous obtenons alors le réseau ci-dessous : - 35 - Figure 3 : La dépendance des cliques de copublications Lecture : lorsque 10% des copublications d’une clique sont réalisés avec une autre clique, une flèche est alors dirigée vers cette autre clique. La taille des cercles est proportionnelle au nombre de cliques dépendantes de la clique en question. Qu’est-ce que les cliques qui n’ont pas de dépendance ont de particulier? Les cliques 1, 2, 3, 9 et 20 n’ont effectivement aucune dépendance, ni entre elles-mêmes, ni entre elles et le reste des cliques du réseau. A vrai dire nous optons pour l’acceptabilité de l’hypothèse de la position géographique. Ainsi, tous les cancérologues de la clique 1 sont de la Haute Garonne, ceux de la clique 2 du Rhône, la clique 3 de l’Ile-de-France, la clique 9 des Alpes Maritimes, et au sein de la clique 20 de taille 5, trois cancérologues sont de la région parisienne. Donc nous observons une forte disparité géographique entre le positionnement de ces cliques, qui pourrait servir d’explication à la non-dépendance entre ces cliques, et entre celles-ci et le reste des cliques. Cette hypothèse parait plus plausible quand on étudie la clique 7. - 36 - Pourquoi la « clique 7» semble-t-elle centrale en matière de copublications ? D’après le graphique de la dépendance des cliques, nous observons que la clique 7 est effectivement très importante en matière de copublications. Qu’a-t-elle de particulier ? Il s’agit d’une clique de 11 chercheurs qui copublient entre eux. 9 d’entre eux sont chercheurs sur les tumeurs solides.20 Donc on pourrait a priori supposer que c’est la nature de leur discipline qui les rend centraux en matière de copublications, puisqu’on a remarqué plus haut que, au sein des cliques, les chercheurs copublient pour des raisons de spécialité similaire. Or, les cliques qui copublient avec la clique 7 ne font pas toutes de la recherche sur les tumeurs solides. En effet, plus de 50% des copublications de la clique 5 sont réalisés avec la clique 7. Et pourtant la clique 5 se situe plutôt en recherche fondamentale alors que la clique 7 est spécialisée en recherche sur les tumeurs solides. En revanche elles ont en commun la position géographique, toutes deux de la région parisienne. Au lecteur, ces résultats pourraient a priori paraître triviaux, mais constater que les copublications ne se font pas véritablement pour des raisons de programme de recherche, c'est-à-dire internes à la spécialité, est a priori surprenant. On s’attendait à ce que les chercheurs copublient car ils partageraient la même spécialité. Il doit y a avoir d’autres considérations que le programme de recherche. Et ce résultat ne fait que corroborer indirectement la thèse selon laquelle l’épistémologie et la sociologie de la connaissance ne sont pas capables de rendre compte du processus de la construction scientifique, comme la copublications, car ces perspectives, comme le constate Bourdieu, cherchent « dans le laboratoire des principes explicatifs qui sont à l’extérieur, dans la structure de l’espace à l’intérieur duquel celui-ci est inséré ». Et en fin de compte, nous sommes amenés à nous interroger plus généralement sur ce qu’est une discipline, et la cohérence de ce concept. En effet, si les cancérologues ne copublient pas essentiellement parce qu’ils appartiendraient à une même discipline, ne devrait-on pas alors poser le doute sur la pertinence des frontières 20 La recherche sur les tumeurs solides est en fait en plein développement et donc constitue une niche d’opportunités de collaborations. Pourtant il s’agit d’une spécialité où l’on est très proche des malades. - 37 - de ces disciplines ? Et ensuite, nous nous interrogerons sur l’activité de la connaissance – en tant que processus d’apprentissage – à la lumière de la division du travail scientifique. En analysant le même réseau mais en prenant des niveaux (level) plus faibles et appliqués à tous les acteurs, on obtient un réseau avec un nombre de cliques moins élevé. Sur le graphique qui suit, nous avons octroyé la couleur jaune aux acteurs qui sont de la région parisienne. Et nous nous rendons compte qu’effectivement la variable géographique est très déterminante pour les copublications. Donc à plusieurs niveaux d’analyse on constate que la variable position géographique est toujours déterminante. Par ailleurs, cela doit nous interpeler sur la cohérence des frontières des spécialités. Ou bien se rendre compte au moins que cette population de cancérologues ne copublie pas essentiellement pour des raisons d’homophilie disciplinaire. Ou plutôt, la différence des spécialités des copublieurs, ne constitue pas vraiment un frein à la copublication. - 38 - Figure 4 : Même réseau des cancérologues, mais avec les cancérologues qui copublient sont rassemblés selon des "level" moins élevés et fixes pour tous. C'est à dire qu'à un niveau donné on rassemble tant de cancérologues en fonction de ce même-seuil. Ensuite nous avons attrubué la couleur jaune à tous ceux qui sont situés à la région parisienne. Encadré 2 : Une homophilie dans le réseau de cocitations mais dans celui de copublications A l’effet du statut hiérarchique et de l’ancienneté s’ajoute celui de différentes sortes d’homophilies sociales, marqueurs de cloisonnements formels ou informels. Les hospitaliers ont tendance à se citer entre eux plus qu’ils ne citent les autres (30% vs 24%), les universitaires aussi (59% vs 53%) et de même les hospitalo-universitaires (14% vs 6,5%). Les chercheurs qui ne sont pas dans un service hospitalier se citent entre eux comme sources de ressources : nous sommes donc en présence de mondes institutionnels relativement centrés sur eux-mêmes que la localisation géographique vient renforcer. Les provinciaux citent plus les provinciaux que les franciliens (60% vs 40%) ; ces derniers se comportent de la même - 39 - manière et se citent proportionnellement plus entre eux (74% vs 59%). Ce cloisonnement est également attesté dans la représentation que les chercheurs se font de la recherche dans laquelle ils sont engagés : les chercheurs proches de la recherche fondamentale citent proportionnellement beaucoup plus leurs semblables (32% vs us 14%) que d’autres, cliniciens ou chercheurs faisant de la recherche “mixte”. Il en est de même pour les cliniciens qui se citent davantage entre eux (51% vs 41%). Dans une moindre mesure, ceux qui font à la fois de la recherche fondamentale et clinique ont tendance également à se citer entre eux. Notons enfin que les femmes chercheurs auraient tendance à échanger plus avec leurs consœurs qu’avec leurs collègues masculins mais leur faible effectif dans l’enquête (18%) invite à la prudence dans l’interprétation de ce résultat. On trouve des cloisonnements disciplinaires dans la manière dont les chercheurs sollicitent du conseil. Les chercheurs qui déclarent travailler dans des spécialités 16 dites “de laboratoire” (bactériologie virologie, biochimie, biologie moléculaire et cellulaire, biophysique, génétique fondamentale, physiopathologie…) se citent plus entre eux qu’ils ne citent les chercheurs appartenant aux autres groupes de spécialités (53% vs 36%). Ceux qui traitent des tumeurs solides se citent également plus entre eux (58% vs 46%). Notons que le domaine de l’hématologie semble être un monde encore plus clos que les autres (61% vs 32%). La liaison est ici la plus forte : les chercheurs de cette spécialité se citent beaucoup plus entre eux qu’ils ne citent des chercheurs d’autres spécialités. Les chercheurs appartenant aux spécialités de chirurgie et d’urologie et ceux qui travaillent dans le domaine de la santé publique (épidémiologie, dépistage et prévention) se citent aussi proportionnellement plus entre eux (28% vs 9% et 33% vs 13,5%). Les groupes de spécialités constituent donc des frontières assez nettes21 dans le monde de la recherche sur le cancer de cette époque, même si elles sont relativement perméables. Source : Lazega et al. 2004, p 10. 21 Notons que ces frontières semblent effectivement être assez nettes dans le réseau de cocitation,mais ne le sont pas dans le réseau de copublication. - 40 - 3.3. LA SCIENCE, UN PROCESSUS D’APPRENTISSAGE : QUELQUES ÉLÉMENTS DE COMPARAISON DE DEUX RÉSEAUX ; RÉSEAU DE COPUBLICATIONS/RÉSEAU DE CONSEILS 3.3.1. RÉSUMÉ DE L’ÉTUDE SUR LES ÉCHANGES DE CONSEIL AU SEIN DE LA POPULATION DES CANCÉROLOGUES Un travail préalable a été fait avec le même outil, sur la même population et sur la même période (1996-1998 et 1999-2001) dans le cadre du mémoire de Germain Barré. Mais seuls les échanges de conseils, comme ressources (de recrutement notamment) entre ces chercheurs, ont été étudiés. Ainsi chaque scientifique est considéré comme un entrepreneur, et a donc besoin de ressources pour exécuter ses tâches. Ces dernières sont décomposées analytiquement en cinq phases particulièrement marquées par des zones d’incertitude : « sélectionner une ligne de recherche, trouver un soutien institutionnel pour le projet, trouver des sources de financement, recruter du personnel, publier des articles ». Et donc on suppose que chaque chercheur gère ces incertitudes en mobilisant son capital social, plus particulièrement, relationnel. Ensuite, par une liste génératrice de noms, on a pu modéliser un réseau de conseil par tâche, cinq au total : « le réseau de conseil lié au choix d’une orientation des travaux, celui permettant de trouver des soutiens institutionnels, celui menant à des ressources financières, celui aidant au recrutement, et enfin celui des collègues auxquels ils envoient leurs manuscrits pour avis avant de les soumettre à une revue ». Notons que le réseau obtenu a une densité relativement forte (5,8%) compte tenu de sa taille. Dans cette étude, on s’est concentré en priorité sur « l’explication des différences de progression constatée entre chercheurs. D’abord l’impact des attributs des chercheurs a été étudié, ensuite les effets de la possession des cinq ressources citées ci-dessus, enfin l’hypothèse de la force de la position. Cette dernière hypothèse est formulée de la manière suivante : «avoir des relations avec des membres de l’élite des chercheurs en cancérologie dont le niveau de performance est élevé a –t-il un impact sur la progression individuelle des chercheurs ? »22. 22 Deux autres questions sont étudiées dans ce mémoire. La première question porte sur « la validité d’une théorie étudiant les effets de la structure du réseau sur la progression des individus (…) c’est la théorie de - 41 - a) Les attributs des chercheurs expliquent-ils leur progression ? Cinq attributs ont été relevé comme facteurs explicatifs possibles de la progression des membres de l’élite des chercheurs en cancérologie : leur sexe, leur nombre de spécialités, leur lieu de recherche (Paris ou province) et enfin leur statut formel (être directeur de laboratoire ou pas). L’auteur de cette étude montre qu’avec ces données à notre disposition, les attributs des chercheurs ne permettent pas d’expliquer la progression des chercheurs. Qu’est-ce à dire ? Une inégalité entre homme et femme ? En comparant les performances entre homme et femmes, on s’aperçoit que les différences de progression sont faibles en valeurs absolue entre ces deux groupes. Toutefois, il y a très peu de femmes dans la population pour avancer des conclusions définitives. Les « multi-spécialistes » progressent-ils plus vite ? En comparant les performances entre les « multi-spécialistes » et les « unispécialistes », on s’aperçoit que les chercheurs spécialistes dans plusieurs domaines de recherche semblent progresser légèrement plus vite. Mais grosso modo, « rien de significatif, puisque le coefficient de corrélation entre le nombre de spécialités et la progression des impact factor entre 1999-2001 et 1996-1998 est pratiquement nul (- 1 %). Ainsi, 21 des 41 « multi-spécialistes » (51 %) ont progressé entre 1999-2001 et 19961998 contre 39 des 83 « spécialistes » (47 %). » Généralement, on peut conclure que l’âge n’est pas significatif pour expliquer la progression des chercheurs. Visiblement, les chercheurs parisiens ne progressent pas plus rapidement que leurs homologues de province. « Le fait d’être directeur de laboratoire ne semble pas avoir d’influence sur la progression des impact factor ». Ronald Burt (2005) ». La deuxième tente « d’expliquer l’amélioration des performances de ces mêmes chercheurs grâce à une analyse multi-niveau, c'est-à-dire en utilisant des données sur les relations de conseils entre chercheurs, mais également des données sur les relations entre les laboratoires de ces mêmes chercheurs ». Mais ne seront pas résumées ici car plus complexes. - 42 - b) La théorie des ressources sociales Selon Nan Lin, dans son article de 1995, la théorie des ressources sociales tient en 3 propositions : - d’abord, « les ressources aident l’acteur à parvenir à ses fins (proposition des ressources sociales) » ; - ensuite, « les positions sociales d’origine facilitent l’accès aux ressources sociales et à leur usage (proposition de la force de la position) » ; - enfin, « le choix de relations plus faibles et hétérophiles facilite l’accès aux ressources sociales et à leur usage (proposition de la force des liens).» Toujours selon Nan Lin, « les ressources peuvent être classées en deux catégories : ressources personnelles et ressources sociales. Les premières sont possédées par l’individu qui peut en disposer avec beaucoup de liberté. Les secondes sont insérées (embedded) dans son réseau. Ce ne sont pas des ressources que l’individu possède, mais des ressources accessibles au travers de ses liens directs ». En faisant le parallèle avec l’étude du mémoire, on a pu distinguer les demandes de conseil reçues « qui sont un indicateur de la possession d’une « ressource personnelle» des demandes de conseils qui indiquent les ressources « insérées dans son réseau ». La troisième hypothèse ne pouvant être testée faute de données disponibles. Y-a-t il des ressources sociales qui font progresser les chercheurs ? Sur l’ensemble de la période, certaines ressources font progresser plus que d’autres. Toutefois, quelle que soit la demande ou la réception de conseil, le nombre de relations des chercheurs dans la matrice agrégée n’a pas d’influence sur leur niveau d’impact factor entre 1999-2001 et 1996-1998. 1) Les conseils liés à l’orientation d’un projet ne semblent pas expliquer la progression des chercheurs. 2) La lecture d’articles n’est pas significative pour expliquer la progression de l’élite des chercheurs en cancérologie entre 1999-2001. 3) La demande des conseils en matière de recrutement explique-t-elle la progression des chercheurs ? « Demander des conseils sur les futurs collaborateurs recrutés (et par conséquent bénéficier d’une aide dans ses recherches futures) semble expliquer en partie la progression des chercheurs ». En particulier, la réception de - 43 - demandes de conseils à propos d’un futur recrutement est une ressource qui accentue les « inégalités » : ce sont les meilleurs qui en bénéficient et cette ressource permet de progresser plus rapidement. 4) « Les chercheurs qui reçoivent des conseils pour trouver un bon interlocuteur progressent plus vite que les autres. On peut interpréter la réception ou non de ce conseil comme l’indicateur d’une bonne connaissance des qualités des membres du réseau ». 5) A propos des subventions, « Globalement, la centralité de degré dans le réseau des conseils en subventions semble avoir un effet significatif sur la progression des impact factor (la corrélation est de 26%) ». Conclusion : Certaines ressources aident effectivement ces cancérologues à progresser. Il s’agit des conseils en subventions, des conseils recrutement ainsi que la réception de demandes des conseils pour trouver un bon interlocuteur. Les demandes de conseils sont-elles adressées aux chercheurs les plus performants (suivant le critère des impact factor) ? Généralement, sur la période 1996-1998, les demandes de conseil sont adressées à des chercheurs de tous niveaux. Ainsi, les coefficients de corrélation entre la centralité de degré dans les différents réseaux de conseils et le niveau des impact factor des chercheurs sur la période 1996-1998 sont très faibles en valeur absolue, excepté dans le réseau des conseils pour recruter. En effet, la variable « réception de demandes de conseils pour recruter » est corrélée à 18% avec la performance au moment de l’enquête. Donc les demandes de conseils pour recruter sont adressées en particulier aux meilleurs chercheurs. Probablement car la demande de ce type de conseil aux meilleurs peut permettre d’augmenter ses chances quant à la réception d’un conseil de bonne qualité pour le recrutement d’un futur collaborateur. Etude sur la proposition de la force des positions L’échange de conseils avec des chercheurs très performants permet-il de progresser plus rapidement ? L’homophilie semblerait pertinente pour expliquer la progression des meilleurs chercheurs. « Cependant, ces résultats sont à prendre avec précaution, car la taille des échantillons est très faible ». Par ailleurs, les meilleurs chercheurs ont-ils intérêt à - 44 - échanger des conseils pour progresser ? Il semblerait que plus un chercheur est performant, moins il a intérêt à partager ses connaissances ou ressources s’il veut progresser. Mais là aussi l’échantillon est très faible… c) Synthèse des résultats obtenus o « Il existerait une division du travail au sein de l’élite des chercheurs en cancérologie» o « Avoir trop de conseillers à propos de l’orientation de projets dans son réseau personnel peut nuire à la performance individuelle » o « Les subventions et le recrutement sont les deux ressources qui améliorent le plus rapidement les performances des chercheurs, performances qui sont mesurées par le nombre d’articles publiés et l’importance des revues dans lesquelles ces articles sont publiés » o « Les hématologues publient plus et plus rapidement que les autres spécialités de la recherche en cancérologie, d’où des scores d’impact factor supérieurs ». 3.3.2. COMPARAISON DES CENTRALITÉS DES ACTEURS DES DEUX RÉSEAUX DE COPUBLICATIONS ET DE CONSEILS POUR 125 CANCÉROLOGUES Dans cette section nous étudions la relation entre le réseau des conseils et le réseau de copublications. L’intérêt de cette comparaison est de savoir s’il existe une relation entre le fait de donner et/ou recevoir des conseils et de copublier. Probablement, par intuition, il devrait y avoir une corrélation entre ces deux variables. Autrement dit s’il y a ou pas corrélation entre le nombre de conseillers et le nombre de copublieurs. En effet, après comparaison, le coefficient de corrélation entre ces deux variables est de 49 %. Ce qui n’est pas du tout négligeable. La corrélation est forte aussi bien pour ceux qui reçoivent des conseils que pour ceux qui en donnent. Le coefficient de corrélation est de 44% au niveau des récepteurs de conseil, et de 48% pour ceux qui en donnent. - 45 - Toutefois, pour avoir plus de précisions, nous nous proposons de comparer les structures des deux réseaux, notamment les éventuels chevauchements entre les cliques analysées. Car, jusqu’à présent, rien nous nous affirme que ceux qui copublient s’échangent exclusivement ces conseils entre eux. Autrement dit, les conseils peuvent venir de collègues de travail qui ne copublient pas avec celui qui reçoit le conseil, et vice versa. C’est pourquoi nous avons choisi de comparer les deux réseaux de conseils et de copublications. - 46 - Création matrice copublications / conseils : Matrice copublications 125 Matrice copublications binaire 1 si ≥ 1 0 sinon Matrice conseils agrégée 125 + Matrice conseils agrégée 125 binaire 1 si ≥ 1 0 sinon 1 si un lien de copublications et de conseils ; 0 sinon Matrice conseils - copublications - 47 - Figure 5 : Comparaison des deux réseaux, de conseils et de copublications. Si deux cancérologues ont une relation de copublications et une relation de conseil, quelque soit le sens, alors il y a un lien entre eux. Et la flèche indique le sens du conseil. Notons que ces deux réseaux sont comparables, puisqu’il s’agit exactement de la même population (125 cancérologues). Il apparait selon cette comparaison qu’il y a près de 15 cliques où ceux qui copublient échangent aussi des conseils. Ce qui n’est pas négligeable comme constat. Encore faut-il l’interpréter correctement. Par ailleurs, nous avons constaté plus-haut que, pour le réseau de copublications, on a tendance à copublier pour des raisons géographiques, et peu pour des raisons d’homophilie disciplinaire. Ces deux résultats peuvent paraitre contradictoires si l’on analyse les deux réseaux séparément. Car au niveau du seul réseau de copublications, seule la variable géographique était visible, et donc prise comme variable explicative : on copublie pour des raisons de proximité géographique essentiellement. Et quand on fait intervenir le réseau de conseil, on s’aperçoit que la corrélation entre la centralité en matière de conseil et le nombre de copublications est substantielle (49 %). De plus, dans le réseau de comparaison des deux réseaux en question, 15 cliques ont été identifiées pour ceux qui non seulement publient, mais échangent des conseils aussi entre eux-mêmes. - 48 - Plus généralement, on peut supposer que la capacité individuelle d’innovation scientifique est étroitement liée aux échanges d’informations. En effet, comme le constate Lazega, « on peut considérer, par exemple, un fort score de centralité et un fort score d’autonomie dans les réseaux intra-organisationnels comme un indicateur de cette capacité : un acteur central peut avoir davantage qu’un acteur marginal accès aux informations nécessaires pour proposer une solution innovante à des problèmes récurrents. Un acteur autonome peut avoir davantage d’opportunités qu’un acteur très contraint de créer des coalitions capables de promouvoir un tel changement (…). Les mécanismes de production de la science relèvent non seulement d’une économie et d’incitations matérielles spécifiques, mais aussi de processus sociaux » (Lazega et al. 2004, p.2). D’où la dimension déterminante des investissements relationnelles dans la production de connaissance. Autrement dit, pour répondre plus directement à la problématique, cette discipline sociale est en quelque sorte une condition qui rend possible l’apprentissage individuel et collectif et donc l’innovation scientifique. - 49 - CONCLUSION 1 Quelques connaissances théoriques que nous pouvons tirer de cette recherche : Il s’agit enfin de procéder à une montée en généralité pour dégager le sens de toutes les interactions que nous avons étudiées jusqu’à présent. Avons-nous d’abord respecté notre objectif premier, à savoir contextualiser la science à travers cette étude empirique ? Dans cette étude, il apparait, à travers différentes corrélations, que la production des faits scientifiques (car c’est le cas quand il s’agit de publier dans des revues scientifiques) est étroitement liée aux relations qu’entretiennent ceux qui copublient. Nous avons vu que ces relations sont de plusieurs types. Elles peuvent être des similitudes d’attributs, comme elles peuvent être aussi des différences. En tout cas, la science n’est pas dans notre cas une question d’intellect seulement, comme nous l’avons observé dans l’absence de pertinence des frontières sous-disciplinaires lorsqu’il s’agit de copublier. Par exemple, les échanges de conseils entre amis influence de manière substantielle la performance de ces chercheurs (conseils de recrutements, de lecture d’articles, de subventions, etc.). Plus généralement, nous concluons par l’importance de cette discipline sociale informelle dans la l’innovation collective ; innovation qui est rendus possible tant par un processus d’apprentissage (les conseils) que par un processus de collaboration (copublications). 2 Bibliographie : Piaser Antonio, Epistémologie de la méthode, faire de la sociologie autrement, 2002. Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, 2000. Germain Barré, mémoire de master, structures relationnelles et performances scientifiques d’une élite de cancérologues en France, 2007 Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 1839. Reymond Quivy Luc Van Campenhoudt , Manuel de recherche en sciences sociales 2006. Emile Durkheim et Marcel Mauss, Primitive classification, 1913. Norbert Elias, Qu’est ce que la sociologie, 2003. Bruno Latour, Le métier de chercheur, regard d’un anthropologue, 2000. Latour et Callon, la science et ses réseaux, 1988. Emmanuel Lazega, Le phénomène collégial, 2001. Emmanuel Lazega et al. Discipline sociale et discipline scientifique, 2004 1 Emmanuel Lazega, Réseaux sociaux et structures relationnelles, 2007 Claude Levi-Strauss, Anthropologie structurale, 1958. Olivier Martin, introduction à la sociologie des sciences, 2000. Pierre Mercklé, la sociologie des réseaux sociaux, 2004. Sophie Ponthieu, Le capital social, 2003. Philippe Steiner, Sociologie économique, 1999. Georg Simmel, les pauvres, 2005. 2