La philosophie en psychiatrie : pour quoi faire ?

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Editorial
La philosophie en
psychiatrie :
pour quoi faire ?
Jean Naudin*
* Service du Pr Azorin, CHU SainteMarguerite, Marseille, 55 bis Bd
Rodocanachi, 13008 Marseille, Tél. : 04 91
76 32 84 - Fax : 04 91 71 31 93 - E-mail :
[email protected].
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (15), n° 211, juin 1998
En identifiant - parfois avec malveillance mais toujours
avec raison - la philosophie à la psychopathologie, on
dit encore souvent : la psychiatrie est une science, elle
n’a rien à faire avec la philosophie. La philosophie en
psychiatrie, à quoi çà sert ? Même Tatossian disait par
boutade à ses élèves : “Ah ! La philosophie (la phénoménologie), vous savez, çà sert à rien”. Alors à quoi
bon ? Voici venue la fin de la “décade du cerveau”, les
psychiatres les plus “scientifiques” peuvent enfin voir le
cerveau penser dans l’œil de leur caméra à positons et
les psychopathologues sont terrassés: des psychiatres
affirment que la science n’a pas besoin de la philosophie pour constituer ses objets et les psychopathologues
les laissent dire. Certes, des scientifiques argumentent avec raison : c’est en se fondant sur des préjugés philosophiques que des paradigmes faux, contre l’évidence des
faits expérimentaux, ont eu la vie si longue. Nous pouvons être contents qu’une épistémologie scientifique ait été entendue.
Mais doit-on s’arrêter là comme si tout avait déjà été dit et l’avenir désormais bâti
sur la solidité des sciences dures? Où sont passés les psychopathologues ? Où se
cachent-ils ? Doivent-ils rester sans broncher, comme si leur cause était perdue face
au positivisme, vivant entre eux comme autrefois les russes blancs en partageant les
beaux restes de la tradition européenne ? Comment faut-il crier que la psychopathologie n’est pas morte, qu’être pro-scientifique ce n’est pas être anti-philosophique,
que toute psychiatrie, fut-elle la plus scientifique, présuppose - indépendamment de
tout choix idéologique - une pensée psychopathologique ! Selon ses détracteurs, la
philosophie éloignerait de la science, elle l’éloignerait de ses objets : la philosophie
éloignerait la psychiatrie de ses objets car les objets de la psychiatrie sont les objets
de la science. Mais qui, si ce ne sont les psychopathologues, peut dire précisément
ce que sont les objets de la psychiatrie ? Psychiatres, faites que persiste et se développe une pensée philosophique en psychiatrie.
Psychiatres européens (continentaux), ne vous leurrez pas, ne croyez pas que cette
idée soit aujourd’hui la nôtre, à nous européens : cela fait dix ans qu’aux USA une
très officielle association pour le développement de la philosophie en psychiatrie
(AAPP), affiliée à l’APA, organise des rencontres, créée des journaux (Philosophy,
Psychiatry, and Psychology) lance de grands débats d’idées ; plus de dix ans aussi
qu’une neurophilosophie, typiquement anglosaxonne, s’attelle au “dur problème de
la conscience”, au dualisme corps/esprit, à la question fondamentalement critique
de l’identité de la pensée et du cerveau. Un nombre croissant de psychiatres américains voient dans la tradition psychopathologique européenne le moyen adéquat de
critiquer les fondements de leur pratique quotidienne et les concepts soi-disant
athéoriques qui prétendaient l’étayer. Faut-il aujourd’hui aller aux USA pour voir
critiqué rationnellement le DSM ? Soutenons-les plutôt en ne méprisant pas nos
maîtres européens!
Nos maîtres étaient des philosophes. Pensons à Freud, à Jaspers, à Ey, à Straus, à
Binswanger, mais aussi à Schneider, à de Clérambault, à Pinel : médecins ou philosophes ? En 1913, dans sa Psychopathologie Générale, Jaspers généralise sa propre
position: “tout médecin est aussi un philosophe”. Pinel, en 1798, parle déjà d’une
“nosographie philosophique”. Pensons au beau dictionnaire que nous devons à Yves
Pélicier. En le feuilletant, on comprend : les objets de la psychiatrie ne sont pas des
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choses (au sens où la médecine repère un organe dans l’espace, et une maladie
comme une chose dans l’organe), mais plutôt des concepts, ancrés dans la culture.
Si, à la rigueur, la clinique en elle-même peut être pensée comme une chose, ce qui
permet de la penser en tant que telle est déjà un concept. Les objets de la psychiatrie sont les concepts qui en organisent l’expérience. A la philosophie, nos maîtres
devaient l’ancrage de leurs concepts dans l’humain, non pas dans les sciences
humaines mais dans l’expérience humaine, cette expérience qu’ils avaient dû penser pour leur propre compte afin de bâtir leurs concepts. Les concepts ne deviennent
organisateurs que dans la mesure où ils s’ancrent dans une description fidèle de
l’expérience humaine, progressivement - et toujours imparfaitement - dégagée des
théories et des principes. La philosophie en psychiatrie ne prend pas position contre
la science, elle en organise l’expérience. Il n’y a d’ailleurs pas de nosographie psychiatrique qui ne soit issue préalablement d’une conception psychopathologique,
soit de concepts médico-philosophiques.
Les concepts sont les affaires de la pensée, et la philosophie ne sert à rien d’autre
qu’à penser. Desanti le dit ainsi : la philosophie, c’est “le travail de la pensée”. La
philosophie donne au psychiatre les moyens théoriques rigoureux - soit les mots pour penser son expérience. Notre question initiale - à quoi sert la philosophie en
psychiatrie ? - peut être reformulée: pour un psychiatre, à quoi cela sert-il de penser ? Une des qualités de nos maîtres européens était de ne pas méconnaître l’importance du travail de la pensée.
A quoi sert de penser ? On connaît la réponse de Hannah Harendt, au procès
Eichman: penser, cela permet de se représenter - et donc de prévenir - la souffrance de l’autre. La shoah n’est possible que parce qu’Eichman, tous les Eichman de la
terre, ne pensent pas leur expérience, la vivent sans aucune question dans l’asservissement à la norme et l’accomplissement du conformisme jusqu’à l’horreur.
Penser, en psychiatrie, c’est le devoir du juste. Si le travail du psychiatre est de soigner et de prévenir la souffrance de l’autre, alors son travail c’est de penser. Il ne
s’agit pas simplement de penser à l’autre - ce qui peut se faire dans la domination mais plutôt de penser à l’autre comme un sujet, quelqu’un qui ressent, qui perçoit,
qui pense et qui a son mot à dire. Cela ne va pas de soi lorsqu’il s’agit d’une personne malade: cela présuppose que le psychiatre pense son expérience propre telle
qu’elle est engagée dans la rencontre de l’autre, autrement dit qu’il pense comment
il se situe lui-même dans la rencontre en tant que sujet faisant l’expérience de l’autrui malade. C’est à cette condition qu’il peut se représenter l’expérience de l’autre
(Jaspers parlait de re-présentation, non pas la représentation au sens Kantien, mais
l’acte de se re-présenter, de rendre présente à soi-même l’expérience d’autrui,
condition préalable à toute formulation avec des mots).
La question vaut d’être relevée si nous souhaitons à l’avenir encore former des psychiatres humains. Enseigner la psychiatrie n’est pas tant former à une technique
qu’à la philosophie qui la sous-tend. Il s’agit d’apprendre à autrui à devancer la
subjectivité de l’autre. Tatossian le soulignait: cela ne peut se faire qu’en montrant
soi-même l’exemple dans la relation d’enseignant à enseigné, et en trouvant les mots
pour dire à l’enseigné combien dans la rencontre il en va toujours de l’existence
humaine comme subjectivité. A quoi sert de penser l’expérience psychiatrique? A ne
pas trop faire souffrir l’autre en le dominant, si ce n’est à le soigner. Il appartient à
leurs aînés de montrer aux apprentis-psychiatres comment ne pas trop faire souffrir
autrui lorsqu’ils entendent le soigner. Il est donc, certes, urgent de proposer aux
futurs psychiatres un enseignement de la psychothérapie, mais il est également fort
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dangereux de présenter cet enseignement comme l’apprentissage d’une technique.
La technique se fait volontiers l’instrument de la domination. Cela est vrai de la psychothérapie comme de la prescription. L’enseignement pratique consiste en la transmission d’une éthique bien plus que d’un mode d’emploi : interpréter ou prescrire
dans le but de soigner, c’est d’abord penser l’expérience subjective de l’autre, soit
son existence libre, savoir reconnaître son style et ne pas chercher à lui imposer le
nôtre.
La philosophie nous donne la rigueur d’une méthode pour penser notre expérience
pratique quotidienne, y compris notre activité de soignant et nos travaux scientifiques. Elle nous donne quelques moyens pour distinguer et rassembler sans trop de
confusion dans une seule et même expérience clinique les histoires subjectives (l’origine de toute psychopathologie) et les histoires objectives (son développement empirique dans la constitution progressive d’une science) qui constituent le corpus de nos
objets de pensée spécifiques. La pratique/l’enseignement de la psychiatrie passe par
la pratique/l’enseignement de la philosophie.
C’était au fond l’opinion de Wittgenstein comme des grecs: la philosophie, cela sert
à soigner.
Bibliographie
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