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En identifiant - parfois avec malveillance mais toujours
avec raison - la philosophie à la psychopathologie, on
dit encore souvent : la psychiatrie est une science, elle
n’a rien à faire avec la philosophie. La philosophie en
psychiatrie, à quoi çà sert ? Même Tatossian disait par
boutade à ses élèves : “Ah ! La philosophie (la phéno-
ménologie), vous savez, çà sert à rien”. Alors à quoi
bon ? Voici venue la fin de la “décade du cerveau”, les
psychiatres les plus “scientifiques” peuvent enfin voir le
cerveau penser dans l’œil de leur caméra à positons et
les psychopathologues sont terrassés: des psychiatres
affirment que la science n’a pas besoin de la philoso-
phie pour constituer ses objets et les psychopathologues
les laissent dire. Certes, des scientifiques argumentent avec raison : c’est en se fon-
dant sur des préjugés philosophiques que des paradigmes faux, contre l’évidence des
faits expérimentaux, ont eu la vie si longue. Nous pouvons être contents qu’une épis-
témologie scientifique ait été entendue.
Mais doit-on s’arrêter là comme si tout avait déjà été dit et l’avenir désormais bâti
sur la solidité des sciences dures? Où sont passés les psychopathologues ? Où se
cachent-ils ? Doivent-ils rester sans broncher, comme si leur cause était perdue face
au positivisme, vivant entre eux comme autrefois les russes blancs en partageant les
beaux restes de la tradition européenne ? Comment faut-il crier que la psychopatho-
logie n’est pas morte, qu’être pro-scientifique ce n’est pas être anti-philosophique,
que toute psychiatrie, fut-elle la plus scientifique, présuppose - indépendamment de
tout choix idéologique - une pensée psychopathologique ! Selon ses détracteurs, la
philosophie éloignerait de la science, elle l’éloignerait de ses objets : la philosophie
éloignerait la psychiatrie de ses objets car les objets de la psychiatrie sont les objets
de la science. Mais qui, si ce ne sont les psychopathologues, peut dire précisément
ce que sont les objets de la psychiatrie ? Psychiatres, faites que persiste et se déve-
loppe une pensée philosophique en psychiatrie.
Psychiatres européens (continentaux), ne vous leurrez pas, ne croyez pas que cette
idée soit aujourd’hui la nôtre, à nous européens : cela fait dix ans qu’aux USA une
très officielle association pour le développement de la philosophie en psychiatrie
(AAPP), affiliée à l’APA, organise des rencontres, créée des journaux (Philosophy,
Psychiatry, and Psychology) lance de grands débats d’idées ; plus de dix ans aussi
qu’une neurophilosophie, typiquement anglosaxonne, s’attelle au “dur problème de
la conscience”, au dualisme corps/esprit, à la question fondamentalement critique
de l’identité de la pensée et du cerveau. Un nombre croissant de psychiatres améri-
cains voient dans la tradition psychopathologique européenne le moyen adéquat de
critiquer les fondements de leur pratique quotidienne et les concepts soi-disant
athéoriques qui prétendaient l’étayer. Faut-il aujourd’hui aller aux USA pour voir
critiqué rationnellement le DSM ? Soutenons-les plutôt en ne méprisant pas nos
maîtres européens!
Nos maîtres étaient des philosophes. Pensons à Freud, à Jaspers, à Ey, à Straus, à
Binswanger, mais aussi à Schneider, à de Clérambault, à Pinel : médecins ou philo-
sophes ? En 1913, dans sa Psychopathologie Générale, Jaspers généralise sa propre
position: “tout médecin est aussi un philosophe”. Pinel, en 1798, parle déjà d’une
“nosographie philosophique”. Pensons au beau dictionnaire que nous devons à Yves
Pélicier. En le feuilletant, on comprend : les objets de la psychiatrie ne sont pas des
La philosophie en
psychiatrie :
pour quoi faire ?
Jean Naudin*
* Service du Pr Azorin, CHU Sainte-
Marguerite, Marseille, 55 bis Bd
Rodocanachi, 13008 Marseille, Tél. : 04 91
76 32 84 - Fax : 04 91 71 31 93 - E-mail :
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (15), n° 211, juin 1998
Editorial