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Pour un monde sans pitié
par Patricia PAPERMAN
| Éditions La Découverte | Revue du Mauss
2008/2 - n° 32
ISSN 1247-4819 | ISBN 978-2-7071-5643-3 | pages 267 à 283
Pour citer cet article :
— Paperman P., Pour un monde sans pitié, Revue du Mauss 2008/2, n° 32, p. 267-283.
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La question de la distance, entendue le plus souvent comme
celle des relations avec les individus et groupes qui ne font pas
partie de nos groupes d’appartenance, est régulièrement invoquée
pour pointer les limites de l’éthique du care. Celle-ci ne serait pas
en mesure d’élargir le cercle des béné ciaires au-delà des proches,
que ces proches désignent les membres d’un groupe restreint comme
une famille, d’un ensemble national, ou plus largement l’ensemble
de ceux avec qui nous partageons des souvenirs [Margalit, 2002]. Sa
capacité de faire politique serait limitée par le type même d’exigen-
ces qu’elle revendique : exigence d’attention soutenue aux autres,
de réponse non généraliste aux besoins émergeant des particularités
des situations, de mobilisation de capacités morales autres que la
raison, revendication en n, dans son versant critique, de dépasser
les présupposés de genre sur lesquels repose la frontière entre
sphères privée et publique. Les exigences du care ne seraient pas
applicables à ceux que nous ne connaissons que de loin, car elles
font appel à une sensibilité et une connaissance approfondie du
proche, qui lui est ajustée. Cette connaissance et cette sensibilité
ne peuvent être ni reproduites ni transportées dans le domaine des
relations impersonnelles ou à distance sans déformation ou perte
de leur tranchant éthique [Pattaroni, 2005 ; Breviglieri, 2005].
En outre, ces exigences sont trop fortes pour être susceptibles de
généralisation ou d’application élargie. Bref, l’éthique du care ne
peut revendiquer aucune pertinence concernant le politique.
Pour un monde sans pitié
Patricia Paperman
L’AMOUR DES AUTRES : CARE, COMPASSION ET HUMANITARISME
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Cette ligne d’objections aux éthiques du care mérite examen.
S’inscrivant dans des ré exions très diverses, s’appuyant sur des
raisons différentes, elle est sans doute moins cohérente qu’il n’y
paraît à première vue. Même si la cohérence n’est pas le problème
le plus urgent, il n’en reste pas moins qu’on nit par s’interro-
ger sur ce qui permet à ces objections de valoir comme une sorte
d’évidence.
Cette interrogation est issue des remarques par lesquelles Joan
Tronto [1993] conclut le chapitre intitulé « Morale universaliste et
sentiments moraux » :
« Dans un des passages les plus glaçants des Origines du totalitarisme,
Hannah Arendt nous rappelle que le problème du tribalisme, du racisme
et de l’appréhension de l’autre comme objet de haine est une réponse
compréhensible au terrible fardeau moral que fait reposer sur nous
l’exigence que tous aient une part égale aux “droits de l’homme”.
Arendt écrit : “L’attrait du tribalisme et des ambitions d’une race
maîtresse résultait en partie du sentiment instinctif selon lequel le genre
humain, qu’il corresponde à un idéal religieux ou humaniste, implique
un partage de responsabilités communes […]. L’idée d’humanité, toute
sentimentalité exclue, implique d’une manière ou d’une autre que les
hommes doivent assumer tous les crimes commis par les hommes et
que toutes les nations devront éventuellement répondre du mal commis
par toutes les autres. Tribalisme et racisme offrent les moyens les plus
réalistes, sinon les moins destructeurs, d’échapper à cette situation
fâcheuse de responsabilité commune.” Que nous puissions concevoir
une manière de penser la morale qui porte des formes de sympathie
au-delà de notre groupe d’appartenance reste probablement pour nos
formes de vie contemporaines la question morale fondamentale. Je
suggère que nous ne serons capables de traiter un certain nombre
des questions soulevées par Arendt que lorsque nous étendrons nos
frontières morales pour y inclure le concept de care. […] Au lieu
de présenter une théorie morale qui fasse de l’universalité morale
une réalité, je soutiens que, dans sa majorité, la théorie morale
contemporaine contribue à nous aguerrir contre notre “situation
fâcheuse de responsabilité commune”. »
Si on suit J. Tronto, l’inclusion d’un concept de care dans la
théorie morale pourrait ouvrir des pistes de réponse au problème de
la distance. L’exploration d’une telle perspective n’est pas super ue
face à une théorie rationaliste et universaliste qui n’offre pas beau-
coup de ressources pour résister à l’attraction du regard stoïque,
détourné ou borné (sur l’air de « on ne peut accueillir toute la misère
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POUR UN MONDE SANS PITIÉ
du monde ! »). C’est cette exploration que je voudrais amorcer ici,
en partant de l’examen des principales objections aux éthiques du
care qui les caractérisent comme éthiques limitées aux proches,
au groupe d’appartenance. Je suggère que la perspective du care
contient des possibilités de reformulation de la question des rela-
tions avec les individus et les groupes à distance, car elle permet de
dépasser le caractère dichotomisant du couple proximité/distance.
Une telle dichotomie conduit à faire de la sphère domestique et
de la relation dyadique le seul cadre dans lequel peut se déployer
le souci des autres. La possibilité et la portée du souci des autres
sont ainsi réduites à un type de relations : un face-à-face soigneu-
sement séparé du contexte plus large qui en in échit les traits, les
contours. L’argument d’une éthique limitée aux proches est mené
de deux façons : soit il souligne les exigences concrètes du souci
des autres qui en limitent pratiquement la distribution à l’immédiate
proximité, soit il souligne l’attitude sentimentale au principe de la
relation entre une personne vulnérable et un bienfaiteur répondant
à la souffrance, au détriment d’une appréhension collective des
injustices et des torts subis par les individus souffrants. Les deux
lignes substantiellement distinctes convergent sur un point, qui
est en réalité leur présupposé commun : soins et attention ne se
conçoivent que dans le cadre de relations dyadiques.
Relations épaisses et communauté éthique
Pour Avishai Margalit [2002], le problème que rencontre la
morale n’est pas le mal mais l’indifférence à l’égard des autres, ceux
que nous ne connaissons pas, ceux avec lesquels nous ne sommes
reliés qu’en vertu d’une commune et très abstraite humanité. C’est
à ces relations « minces » que s’applique la morale, par différence
avec les relations dites « épaisses » qui forment le domaine de
l’éthique. La moralité, distinguée de l’éthique, est requise pour
contrer cette indifférence qui ne s’arrête que là où commencent
les relations épaisses, celles qui donnent au care sa place et sa
spéci cité. Nous nous soucions des proches, par extension de nos
groupes d’appartenance. Nous avons besoin de moralité parce que
nous ne nous soucions pas des autres au sens large, de leur bien-
être. Le care est limité à la communauté des proches.
L’AMOUR DES AUTRES : CARE, COMPASSION ET HUMANITARISME
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Mais le care est une attitude exigeante, l’attention donnée n’est
pas autre chose que le fait de répondre à des besoins concrets.
C’est pourquoi ceux qui prétendent se soucier de l’humanité en
général, mais de personne en particulier, comme ceux qui ne font
attention qu’à ce qu’ils ressentent pour les autres sans leur donner
une attention concrète suscitent la suspicion. Il ne peut y avoir de
care en général ou pour les autres en général.
Une telle caractérisation donne une place centrale à ce qui dif-
férencie une bienveillance vague et diffuse d’un souci réel des
proches : l’activité, le travail. Cette part active et exigeante du
care serait « naturellement » prodiguée quand il s’agit de pro-
ches. L’insistance sur la fourniture « naturelle » des soins aux siens
intervient ici pour marquer la différence entre éthique et morale,
entre relations épaisses et relations minces. Pourtant, on peut se
demander comment il est possible d’af rmer que ce travail est
fourni « naturellement » quand il s’agit de proches tout en soute-
nant qu’il se caractérise par un niveau élevé d’exigence. Si c’est
bien cette dernière caractéristique qui est la marque distinctive du
care, il conviendrait alors d’orienter la ré exion vers ce qui permet
de soutenir de telles exigences, ce qui ne manquerait pas de faire
surgir des questions sur l’organisation sociale du travail de care,
les conditions auxquelles une telle organisation doit satisfaire pour
être à la hauteur de telles exigences. Mais entrer dans des considé-
rations de ce type conduirait probablement à estomper la distinction
entre relations épaisses et relations minces, ou à mettre en doute sa
pertinence pour comprendre ce qui distingue le souci des proches
de l’indifférence aux autres en général.
Ce niveau dexigence est tel quil ne peut être distribué à tous.
Quand il sagit dexpliquer la dif culté de lextension du care à un
cercle plus large, cest un argument dordre pratique qui sapplique. Ce
sera également le cas lorsque lauteur sinterrogera sur la possibilité
de faire de l’humanité une communauté éthique et non plus morale.
A. Margalit se demande en effet si une idée de care peut subsister en
labsence de contraste, conceptuel ou empirique, entre deux sortes de
relation, de communauté et dengagement. Il rappelle que la famille
reste le modèle à partir duquel nous nous représentons les relations de
care, et ce qui les distingue des relations impersonnelles. Utilisée de
façon métaphorique, la référence à la famille pour parler des relations
de care avec dautres que les membres apparentés renforce lidée
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