L’AMOUR DES AUTRES : CARE, COMPASSION ET HUMANITARISME
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Cette ligne d’objections aux éthiques du care mérite examen.
S’inscrivant dans des réfl exions très diverses, s’appuyant sur des
raisons différentes, elle est sans doute moins cohérente qu’il n’y
paraît à première vue. Même si la cohérence n’est pas le problème
le plus urgent, il n’en reste pas moins qu’on fi nit par s’interro-
ger sur ce qui permet à ces objections de valoir comme une sorte
d’évidence.
Cette interrogation est issue des remarques par lesquelles Joan
Tronto [1993] conclut le chapitre intitulé « Morale universaliste et
sentiments moraux » :
« Dans un des passages les plus glaçants des Origines du totalitarisme,
Hannah Arendt nous rappelle que le problème du tribalisme, du racisme
et de l’appréhension de l’autre comme objet de haine est une réponse
compréhensible au terrible fardeau moral que fait reposer sur nous
l’exigence que tous aient une part égale aux “droits de l’homme”.
Arendt écrit : “L’attrait du tribalisme et des ambitions d’une race
maîtresse résultait en partie du sentiment instinctif selon lequel le genre
humain, qu’il corresponde à un idéal religieux ou humaniste, implique
un partage de responsabilités communes […]. L’idée d’humanité, toute
sentimentalité exclue, implique d’une manière ou d’une autre que les
hommes doivent assumer tous les crimes commis par les hommes et
que toutes les nations devront éventuellement répondre du mal commis
par toutes les autres. Tribalisme et racisme offrent les moyens les plus
réalistes, sinon les moins destructeurs, d’échapper à cette situation
fâcheuse de responsabilité commune.” Que nous puissions concevoir
une manière de penser la morale qui porte des formes de sympathie
au-delà de notre groupe d’appartenance reste probablement pour nos
formes de vie contemporaines la question morale fondamentale. Je
suggère que nous ne serons capables de traiter un certain nombre
des questions soulevées par Arendt que lorsque nous étendrons nos
frontières morales pour y inclure le concept de care. […] Au lieu
de présenter une théorie morale qui fasse de l’universalité morale
une réalité, je soutiens que, dans sa majorité, la théorie morale
contemporaine contribue à nous aguerrir contre notre “situation
fâcheuse de responsabilité commune”. »
Si on suit J. Tronto, l’inclusion d’un concept de care dans la
théorie morale pourrait ouvrir des pistes de réponse au problème de
la distance. L’exploration d’une telle perspective n’est pas superfl ue
face à une théorie rationaliste et universaliste qui n’offre pas beau-
coup de ressources pour résister à l’attraction du regard stoïque,
détourné ou borné (sur l’air de « on ne peut accueillir toute la misère