tintin en amérique - Les Cahiers de l`idiotie

publicité
LE MUTISME DE LA PHILOSOPHIE
OCCIDENTALE MODERNE
j
Anne-Lise Polo
On prend pour acquis que l’Occident existe
comme une chaîne d’œuvres et d’événements
[…] qui de l’Antiquité jusqu’à nous font sens,
dont nous nous sentons collectivement les héritiers et que nous inscrivons sans y penser
dans le sens de l’histoire. Que l’histoire ait une
direction et que nous, Occidentaux nous sentions porteurs de cette flèche du temps, voilà
sans doute le trait le plus puissant et le moins
questionné de notre conception du monde.
(Raconter et mourir : 12)
L’œuvre de Thierry Hentsch est, à proprement
parler, déroutante. Elle s’articule à une quête
de sens qui remet en question les idées reçues
sur lesquelles se sont construites nos certitudes, en particulier cette idée de flèche du temps
qui, dans la vision hégélienne du monde,
conduit à l’avènement de l’homme universel en
Occident. La conscience de l’Occident est marquée par la prétention exorbitante qui consiste
à faire de son propre parcours particulier, un
chemin de vérité universelle tracé par la marche rationnelle de l’histoire, une voie linéaire
marquée par le progrès. Le destin de la civilisation occidentale consisterait à éclairer le
monde, à conduire l’humanité vers son émancipation, politique, morale, intellectuelle. Nulle
philosophie n’a autant que la philosophie des
Lumières davantage cru dans cette mission,
nulle philosophie ne s’est davantage « trompée
sur elle-même, sur ses intentions et sur ses
motivations » (2003 : 79).
Loin de réaliser l’émancipation de l’homme, la
pensée occidentale moderne nous a engagé
« vers un destin que nous ne sommes plus trop
certains de vouloir et que nous avons plus ou
moins renoncé à comprendre » (2002 : 12). Emporté comme nous le sommes dans le maelström des vérités scientifiques et de l’innovation
technologique, de la logique du marché et de la
concurrence, nos vies semblent de plus en
plus dirigées par un « progrès » qui se déroule
désormais en dehors de toute finalité humaine.
145
Arrimée aux vérités de la science, la philosophie contemporaine n’a désormais plus grandchose à nous dire sur la place de l’homme
dans le monde. Elle se réfugie de plus en plus
dans les rares domaines qui lui sont encore
ouverts : l’épistémologie et l’éthique1 . Le renversement du rapport entre science et philosophie, la seconde étant désormais à la remorque
de la première2 , indique que l’homme
d’aujourd’hui ne sait plus comment vivre. La
philosophie contemporaine a renoncé à interroger notre façon d’être au monde pour se
consacrer finalement à notre façon d’agir sur le
monde. « Où est, pour nous mortels, la vérité de
notre être au monde ? […] Voilà ce que notre
époque […] ne sait plus trop et ne cherche guère
à savoir. Voilà ce que je voudrais justement interroger pour tenter de mieux comprendre ce que
nous disons ou taisons sur nous-mêmes aujourd’hui. » (ibid. : 11)
La critique et la dénonciation de nos idées reçues ne sont qu’une étape préparatoire qui
conduisent Hentsch à s’engager dans une réflexion éthique qui remet en question notre vision du monde, des autres et finalement de
nous-mêmes. « Nous, Occident, savons qui nous
Auxquelles Hentsch ajoute l’herméneutique.
Notons que la séparation science/philosophie
comme deux disciplines distinctes ne semble avoir
aucun sens avant la modernité. Voir l’introduction de
Pierre Wagner (2002 : 10-65).
1
2
146
sommes. Nous sommes à la fois l’aboutis–
sement et la frontière en marche, le monde en
puissance, le bras droit de l’Histoire, la fille aînée
de la découverte et de la science. La contestation
interne de notre propre hégémonie participe ellemême du mouvement novateur qui nous pousse
en avant, nous les porteurs du monde. Nous
sommes comme Œdipe avant la chute, rois et
maîtres. Sans limites. Aveugles à notre
aveuglement. Là où il n’y a pas de limite on ne
voit rien. À commencer par la place qu’on occupe. » (2006 : 14-15)
L’Occident est aveugle car il ne sait plus voir sa
place dans le monde ; il est sourd car il ne veut
rien entendre de l’autre et de tout ce qui le dérange ; il est muet car notre civilisation n’a plus
rien à dire sur le sens de la vie et semble avoir
raison de se taire. Se comprendre soi-même
dans le monde est devenu, pour Thierry Hentsch, une urgence éthique pour notre civilisation. La connaissance de soi, au sens socratique, est à la fois la fin et le moyen de la
connaissance, elle est au service de la conduite
de la vie, le préalable à la connaissance du
monde. Cette connaissance de soi n’est donc
pas un repli sur soi ni une tentative narcissique d’introspection au service de l’indi–
vidualisme de notre temps qui cherche son
épanouissement dans sa « vie privée », alors
même que la participation à la vie publique ne
semble avoir d’autre fin que de servir l’ainsi-desuite économique. Le savoir qui commence par
soi est la recherche de ce qui nous relie au
147
monde car « [s]auf à se suffire à elle-même dans
une sorte de circularité autiste, la conscience se
situe nécessairement dans son rapport à
l’univers, aux autres » (1993 : 60). « L’intellectuel
est cette part de moi-même qui réfléchit sur ma
situation dans le monde. Une part de moi-même
que j’aimerais appeler ‘avisée’. Non pas avisée
d’elle-même, mais avisée de ce que tout
questionnement du monde commence par un
questionnement sur soi-même. Question de
prudence, d’ouverture, de méthode. Et antidote
contre le cynisme : s’interroger sur soi dans le
monde fait de notre présence au monde une
aventure inépuisable. » (ibid. : 103)
Pour Hentsch, le mutisme de la philosophie
aujourd’hui prend probablement sa source
dans « notre moderne religion du savoir » (ibid. :
77). La critique du savoir moderne et la remise
en question des idées reçues sur lesquelles ce
savoir est construit, ne suffisent pas. La lecture
de Platon intervient chez Hentsch comme un
antidote : « La célèbre allégorie de la caverne, qui
ouvre le livre VII de la République, révèle la
condition misérable où l’humanité stagne de ne
pas vouloir emprunter le dur chemin de la vérité.
À se contenter des lueurs qui font danser
l’ombre des simulacres sur les murs de l’antre
où il est enchaîné, à se satisfaire de la pauvreté
du monde où le laisse son aveuglement,
l’homme vit terriblement en dessous de luimême. La caverne est notre cerveau. Poètes et
imitateurs ne font qu’y accélérer la roue aux illusions ; ils soufflent sur les feux qui les projettent
148
sur l’écran de notre paresse. Seul l’amour de la
sagesse peut nous guider hors de la foire aux
chimères. Ainsi parle le philosophe. » (2002 : 18)
Le mutisme de la philosophie moderne peut
être imputé au fait qu’elle n’est tout simplement pas une philosophie, au sens où
l’entendait Platon. Elle n’est pas amie de la sagesse. Loin de prolonger la philosophie grecque,
la philosophie moderne rompt radicalement
avec les exigences socratiques. C’est cette rupture qu’il s’agit de comprendre et que je
m’efforcerai d’analyser. C’est en effet à la lumière des dialogues socratiques3 , que Hentsch
nous invite à relire, qu’on peut, je crois, tenter
de comprendre le mutisme de la philosophie
contemporaine.
De Platon à Kant, l’une des principales interrogations de la philosophie nous renvoie à ce qu’il
nous est possible de connaître de la réalité du
monde en soi. Pour le premier comme pour le
second, la réalité du monde nous échappe.
Mais alors que pour Platon, le vide, le manque
constituent le moteur même du savoir, Kant
balaie du revers de la main ce que l’homme ne
peut connaître et l’engage sur la voie de ce qu’il
peut faire.
L’idée centrale de toute l’œuvre de Platon est
que la pensée vise à dépasser l’ignorance en
Le banquet, Phèdre, La République et le Phédon. Voir
(2002 :153).
3
149
partant du constat de cette ignorance. La philosophie de Platon est tout entière animée par
le désir de ce qui nous manque, de ce que
nous ne saisissons pas, de ce que nous ne
comprenons pas. Ce qui ressort de la lecture
hentschienne de Platon, c’est justement la
place accordée au manque : « Chez Platon le
manque est une force. Il est le plus puissant levier de la pensée. » (2006 : 44). La connaissance
chez Platon est animée par l’élan qui nous
porte à surmonter notre incapacité à connaître.
Être philosophe au sens rigoureux, c’est être
amoureux de ce que l’on n’a pas, c’est être
amoureux de cette connaissance inaccessible
mais dont la beauté nous fait signe et nous interpelle et qui nous permet de nous mettre en
mouvement, d’être vivant. La connaissance
vraie reste inatteignable. Elle n’est peut-être accessible d’aucune manière comme le laisse
entendre le Phédon, (66 d-e). Il ne s’agit peutêtre pas d’un simple effet de rhétorique comme
le croit Hentsch (2002 : 175). On ne peut pas
plus approcher de la vérité qu’Icare du soleil.
Mais ce désir est le seul qui nous donne des
ailes. Le philosophe n’est pas le sage, le nom de
sage ne convient qu’à la divinité. La philosophie
socratique ne craint pas de questionner le vide.
Bien au contraire : « Son apport le plus vivant, et
le plus négligé par la philosophie, c’est cette idée
que le vide occupe au centre de notre être une
place fertile qu’on ne peut ni ignorer ni combler. Il
est une béance qu’il ne faut pas craindre de
maintenir à vif. Vouloir l’obturer, que ce soit par
150
la paresse de l’esprit ou par l’excès des sens,
c’est étouffer en nous le souffle sans lequel nous
ne pouvons vivre et mourir qu’en dessous de
nous-mêmes. » (ibid. : 193)
L’héroïsme de la philosophie socratique tient à
sa quête continuelle d’une richesse intellectuelle, contemplative. Elle passe par la curiosité
amoureuse du monde : « Connaître n’est rien
d’autre que tendre vers la beauté suprême qui
ordonne le monde. » (ibid. : 168). Une beauté
qui se situe à première vue hors du monde.
Socrate, contrairement à ses prédécesseurs,
renonce à connaître la nature, la phusis, pour
interroger la condition humaine. Platon ne faitil pas dire à Socrate dans Phèdre que « la campagne et les arbres ne veulent rien [lui] enseigner, tandis que les hommes de la ville, eux, le
font » (Platon 2002 : 13) ? C’est la source de ce
que l’on appelle communément la rupture socratique. À force de voir en Platon ce qui nous
prépare, nous oublions tout ce qui nous en sépare. Dans leur simplicité, dit Socrate à Phèdre
vers la fin du dialogue, les sages se contentaient d’écouter le langage d’un chêne ou d’une
pierre. Cette capacité s’est perdue. L’homme ne
peut plus entendre le langage du monde. La
nature reste inintelligible à l’homme tant et
aussi longtemps que celui-ci ne se connaît pas
lui-même : « je ne suis pas encore capable,
comme le veut l’inscription de Delphes, de me
connaître moi-même, dit Socrate à Phèdre ; je
trouve donc ridicule, quand je suis dans
l’ignorance sur ce point, d’examiner ce qui m’est
151
étranger. » (ibid. : 11) « Socrate aime la vie, affirme Hentsch, et respecte ses mystères. S’il
admet ne rien savoir, c’est précisément par respect envers ce qu’il ignore. » (2003 : 29) Son entreprise ne s’accompagne pas d’un désenchantement général vis-à-vis du monde mais
plutôt d’une tentative de briser les murs de la
caverne pour nous permettre de contempler le
monde tel qu’il est. L’analogie qui est présentée
dans le Timée entre l’homme et le monde rappelle celle qui existe dans La République entre
l’homme et la cité. Le microcosme est à l’image
du macrocosme : la contemplation des étoiles
nous permet de comprendre les révolutions de
l’intelligence cosmique qui sont les mêmes que
les opérations de la pensée et inversement, la
contemplation de l’âme nous permet de
connaître le monde dans son intelligibilité. Il
existe une profonde analogie entre l’être de
l’homme et l’être du monde. Se connaître soimême, en tant qu’homme, c’est connaître le vivant en nous et par extension hors de nous. La
connaissance de soi n’est donc pas tout entière
réflexive et narcissique. Elle est le préalable à la
connaissance du monde. Notre corps nous
cheville à la caverne. Nos expériences tangibles
ne nous donnent accès qu’à une connaissance
limitée du monde, de matière à matière. Et
l’expérience tangible qui passe par les sens
n’est qu’opinion. L’homme est appelé à dépasser la simple opinion, graduellement, pour accéder à la connaissance véritable, celle de l’âme
qui nous ouvre à la réalité du monde. Car le
152
monde lui-même est vivant, c’est-à-dire animé
par cette dimension invisible à nos sens mais
perceptible à l’âme. Pour Platon, se connaître
soi-même c’est donc s’ouvrir à la connaissance
du monde au-delà de la dimension sensible
perceptible immédiatement. L’âme est la voie
de la connaissance vraie du monde car elle
complète et corrige la connaissance concrète,
matérielle du monde. La philosophie occidentale a occulté cette dimension, dit Hentsch. La
pensée moderne tend à considérer la philosophie grecque, et en particulier la philosophie
platonicienne, comme une étape qui ouvre la
voie au désenchantement du monde4 . Hentsch propose de renverser cette conception du
platonisme. La dualité entre le corps et l’âme
telle que nous la comprenons à travers
Nous le savons mais l’oublions constamment, la
philosophie grecque se rattache à la philosophie
égyptienne dont elle subit l’influence. Pour l’Égypte
antique, l’homme est la mesure de toute chose, car
comme le monde, il est composé d’éléments
matériels et d’éléments immatériels. Dans la pensée
égyptienne, tout être vivant est composé de neuf
éléments : Khet renvoie au corps physique, Sa-Hou,
au corps de lumière, au corps spirituel, Kâ à l’énergie
vitale, Bâ à l’âme, Khaibit à l’ombre, aux pulsions,
aux émotions, Ahk à l’esprit ou parcelle d’étincelle
divine, Ab au cœur, à la conscience, Sekhen à la
puissance, à la capacité de s’ouvrir aux énergies et
enfin Ren, le nom, la vibration de l’être qui confère
l’unité et l’harmonie des neuf niveaux.
4
153
l’héritage du christianisme nous empêche de
comprendre que Platon « pense contre le corps
avec le corps. Contre le monde dans le monde et
à travers lui » (2006 : 176). La beauté intelligible
du monde transite par le monde sensible. Le
corps est certes la prison de l’âme « mais une
prison ouverte aux rayons cosmiques de
l’intelligence » (idem). L’immortalité de l’âme est
comme la beauté du monde, un horizon qui
permet à l’homme de se comprendre ici bas, la
récompense du philosophe se trouve dans sa
capacité à conduire sa vie, ici et maintenant,
dans le monde éclairé par le soleil, le monde
dans lequel se joue la tragédie humaine. Il n’est
pas de plus grand bonheur que la
contemplation de ce qui est.
À l’opposé, le rapport entre l’homme et la nature en Occident prend sa source dans un
mythe contraire à celui de la caverne, celui
d’Adam et Ève expulsés du paradis après avoir
mangé le fruit défendu. L’accès à la connaissance est la cause même de la déchéance de
l’homme qui se voit refuser la vie éternelle et est
chassé hors du jardin d’Éden, condamné désormais à travailler pour arracher à la terre sa
subsistance5 . Connaissance et sortie de la naDu point de vue de la science moderne et de la
théorie de l’évolution, ce mythe illustre le passage
pour l’homme de l’état animal au statut proprement
humain. C’est dans sa capacité à transformer la
matière que l’homme devient un homme, c’est-à-dire
une espèce plus développée que les autres. Toute la
5
154
ture sont donc clairement associées l’une à
l’autre dans l’imaginaire occidental. Le rapport
de l’homme au monde est marqué par cette
rupture. La Renaissance va en quelque sorte
renverser le mythe de la déchéance de l’homme
et inaugurer une conception nouvelle du rapport de l’homme à la nature. L’humanisme,
tout comme la peinture à la même époque,
met l’homme au centre du monde6 mais celuici n’intervient plus que comme une toile de
fond. L’homme occidental commence à se
concevoir « comme maître[s] et possesseur[s] de
la nature », vision qui s’abreuve encore au récit
biblique mais qui va être renforcée par les
grandes découvertes à partir de la fin du XVe
siècle7 . La formule est de Descartes. Hentsch
insiste sur la nuance du « comme » dans la
formulation, nuance qui tombera aux oubliettes de l’histoire car ce qui domine la vision moderne, c’est bien le fantasme de l’homme à posséder et à maîtriser le monde. Bien que Descartes ne croie pas que l’homme soit la fin de la
philosophie moderne est marquée par cet aspect
essentiel du rapport de l’homme à la nature sur la
base de son travail.
6 Ce qui constitue peut-être une consolation devant
la découverte de l’héliocentrisme. Si la terre n’est plus
le centre de l’univers, l’homme peut très bien prendre
cette place. J’ai développé cette idée dans Polo (2001 :
3-9).
7 Dans Genèse I, 28, Dieu ordonne à l’homme de
remplir et de dominer la terre. Voir (1993 : 37).
155
création, il n’en demeure pas moins qu’il affirme que toutes choses créées est à la disposition de l’homme dans la mesure où il peut en
tirer quelque usage (cité dans Raconter et mourir : 412). Cette perspective utilitariste va largement dominer la pensée européenne et soutenir l’essor de la science moderne.
La rupture entre l’homme et le monde, entre la
pensée et la matière, passe par la distinction
entre sujet et objet. Dans son chapitre consacré
à l’héroïsme de la raison cartésienne (2002 :
397-415), Hentsch souligne les conséquences
du Cogito ergo sum. La pensée est méthodologiquement première. Ce que le cogito implique,
c’est le fait que la subjectivité se saisit ellemême, immédiatement, comme vécu, comme
expérience de la réalité. Alors que la réalité du
monde, la « réalité objective » devient relative,
médiatisée par la conscience que le sujet a de
lui-même. « Descartes renverse implicitement la
priorité de la philosophie : son premier objet n’est
plus le monde mais la pensée. » (2002 : 408) Le
« je » est la seule réalité que puisse saisir le sujet
pensant. Il peut douter de tout, en particulier
de la vérité du monde qu’il perçoit à travers ses
sens, mais pas de lui-même en tant qu’être
pensant. Ainsi Hentsch en conclut que : « Celui
qu’on regarde comme un des principaux penseurs de la modernité, loin d’établir ce qu’on a
coutume d’appeler sans trop y penser
‘ l’objectivité’ de la science, en fonde malgré lui la
subjectivité. » (ibid. : 414) Or, on peut légitimement se demander si l’objectivité ne découle
156
pas directement de la subjectivité cartésienne.
Le primat du sujet est ce qui permet d’amorcer
la rupture entre soi et le monde, c’est ce qui
inaugure une distance. Descartes sépare la
pensée du corps, l’esprit de la matière d’une façon beaucoup plus radicale que ne le fait Platon. La conscience n’est pas seulement le
propre de l’homme, elle lui est désormais exclusive8 . C’est précisément cette distinction qui
sépare Descartes de Spinoza. Pour Spinoza, la
nature est à la fois matière et esprit. Elle est
sans doute bien d’autres choses, puisqu’elle est
composée par une infinité d’attributs, mais
seules l’étendue et la pensée sont saisissables
par l’être humain, limité par ce qu’il est dans sa
compréhension de la réalité du monde. Pour
Spinoza, la rupture opérée par Descartes entre
sujet et objet relève d’une méconnaissance de
la réalité du monde. De son point de vue, Descartes ne connaît ni Dieu, ni la véritable nature
humaine. Pour Spinoza, la transcendance est
une impasse qui conduit l’homme à concevoir
la nature comme une manifestation concrète,
comme une chose à sa disposition. Pour Spinoza, Dieu est en tout et tout est en Dieu. On
ne peut donc pas réduire le monde à une
chose. Spinoza prend le contre-pied de Descartes. Nous pouvons douter de tout, et en
C’est si vrai qu’attribuer un esprit au monde est
qualifié de superstition. La raison dans son combat
contre la foi prolonge le combat du christianisme
contre les religions païennes immanentistes.
8
157
particulier de notre capacité à connaître, mais
pas de la réalité du monde, de ce qui est 9 . Sur
cette voie, Spinoza ne sera pas suivi et on ne
retiendra de Descartes que ce qui permettra
d’instaurer la science et la technique comme le
pouvoir du sujet à disposer du monde. Descartes échoue à maintenir dans un même arc
de vérité physique et métaphysique. Ce Dieu,
réceptacle de l’idée de vérité vers lequel
l’homme doit tendre, ce Dieu qui pour Descartes est « la condition et la fin de la science » va se
voir bientôt congédié, inutile. « La science n’a
plus besoin de la Vérité, elle est à elle-même sa
propre vérité en marche vers toujours plus de
certitude. Il n’y a plus en elle de doute fondamental, lequel reste désormais enfermé dans la
boîte étanche de la métaphysique ; il n’y a que
de l’inconnu à ratisser et à ordonner avec les outils du savoir sous la gouverne de l’instrument
suprême de la raison. » (1993 : 90)
Kant est aux yeux de Hentsch, « le grand théoricien de ce passage » (2006 :50). Il a plus
qu’aucun autre contribué très largement à
entériner la rupture entre l’homme et le monde
dans la mesure où il réduit le monde et la
réalité du monde aux seuls phénomènes
Hentsch se demande pourquoi Spinoza maintient
la métaphore de Dieu pour parler de la nature. Il le
fait sans doute parce que Yahvé signifie je suis celui
qui est (Hentsch traduit par je suis celui qui suis). Le
tétragramme reste donc parfaitement adéquat avec
la conception immanente et ontologique de Spinoza.
9
158
perceptibles. Paradoxalement, la philosophie
moderne part, avec Kant, du constat que la
réalité du monde en soi nous échappe.
Toutefois, plutôt que de tendre vers l’inconnu,
d’être appelé par lui, la philosophie kantienne
délimite le connaissable et s’en contente. « C’est
sans doute le coup de force de la philosophie
occidentale moderne. Platon est renversé, pour
qui les seules vérités solides appartiennent au
monde intelligible et immuable des Idées (ou
Formes). Les Idées sont ce vers quoi la science
platonicienne tend, elles constituent l’objet et le
fondement de la connaissance vraie ; le reste, les
phénomènes du monde sensible, ne relève pas
de la science mais de l’opinion : celle-ci peut se
révéler juste, mais sa vérité demeure aléatoire,
circonstancielle. Kant retourne la vision
platonicienne comme peau de lapin : le monde
en soi, les noumènes, nous demeure à jamais
inconnaissable, et la seule réalité dont la science
puisse s’occuper, ce sont les choses telles que
nous les percevons ou phénomènes. » (idem)
Du point de vue de la philosophie kantienne,
peu importe finalement ce que nous ne pouvons pas connaître, Dieu, les Idées ou la réalité
du monde. L’homme raisonnable doit se
contenter de la seule connaissance accessible,
celle qui passe par son expérience du monde.
La philosophie moderne renonce à la contemplation du monde mais non à lui arracher ses
secrets. Dans la deuxième édition de la Critique
de la raison pure, Kant place sa réflexion sous
l’épitaphe à Baco de Verulamio, le grand pro159
moteur de la méthode expérimentale. La
grande révolution scientifique introduite par
Bacon dans son Novum Organum consiste à
transformer notre rapport à la connaissance.
La méthode expérimentale, selon Kant, a
conduit les hommes de science à trouver la
voie d’un savoir sûr : « Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même selon
son projet, qu’elle devrait prendre les devants
avec les principes qui régissent ses jugements
d’après des lois constantes et forcer la nature à
répondre à ses questions, mais non se laisser
uniquement guider par elle pour ainsi dire à la
laisse ; car sinon, des observations menées au
hasard, faites sans nul plan projeté d’avance,
ne convergent aucunement de façon cohérente
vers une loi nécessaire que pourtant la raison recherche et dont elle a besoin. La raison doit
s’adresser à la nature en tenant d’une main ses
principes en vertu desquels seulement des phénomènes concordants peuvent avoir valeur de
lois, et de l’autre main l’expérimentation qu’elle a
conçue d’après ces principes, certes pour recevoir les enseignements de cette nature, non pas
toutefois à la façon d’un écolier, qui se laisse dire
tout ce que veut le maître, mais comme un juge
dans l’exercice de ses fonctions, qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur soumet. Et en ce sens, même la physique ne saurait
être redevable de la révolution opérée dans sa
manière de penser qu’à l’idée selon laquelle c’est
conformément (B XIV) à ce que la raison ellemême inscrit dans la nature qu’il lui faut y cher160
cher (sans lui prêter ses inventions) ce qu’elle doit
apprendre d’elle, et dont elle ne saurait rien par
elle-même. C’est par là que la physique a été
pour la première fois placée sur la voie sûre
d’une science, alors que durant de si nombreux
siècles, elle n’avait été rien d’autre qu’un simple
tâtonnement. » (Kant 2006 : 76)
La science moderne découle de ce nouveau
rapport que la philosophie des Lumières établit
avec le monde. Avec Kant, le monde en soi est
insaisissable. Il apparaît comme un miroir – et
peu importe ce qu’il y a de l’autre côté – qui
permet au sujet moderne de se contempler luimême. Les lois que doit comprendre la raison
ne sont pas situées en dehors de cette raison,
mais à l’intérieur. Kant légitime sans aucun
doute une attitude qui imprègne déjà le monde
de la science, mais il lui donne une expression
sans ambiguïté qui pave la voie de la connaissance moderne. Désormais, l’homme est le
seul détenteur de la connaissance parce qu’il
est le sujet connaissant, conscient de lui-même
et de sa capacité de penser. Le philosophe a
bien conscience que les ombres projetées sur
les murs de la caverne ne sont que des illusions, mais que lui importe puisqu’il se tient
désormais derrière le feu et que c’est lui qui
anime les figurines. Réduction lourde de
conséquences puisqu’elle impose un rétrécissement de notre rapport au monde.
La phénoménologie hégélienne dénoncera cette
distinction entre la nature et l’homme. À la
161
suite de Parménide, Hegel affirme l’équation
entre la pensée et la matière, entre l’être et
l’esprit. Mais dans son délire, nous dit Hentsch,
il fait coïncider le monde et la conscience de
soi : « Cette équation entre la conscience de soi et
la conscience du monde (qu’elle s’exprime
comme certitude ou comme intention) n’envisage
le monde qu’en tant qu’il est celui des humains
et qu’il les concerne : c’est le monde de la conscience pour la conscience. Le monde se trouve
réduit ou égalé (si l’idée de réduction paraît ellemême inutilement réductrice) à ce que l’homme
pense que le monde est ou à ce qu’il désire que
le monde soit. À cet égard, la Phénoménologie
pousse l’humanisme à l’extrême : le monde n’est
que pour l’homme et par l’homme. » (2005 :
217)
D’une certaine façon la boucle est bouclée avec
Hegel et à sa suite la philosophie occidentale
n’a plus rien à dire. L’esprit universel
s’accomplit désormais dans la marche de
l’histoire. « Que Hegel l’ait voulu ou non, la Phénoménologie met fin à la philosophie, qui n’a
dès lors plus rien à raconter. Ne reste plus que la
science, laquelle est effectivité de l’esprit et du
monde conjointement en acte. » (ibid. : 215)
Les conquêtes de la science nous incitent « à
voir le monde comme l’objet d’un savoir qui fait
constamment reculer les limites de notre ignorance, alors même qu’un moment de réflexion
suffirait à nous faire admettre que l’océan de
cette ignorance restera toujours infini autour de
162
l’île de la science. » (1993 : 94) Ce n’est plus tant
le désir de connaître qui nous anime, que les
possibilités apparemment infinies de combler
nos appétits insatiables. « Sans prétendre qu’il
soit possible de sortir de la caverne, on peut légitimement se demander si la passion de
connaître est vraiment à l’ordre du jour dans les
casernes du savoir institué. La vénération que
l’on y porte à la déesse science croît en fonction
de la puissance qu’elle procure. Ce que nous
adorons n’est pas la science elle-même mais
l’aura qu’elle confère. » (ibid. : 99)
La connaissance moderne est mutilée à partir
du moment où l’homme renonce à la contemplation du monde pour s’engager dans la voie
de son action sur le monde. Notre savoir moderne ne vise plus tant à connaître le monde
qu’à le manipuler. Si l’objectivité voulait dire
quelque chose, elle renverrait au monde luimême, affirme Hentsch. Elle pourrait signifier
que le monde se dévoile à lui-même et que
l’homo faber ne serait que l’agent révélateur
d’une vérité latente en germe dans l’univers, vision qui reste proche de la conception antique
du rôle de l’homme dans le monde10 . Mais un
On trouve cette idée assez répandue dans la
physique d’aujourd’hui, on parle du principe
anthropique. Le monde dans son évolution aurait
prévu l’avènement de l’homme, c’est-à-dire de la
conscience pour que celui-ci témoigne de l’existence
et de la perfection du monde. Cette physique là est
très hégélienne dans son esprit… Voir ce que dit
10
163
homme qui n’est pas hors du monde, qui n’est
pas un sujet séparé d’un objet. Tout au
contraire, pour la science moderne, l’objectivité
ne renvoie pas au monde, mais à la position du
chercheur par rapport au monde, en dehors,
au-dessus, position semblable à celle de
l’artilleur11 . « Le concept même de nature, en
tant qu’objet distinct de l’homme (de la culture)
est éloquent : il indique notre propension à voir la
nature (et le monde en général) comme quelque
chose dont nous ne ferions pas complètement
partie ; la nature devient l’altérité de l’homme,
qui l’étudie en tant que telle, en tant qu’objet séparé de nous, voire hostile à notre espèce. La nature est ce dont il faut se défendre ; plus, ce qu’il
faut conquérir, maîtriser, réduire, compartimenter, enrégimenter. » (2006 : 74)
Oubliant la mise en garde kantienne, nous
pensons en général que la science moderne a
désormais affaire à la chose en soi. La science
expérimentale, seul chemin sûr pour la
connaissance vraie, se trouve désormais tributaire de notre capacité à manipuler la matière. Société du besoin et de la consommation,
l’Occident propose un sens de la vie qui passe
par la satisfaction de nos besoins matériels, au
détriment de nos besoins spirituels. La ques-
Hentsch (2005 : 218) à propos de l’astrophysique
actuelle.
11 Voir (1993 : 95). En ce qui concerne la position de
l’artilleur, voir Sloterdijk (2000 : 434-442).
164
tion de l’être n’est plus à l’ordre du jour dans la
société de l’avoir. Platon nous avait pourtant
mis en garde sur les dangers de construire une
société sur les seuls appétits. La cité construite
sur les besoins et non sur la justice est une société insatiable, condamnée à enfler démesurément au point de dépasser les limites du nécessaire, « une cité atteinte de fièvre » (Platon
1993 : 372e) dirigée par l’« acquisition illimitée de
richesses, en transgressant les bornes de ce qui
est nécessaire » (ibid. : 373d-e), bref une cité qui
ne peut satisfaire ses désirs qu’en écrasant les
autres et en leur faisant la guerre. La cité décrite par Platon au livre II de La République, et
qui nous rappelle si étrangement la nôtre, est
l’inverse de la cité idéale des philosophes basée
sur la justice, c’est-à-dire sur la recherche de
l’équilibre12 .
Face à notre nouvelle religion de l’avoir et au
culte d’une science de l’efficience, seul véhicule
d’un savoir vrai sur le monde, « la philosophie, à
laquelle le développement de la science offre
Ici encore, la philosophie de Platon me semble
beaucoup plus proche de la sagesse égyptienne que
de la philosophie politique moderne. Le concept
égyptien de Maât lie la notion de vérité à celle de
justice. La loi universelle à laquelle tout être doit
obéissance, est représentée par une plume blanche
symbole de droiture, d’équité et de justice, soit de
l’équilibre du monde. Chez Platon, la notion cardinale
de justice est inséparable de celle d’équilibre, de
cohérence et d’harmonie.
12
165
pourtant une inépuisable matière à réflexion, en
est arrivée à se taire. » (2006 : 52)
Le mutisme de la philosophie actuelle dont
parle Hentsch peut être compris à la lumière
de la discussion fascinante qu’il entreprend sur
le rapport entre oralité et écriture à partir de la
lecture du Phèdre. L’une des plus belles métaphores de Platon que retient Hentsch est celle
des jardins de la connaissance. À la fin du
Phèdre, Socrate oppose le discours vivant apte
à émouvoir l’esprit à l’écrit figé, porteur
d’érudition mais non de connaissance. Quelque chose de fondamental ne peut se transmettre par le biais de l’écriture mais seulement
par celui des discours oraux qui « loin d’être stériles, portent une semence dont d’autres discours, poussant dans d’autres sortes d’âmes,
seront en état de rendre chaque fois cette semence immortelle, et donneront à celui qui en est
le dépositaire le plus grand bonheur qu’un
homme puisse atteindre. » (Platon 2002 : 149)
Les livres sont muets par définition. « L’écriture,
présente, mon cher Phèdre, un grave inconvénient, qui se trouve du reste dans la peinture. En
effet, les êtres qu’enfante celle-ci ont l’apparence
de la vie ; mais qu’on leur pose une question, ils
gardent dignement le silence. La même chose a
lieu dans les discours écrits : on pourrait croire
qu’il parlent comme des êtres sensés ; mais si on
les inter-roge [sic] avec l’intention de comprendre
ce qu’ils disent, ils se bornent à signifier une
seule chose, toujours la même. Une fois écrit,
chaque discours s’en va rouler de tous côtés, et
166
passe indifféremment à ceux qui s’y connaissent
et à ceux qui n’en ont rien à en faire ; il ignore à
qui il doit, ou ne doit pas s’adresser. Si des voix
discordantes se font, [sic] entendre à son sujet,
s’il est injustement injurié, il a toujours besoin du
secours de son père. À lui seul, il est incapable
de repousser une attaque et de se défendre luimême. » (ibid. : 145)
À l’opposé, l’art oratoire vrai, la dialectique, est
un art vivant et animé dont le discours écrit
n’est qu’un simulacre : c’est le discours qui
s’écrit avec la science dans l’âme de l’homme
qui apprend ; celui qui peut se défendre luimême, qui sait parler ou se taire devant qui il
faut. « [L’homme qui a la science du juste, du
beau, du bien] n’ira donc pas sérieusement
écrire sur l’eau ces choses-là ; il ne sèmera pas,
au moyen d’encre et avec un roseau, dans des
discours incapables de se défendre par euxmêmes par la parole, comme d’enseigner
convenablement la vérité. […] Mais il est une façon plus belle […] : c’est quand, usant de la dialectique, et prenant l’âme qui est faite pour cela,
on y plante et on y sème, avec la science, des
discours capables de se défendre eux-mêmes
aussi bien que celui qui les a plantés, des discours qui, loin d’être stériles, portent une semence dont d’autres discours, poussant dans
d’autres sortes d’âmes, seront en état de rendre
chaque fois cette semence immortelle, et donneront à celui qui en est le dépositaire le plus grand
bonheur qu’un homme puisse y atteindre. »
(ibid. : 147-149)
167
Socrate pose ici une analogie entre le vrai et le
vivant. La métaphore du jardin de la connaissance n’est pas seulement belle, elle nous
place, à l’égard de la vérité dans le même rapport qu’à l’égard de la nature : la parole est vivante. « Tout discours doit être constitué à la
manière d’un être vivant car il s’adresse à la
mobilité de l’âme, au vivant par excellence, c’est
donc un discours lui-même animé par une
âme. » (Phèdre, cité dans 2002 : 152) Pour
Socrate, la vérité ne peut jaillir, « par étincelles,
que du choc des paroles. » (2006 : 23) La vérité
ne peut donc naître que d’un échange d’âme à
âme. Le discours comme l’écrit sont tous les
deux soumis aux aléas de la mémoire, de
l’incompréhension. On peut aussi bien entendre sans écouter que lire sans comprendre.
Ce qui me semble très pertinent dans le discours de Socrate, c’est ce qu’il dit de la position
du savoir et qui nous concerne aujourd’hui au
plus haut point. Thamous rétorque à Theuth
que loin d’être un remède, le pharmakon est un
poison : « Et toi, comme tu es le père de l’écriture,
par bienveillance tu lui attribues des effets
contraires à ceux qu’elle a. Car elle développera
l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise, par la négligence de la mémoire ; se fiant
à l’écrit, c’est du dehors, par des caractères
étrangers, et non du dedans, et grâce à l’effort
personnel, qu’on rappellera les souvenirs. […]
Quant à la science, tu en fournis seulement le
semblant à tes élèves et non la réalité. Car,
après avoir beaucoup appris dans les livres
168
sans recevoir d’enseignement, ils auront l’air
d’être très savants, et seront la plupart du temps
dépourvus de jugement, insupportables de surcroît parce qu’ils auront l’apparence d’être savants sans l’être. » (Platon 2002 : 143)
La mise en garde de Socrate a de quoi nous
faire réfléchir. Nous sommes, aujourd’hui,
dans notre rapport au savoir dans la même
position que dans notre rapport à la nature, un
rapport d’extériorité. L’écriture nous permet de
projeter le savoir à l’extérieur de nos têtes. Et
nous considérons cela comme un progrès.
Notre civilisation privilégie les connaissances à
la connaissance. Le mot science renvoie à un
savoir systématique et cumulatif régi par des
disciplines qui fragmentent la connaissance.
L’idée de la flèche du temps et du progrès est ici
tellement ancrée dans notre imaginaire que la
plupart d’entre nous considère que la science
progresse sur une tangente qui nous rapprocherait toujours plus de la vérité quoi que nous
sachions ne pouvoir jamais l’atteindre. Cette
conception d’un savoir progressif, cumulatif,
s’articule à l’écriture, ou ne devrait-on pas dire
à la production des écrits ? Nous ne sommes
pas montés sur les épaules des géants grecs,
mais sur une montagne de livres qui est notre
tour de Babel. Sans l’imprimerie, une telle vision du savoir et de son rapport à la vérité serait impossible. Loin de s’élever vers le soleil
comme le fait tout vivant, le savoir mis à plat
dans l’écriture poursuit un chemin linéaire et
temporel qui court vers l’horizon sans jamais
169
pouvoir l’atteindre. Cette linéarité qui imprègne
notre savoir pourrait cependant finir par revenir à son point de départ, comme le ferait un
avion qui volerait tout droit.
Pour l’heure, il semble bien que la philosophie
contemporaine a perdu toute capacité à
contempler le monde, elle a « délaissé la
Grundfrage, la question fondamentale de notre
présence au monde » (2006 : 52). Si la philosophie occidentale semble aujourd’hui à bout de
souffle, c’est peut-être qu’elle a depuis longtemps cessé de s’étonner: « L’étonnement, tel la
mer, est chez l’homme la forme ‘toujours recommencée’ de l’amour du monde. Au-delà de la
beauté ou confondu avec elle, peu importe : la
question de l’être, l’être comme question. » (ibid. :
49) « Plutôt que de se maintenir dans
l’étonnement, dans l’indécision, dans l’ouverture
au monde, elle n’a pas pu résister à la clôturer
par des réponses . » (ibid. : 50)
La grande erreur des Lumières est sans doute
d’avoir placé « la Raison avec un R majuscule au
principe de l’univers et au centre du gouvernement des choses humaines. » (1993 : 38) Si la
Raison domine la pensée moderne, c’est parce
qu’elle participe à ce besoin humain de catégoriser, de segmenter, bref de clôturer le savoir
comme quelque chose qu’elle peut contrôler.
Or la Raison n’est ni le seul ni même le meilleur
moyen de connaître. La raison nous permet de
maîtriser des savoirs, elle ne nous permet pas
d’atteindre la connaissance : « cette zone floue et
170
essentielle de l’expérience humaine par laquelle,
pour peu que nous y prêtions attention, nous
sommes en contact intime, empathique avec les
choses, soit une appréhension intérieure ou intuitive qui ne se laisse ni démontrer ni réfuter, qui
procède de l’esprit de finesse cher à Pascal et
sur lequel l’esprit de géométrie (ou la preuve
scientifique) n’a généralement pas de prise. »
(ibid. : 79-80)
C’est l’illumination de Siddhârta, l’eurêka
d’Archimède, la béatitude de Spinoza. L’idée de
vérité est toujours plus ou moins en rapport
avec l’idée de lumière, d’évidence, de certitude
profonde, bref d’une vérité qui résulte d’un passage soudain de la non-conscience à la conscience13 , de l’ombre de la caverne à la lumière
du jour.
« Il n’existe aucun chemin logique pour la découverte des lois élémentaires de l’univers.
L’unique chemin est l’intuition. Le mécanisme de
la découverte n’est pas logique et intellectuel.
Le concept d’inconscient dont parle Freud
apparaît
aujourd’hui
sérieusement
limité.
L’inconscient apparaît chez Freud comme la poubelle
de la conscience qui contient tout ce que la
conscience refuse et refoule. C’est cette dimension du
refoulé qui retient l’attention de Hentsch. Je crois
pour ma part qu’il faut aller plus loin. La nonconscience travaille toujours en coopération étroite
avec la conscience, elle en est le support. Qu’on
pense ici seulement à toute l’activité subcorticale du
système nerveux.
13
171
C’est une illumination subite, presque une extase. Ensuite, évidemment, l’intelligence analyse
et l’expérience confirme l’intuition. » 14
L’intuition15 ne s’oppose pas à la raison, elle
l’éclaire. Sa force et la puissance du sentiment
de certitude qui en découle provient justement
du fait que les révélations soudaines de
l’intuition apparaissent comme faisant sens. Ce
que Hentsch dit à propos du récit me semble
parfaitement valable en ce qui concerne
l’intuition, celle-ci s’offre « comme le moyen privilégié, le plus libre, le moins censuré, de notre
rapport au monde » (2002 : 17). L’âme de Platon
n’est peut-être rien d’autre que ce qui nous
parle, le plus souvent à notre insu, et que notre
société tente d’étouffer, de refouler et de faire
taire. La partie la plus vivante de notre être qui
nous met en harmonie avec le monde et qui,
au-delà des sens, nous permet d’entendre,
quelques fois, quand la raison veut bien se taire
et renoncer à son emprise sur notre conscience, le chant du monde.
J’ai noté cette citation d’Einstein donnée sans
référence à l’occasion d’un cours sur la
réorganisation neurofonctionnelle donné par Beatriz
et Sonia Padovan (Module III, Montréal, 20-23
novembre 2006).
15 Que Spinoza appelle la scienca intuitiva et qu’il
place au dessus de l’entendement et de l’imagination
en tant que troisième niveau de connaissance.
14
172
BIBLIOGRAPHIE
HENTSCH T. (2006) La mer, la limite, Montréal,
Héliotrope, Conjonctures.
HENTSCH T. (2005) Le temps aboli. L’Occident
et ses grands récits, Montréal, Presses de
l’université de Montréal.
HENTSCH T. (2003) La croyance, premières réflexions, Paris, Bréal.
HENTSCH T. (2002) Raconter et mourir. Aux
sources narratives de l’imaginaire occidental,
Montréal, Presses de l’université de Montréal.
HENTSCH T. (1993) Introduction aux fondements du politique, Ste-Foy, Presses de
l’université du Québec.
KANT E. (2006) Critique de la raison pure, Trad.
et présentation A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2006.
PLATON (1993) La République, Trad. P. Pachet,
Paris, Gallimard.
PLATON (2002) Phèdre, trad. Cl. Moreschini et
P. Vicaire, Paris, Les belles lettres.
POLO A.-L. (2001) La nef marrane, Ste-Foy,
Presses de l’université du Québec.
SPINOZA B. (1993) Éthique, Introduction, trad.,
notes et commentaires R. Misrahi, Paris, Presses universitaires de France.
SLOTERDIJK P. (2000 [1987]) Critique de la
raison cynique, trad. H. Hildenbrand, Paris,
Christian Bourgois.
WAGNER P. (2002) « Introduction » in Les philosophes et la science, sous la direction de P.
Wagner, Paris, Gallimard.
173
Téléchargement