LE MUTISME DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE MODERNE j Anne-Lise Polo On prend pour acquis que l’Occident existe comme une chaîne d’œuvres et d’événements […] qui de l’Antiquité jusqu’à nous font sens, dont nous nous sentons collectivement les héritiers et que nous inscrivons sans y penser dans le sens de l’histoire. Que l’histoire ait une direction et que nous, Occidentaux nous sentions porteurs de cette flèche du temps, voilà sans doute le trait le plus puissant et le moins questionné de notre conception du monde. (Raconter et mourir : 12) L’œuvre de Thierry Hentsch est, à proprement parler, déroutante. Elle s’articule à une quête de sens qui remet en question les idées reçues sur lesquelles se sont construites nos certitudes, en particulier cette idée de flèche du temps qui, dans la vision hégélienne du monde, conduit à l’avènement de l’homme universel en Occident. La conscience de l’Occident est marquée par la prétention exorbitante qui consiste à faire de son propre parcours particulier, un chemin de vérité universelle tracé par la marche rationnelle de l’histoire, une voie linéaire marquée par le progrès. Le destin de la civilisation occidentale consisterait à éclairer le monde, à conduire l’humanité vers son émancipation, politique, morale, intellectuelle. Nulle philosophie n’a autant que la philosophie des Lumières davantage cru dans cette mission, nulle philosophie ne s’est davantage « trompée sur elle-même, sur ses intentions et sur ses motivations » (2003 : 79). Loin de réaliser l’émancipation de l’homme, la pensée occidentale moderne nous a engagé « vers un destin que nous ne sommes plus trop certains de vouloir et que nous avons plus ou moins renoncé à comprendre » (2002 : 12). Emporté comme nous le sommes dans le maelström des vérités scientifiques et de l’innovation technologique, de la logique du marché et de la concurrence, nos vies semblent de plus en plus dirigées par un « progrès » qui se déroule désormais en dehors de toute finalité humaine. 145 Arrimée aux vérités de la science, la philosophie contemporaine n’a désormais plus grandchose à nous dire sur la place de l’homme dans le monde. Elle se réfugie de plus en plus dans les rares domaines qui lui sont encore ouverts : l’épistémologie et l’éthique1 . Le renversement du rapport entre science et philosophie, la seconde étant désormais à la remorque de la première2 , indique que l’homme d’aujourd’hui ne sait plus comment vivre. La philosophie contemporaine a renoncé à interroger notre façon d’être au monde pour se consacrer finalement à notre façon d’agir sur le monde. « Où est, pour nous mortels, la vérité de notre être au monde ? […] Voilà ce que notre époque […] ne sait plus trop et ne cherche guère à savoir. Voilà ce que je voudrais justement interroger pour tenter de mieux comprendre ce que nous disons ou taisons sur nous-mêmes aujourd’hui. » (ibid. : 11) La critique et la dénonciation de nos idées reçues ne sont qu’une étape préparatoire qui conduisent Hentsch à s’engager dans une réflexion éthique qui remet en question notre vision du monde, des autres et finalement de nous-mêmes. « Nous, Occident, savons qui nous Auxquelles Hentsch ajoute l’herméneutique. Notons que la séparation science/philosophie comme deux disciplines distinctes ne semble avoir aucun sens avant la modernité. Voir l’introduction de Pierre Wagner (2002 : 10-65). 1 2 146 sommes. Nous sommes à la fois l’aboutis– sement et la frontière en marche, le monde en puissance, le bras droit de l’Histoire, la fille aînée de la découverte et de la science. La contestation interne de notre propre hégémonie participe ellemême du mouvement novateur qui nous pousse en avant, nous les porteurs du monde. Nous sommes comme Œdipe avant la chute, rois et maîtres. Sans limites. Aveugles à notre aveuglement. Là où il n’y a pas de limite on ne voit rien. À commencer par la place qu’on occupe. » (2006 : 14-15) L’Occident est aveugle car il ne sait plus voir sa place dans le monde ; il est sourd car il ne veut rien entendre de l’autre et de tout ce qui le dérange ; il est muet car notre civilisation n’a plus rien à dire sur le sens de la vie et semble avoir raison de se taire. Se comprendre soi-même dans le monde est devenu, pour Thierry Hentsch, une urgence éthique pour notre civilisation. La connaissance de soi, au sens socratique, est à la fois la fin et le moyen de la connaissance, elle est au service de la conduite de la vie, le préalable à la connaissance du monde. Cette connaissance de soi n’est donc pas un repli sur soi ni une tentative narcissique d’introspection au service de l’indi– vidualisme de notre temps qui cherche son épanouissement dans sa « vie privée », alors même que la participation à la vie publique ne semble avoir d’autre fin que de servir l’ainsi-desuite économique. Le savoir qui commence par soi est la recherche de ce qui nous relie au 147 monde car « [s]auf à se suffire à elle-même dans une sorte de circularité autiste, la conscience se situe nécessairement dans son rapport à l’univers, aux autres » (1993 : 60). « L’intellectuel est cette part de moi-même qui réfléchit sur ma situation dans le monde. Une part de moi-même que j’aimerais appeler ‘avisée’. Non pas avisée d’elle-même, mais avisée de ce que tout questionnement du monde commence par un questionnement sur soi-même. Question de prudence, d’ouverture, de méthode. Et antidote contre le cynisme : s’interroger sur soi dans le monde fait de notre présence au monde une aventure inépuisable. » (ibid. : 103) Pour Hentsch, le mutisme de la philosophie aujourd’hui prend probablement sa source dans « notre moderne religion du savoir » (ibid. : 77). La critique du savoir moderne et la remise en question des idées reçues sur lesquelles ce savoir est construit, ne suffisent pas. La lecture de Platon intervient chez Hentsch comme un antidote : « La célèbre allégorie de la caverne, qui ouvre le livre VII de la République, révèle la condition misérable où l’humanité stagne de ne pas vouloir emprunter le dur chemin de la vérité. À se contenter des lueurs qui font danser l’ombre des simulacres sur les murs de l’antre où il est enchaîné, à se satisfaire de la pauvreté du monde où le laisse son aveuglement, l’homme vit terriblement en dessous de luimême. La caverne est notre cerveau. Poètes et imitateurs ne font qu’y accélérer la roue aux illusions ; ils soufflent sur les feux qui les projettent 148 sur l’écran de notre paresse. Seul l’amour de la sagesse peut nous guider hors de la foire aux chimères. Ainsi parle le philosophe. » (2002 : 18) Le mutisme de la philosophie moderne peut être imputé au fait qu’elle n’est tout simplement pas une philosophie, au sens où l’entendait Platon. Elle n’est pas amie de la sagesse. Loin de prolonger la philosophie grecque, la philosophie moderne rompt radicalement avec les exigences socratiques. C’est cette rupture qu’il s’agit de comprendre et que je m’efforcerai d’analyser. C’est en effet à la lumière des dialogues socratiques3 , que Hentsch nous invite à relire, qu’on peut, je crois, tenter de comprendre le mutisme de la philosophie contemporaine. De Platon à Kant, l’une des principales interrogations de la philosophie nous renvoie à ce qu’il nous est possible de connaître de la réalité du monde en soi. Pour le premier comme pour le second, la réalité du monde nous échappe. Mais alors que pour Platon, le vide, le manque constituent le moteur même du savoir, Kant balaie du revers de la main ce que l’homme ne peut connaître et l’engage sur la voie de ce qu’il peut faire. L’idée centrale de toute l’œuvre de Platon est que la pensée vise à dépasser l’ignorance en Le banquet, Phèdre, La République et le Phédon. Voir (2002 :153). 3 149 partant du constat de cette ignorance. La philosophie de Platon est tout entière animée par le désir de ce qui nous manque, de ce que nous ne saisissons pas, de ce que nous ne comprenons pas. Ce qui ressort de la lecture hentschienne de Platon, c’est justement la place accordée au manque : « Chez Platon le manque est une force. Il est le plus puissant levier de la pensée. » (2006 : 44). La connaissance chez Platon est animée par l’élan qui nous porte à surmonter notre incapacité à connaître. Être philosophe au sens rigoureux, c’est être amoureux de ce que l’on n’a pas, c’est être amoureux de cette connaissance inaccessible mais dont la beauté nous fait signe et nous interpelle et qui nous permet de nous mettre en mouvement, d’être vivant. La connaissance vraie reste inatteignable. Elle n’est peut-être accessible d’aucune manière comme le laisse entendre le Phédon, (66 d-e). Il ne s’agit peutêtre pas d’un simple effet de rhétorique comme le croit Hentsch (2002 : 175). On ne peut pas plus approcher de la vérité qu’Icare du soleil. Mais ce désir est le seul qui nous donne des ailes. Le philosophe n’est pas le sage, le nom de sage ne convient qu’à la divinité. La philosophie socratique ne craint pas de questionner le vide. Bien au contraire : « Son apport le plus vivant, et le plus négligé par la philosophie, c’est cette idée que le vide occupe au centre de notre être une place fertile qu’on ne peut ni ignorer ni combler. Il est une béance qu’il ne faut pas craindre de maintenir à vif. Vouloir l’obturer, que ce soit par 150 la paresse de l’esprit ou par l’excès des sens, c’est étouffer en nous le souffle sans lequel nous ne pouvons vivre et mourir qu’en dessous de nous-mêmes. » (ibid. : 193) L’héroïsme de la philosophie socratique tient à sa quête continuelle d’une richesse intellectuelle, contemplative. Elle passe par la curiosité amoureuse du monde : « Connaître n’est rien d’autre que tendre vers la beauté suprême qui ordonne le monde. » (ibid. : 168). Une beauté qui se situe à première vue hors du monde. Socrate, contrairement à ses prédécesseurs, renonce à connaître la nature, la phusis, pour interroger la condition humaine. Platon ne faitil pas dire à Socrate dans Phèdre que « la campagne et les arbres ne veulent rien [lui] enseigner, tandis que les hommes de la ville, eux, le font » (Platon 2002 : 13) ? C’est la source de ce que l’on appelle communément la rupture socratique. À force de voir en Platon ce qui nous prépare, nous oublions tout ce qui nous en sépare. Dans leur simplicité, dit Socrate à Phèdre vers la fin du dialogue, les sages se contentaient d’écouter le langage d’un chêne ou d’une pierre. Cette capacité s’est perdue. L’homme ne peut plus entendre le langage du monde. La nature reste inintelligible à l’homme tant et aussi longtemps que celui-ci ne se connaît pas lui-même : « je ne suis pas encore capable, comme le veut l’inscription de Delphes, de me connaître moi-même, dit Socrate à Phèdre ; je trouve donc ridicule, quand je suis dans l’ignorance sur ce point, d’examiner ce qui m’est 151 étranger. » (ibid. : 11) « Socrate aime la vie, affirme Hentsch, et respecte ses mystères. S’il admet ne rien savoir, c’est précisément par respect envers ce qu’il ignore. » (2003 : 29) Son entreprise ne s’accompagne pas d’un désenchantement général vis-à-vis du monde mais plutôt d’une tentative de briser les murs de la caverne pour nous permettre de contempler le monde tel qu’il est. L’analogie qui est présentée dans le Timée entre l’homme et le monde rappelle celle qui existe dans La République entre l’homme et la cité. Le microcosme est à l’image du macrocosme : la contemplation des étoiles nous permet de comprendre les révolutions de l’intelligence cosmique qui sont les mêmes que les opérations de la pensée et inversement, la contemplation de l’âme nous permet de connaître le monde dans son intelligibilité. Il existe une profonde analogie entre l’être de l’homme et l’être du monde. Se connaître soimême, en tant qu’homme, c’est connaître le vivant en nous et par extension hors de nous. La connaissance de soi n’est donc pas tout entière réflexive et narcissique. Elle est le préalable à la connaissance du monde. Notre corps nous cheville à la caverne. Nos expériences tangibles ne nous donnent accès qu’à une connaissance limitée du monde, de matière à matière. Et l’expérience tangible qui passe par les sens n’est qu’opinion. L’homme est appelé à dépasser la simple opinion, graduellement, pour accéder à la connaissance véritable, celle de l’âme qui nous ouvre à la réalité du monde. Car le 152 monde lui-même est vivant, c’est-à-dire animé par cette dimension invisible à nos sens mais perceptible à l’âme. Pour Platon, se connaître soi-même c’est donc s’ouvrir à la connaissance du monde au-delà de la dimension sensible perceptible immédiatement. L’âme est la voie de la connaissance vraie du monde car elle complète et corrige la connaissance concrète, matérielle du monde. La philosophie occidentale a occulté cette dimension, dit Hentsch. La pensée moderne tend à considérer la philosophie grecque, et en particulier la philosophie platonicienne, comme une étape qui ouvre la voie au désenchantement du monde4 . Hentsch propose de renverser cette conception du platonisme. La dualité entre le corps et l’âme telle que nous la comprenons à travers Nous le savons mais l’oublions constamment, la philosophie grecque se rattache à la philosophie égyptienne dont elle subit l’influence. Pour l’Égypte antique, l’homme est la mesure de toute chose, car comme le monde, il est composé d’éléments matériels et d’éléments immatériels. Dans la pensée égyptienne, tout être vivant est composé de neuf éléments : Khet renvoie au corps physique, Sa-Hou, au corps de lumière, au corps spirituel, Kâ à l’énergie vitale, Bâ à l’âme, Khaibit à l’ombre, aux pulsions, aux émotions, Ahk à l’esprit ou parcelle d’étincelle divine, Ab au cœur, à la conscience, Sekhen à la puissance, à la capacité de s’ouvrir aux énergies et enfin Ren, le nom, la vibration de l’être qui confère l’unité et l’harmonie des neuf niveaux. 4 153 l’héritage du christianisme nous empêche de comprendre que Platon « pense contre le corps avec le corps. Contre le monde dans le monde et à travers lui » (2006 : 176). La beauté intelligible du monde transite par le monde sensible. Le corps est certes la prison de l’âme « mais une prison ouverte aux rayons cosmiques de l’intelligence » (idem). L’immortalité de l’âme est comme la beauté du monde, un horizon qui permet à l’homme de se comprendre ici bas, la récompense du philosophe se trouve dans sa capacité à conduire sa vie, ici et maintenant, dans le monde éclairé par le soleil, le monde dans lequel se joue la tragédie humaine. Il n’est pas de plus grand bonheur que la contemplation de ce qui est. À l’opposé, le rapport entre l’homme et la nature en Occident prend sa source dans un mythe contraire à celui de la caverne, celui d’Adam et Ève expulsés du paradis après avoir mangé le fruit défendu. L’accès à la connaissance est la cause même de la déchéance de l’homme qui se voit refuser la vie éternelle et est chassé hors du jardin d’Éden, condamné désormais à travailler pour arracher à la terre sa subsistance5 . Connaissance et sortie de la naDu point de vue de la science moderne et de la théorie de l’évolution, ce mythe illustre le passage pour l’homme de l’état animal au statut proprement humain. C’est dans sa capacité à transformer la matière que l’homme devient un homme, c’est-à-dire une espèce plus développée que les autres. Toute la 5 154 ture sont donc clairement associées l’une à l’autre dans l’imaginaire occidental. Le rapport de l’homme au monde est marqué par cette rupture. La Renaissance va en quelque sorte renverser le mythe de la déchéance de l’homme et inaugurer une conception nouvelle du rapport de l’homme à la nature. L’humanisme, tout comme la peinture à la même époque, met l’homme au centre du monde6 mais celuici n’intervient plus que comme une toile de fond. L’homme occidental commence à se concevoir « comme maître[s] et possesseur[s] de la nature », vision qui s’abreuve encore au récit biblique mais qui va être renforcée par les grandes découvertes à partir de la fin du XVe siècle7 . La formule est de Descartes. Hentsch insiste sur la nuance du « comme » dans la formulation, nuance qui tombera aux oubliettes de l’histoire car ce qui domine la vision moderne, c’est bien le fantasme de l’homme à posséder et à maîtriser le monde. Bien que Descartes ne croie pas que l’homme soit la fin de la philosophie moderne est marquée par cet aspect essentiel du rapport de l’homme à la nature sur la base de son travail. 6 Ce qui constitue peut-être une consolation devant la découverte de l’héliocentrisme. Si la terre n’est plus le centre de l’univers, l’homme peut très bien prendre cette place. J’ai développé cette idée dans Polo (2001 : 3-9). 7 Dans Genèse I, 28, Dieu ordonne à l’homme de remplir et de dominer la terre. Voir (1993 : 37). 155 création, il n’en demeure pas moins qu’il affirme que toutes choses créées est à la disposition de l’homme dans la mesure où il peut en tirer quelque usage (cité dans Raconter et mourir : 412). Cette perspective utilitariste va largement dominer la pensée européenne et soutenir l’essor de la science moderne. La rupture entre l’homme et le monde, entre la pensée et la matière, passe par la distinction entre sujet et objet. Dans son chapitre consacré à l’héroïsme de la raison cartésienne (2002 : 397-415), Hentsch souligne les conséquences du Cogito ergo sum. La pensée est méthodologiquement première. Ce que le cogito implique, c’est le fait que la subjectivité se saisit ellemême, immédiatement, comme vécu, comme expérience de la réalité. Alors que la réalité du monde, la « réalité objective » devient relative, médiatisée par la conscience que le sujet a de lui-même. « Descartes renverse implicitement la priorité de la philosophie : son premier objet n’est plus le monde mais la pensée. » (2002 : 408) Le « je » est la seule réalité que puisse saisir le sujet pensant. Il peut douter de tout, en particulier de la vérité du monde qu’il perçoit à travers ses sens, mais pas de lui-même en tant qu’être pensant. Ainsi Hentsch en conclut que : « Celui qu’on regarde comme un des principaux penseurs de la modernité, loin d’établir ce qu’on a coutume d’appeler sans trop y penser ‘ l’objectivité’ de la science, en fonde malgré lui la subjectivité. » (ibid. : 414) Or, on peut légitimement se demander si l’objectivité ne découle 156 pas directement de la subjectivité cartésienne. Le primat du sujet est ce qui permet d’amorcer la rupture entre soi et le monde, c’est ce qui inaugure une distance. Descartes sépare la pensée du corps, l’esprit de la matière d’une façon beaucoup plus radicale que ne le fait Platon. La conscience n’est pas seulement le propre de l’homme, elle lui est désormais exclusive8 . C’est précisément cette distinction qui sépare Descartes de Spinoza. Pour Spinoza, la nature est à la fois matière et esprit. Elle est sans doute bien d’autres choses, puisqu’elle est composée par une infinité d’attributs, mais seules l’étendue et la pensée sont saisissables par l’être humain, limité par ce qu’il est dans sa compréhension de la réalité du monde. Pour Spinoza, la rupture opérée par Descartes entre sujet et objet relève d’une méconnaissance de la réalité du monde. De son point de vue, Descartes ne connaît ni Dieu, ni la véritable nature humaine. Pour Spinoza, la transcendance est une impasse qui conduit l’homme à concevoir la nature comme une manifestation concrète, comme une chose à sa disposition. Pour Spinoza, Dieu est en tout et tout est en Dieu. On ne peut donc pas réduire le monde à une chose. Spinoza prend le contre-pied de Descartes. Nous pouvons douter de tout, et en C’est si vrai qu’attribuer un esprit au monde est qualifié de superstition. La raison dans son combat contre la foi prolonge le combat du christianisme contre les religions païennes immanentistes. 8 157 particulier de notre capacité à connaître, mais pas de la réalité du monde, de ce qui est 9 . Sur cette voie, Spinoza ne sera pas suivi et on ne retiendra de Descartes que ce qui permettra d’instaurer la science et la technique comme le pouvoir du sujet à disposer du monde. Descartes échoue à maintenir dans un même arc de vérité physique et métaphysique. Ce Dieu, réceptacle de l’idée de vérité vers lequel l’homme doit tendre, ce Dieu qui pour Descartes est « la condition et la fin de la science » va se voir bientôt congédié, inutile. « La science n’a plus besoin de la Vérité, elle est à elle-même sa propre vérité en marche vers toujours plus de certitude. Il n’y a plus en elle de doute fondamental, lequel reste désormais enfermé dans la boîte étanche de la métaphysique ; il n’y a que de l’inconnu à ratisser et à ordonner avec les outils du savoir sous la gouverne de l’instrument suprême de la raison. » (1993 : 90) Kant est aux yeux de Hentsch, « le grand théoricien de ce passage » (2006 :50). Il a plus qu’aucun autre contribué très largement à entériner la rupture entre l’homme et le monde dans la mesure où il réduit le monde et la réalité du monde aux seuls phénomènes Hentsch se demande pourquoi Spinoza maintient la métaphore de Dieu pour parler de la nature. Il le fait sans doute parce que Yahvé signifie je suis celui qui est (Hentsch traduit par je suis celui qui suis). Le tétragramme reste donc parfaitement adéquat avec la conception immanente et ontologique de Spinoza. 9 158 perceptibles. Paradoxalement, la philosophie moderne part, avec Kant, du constat que la réalité du monde en soi nous échappe. Toutefois, plutôt que de tendre vers l’inconnu, d’être appelé par lui, la philosophie kantienne délimite le connaissable et s’en contente. « C’est sans doute le coup de force de la philosophie occidentale moderne. Platon est renversé, pour qui les seules vérités solides appartiennent au monde intelligible et immuable des Idées (ou Formes). Les Idées sont ce vers quoi la science platonicienne tend, elles constituent l’objet et le fondement de la connaissance vraie ; le reste, les phénomènes du monde sensible, ne relève pas de la science mais de l’opinion : celle-ci peut se révéler juste, mais sa vérité demeure aléatoire, circonstancielle. Kant retourne la vision platonicienne comme peau de lapin : le monde en soi, les noumènes, nous demeure à jamais inconnaissable, et la seule réalité dont la science puisse s’occuper, ce sont les choses telles que nous les percevons ou phénomènes. » (idem) Du point de vue de la philosophie kantienne, peu importe finalement ce que nous ne pouvons pas connaître, Dieu, les Idées ou la réalité du monde. L’homme raisonnable doit se contenter de la seule connaissance accessible, celle qui passe par son expérience du monde. La philosophie moderne renonce à la contemplation du monde mais non à lui arracher ses secrets. Dans la deuxième édition de la Critique de la raison pure, Kant place sa réflexion sous l’épitaphe à Baco de Verulamio, le grand pro159 moteur de la méthode expérimentale. La grande révolution scientifique introduite par Bacon dans son Novum Organum consiste à transformer notre rapport à la connaissance. La méthode expérimentale, selon Kant, a conduit les hommes de science à trouver la voie d’un savoir sûr : « Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même selon son projet, qu’elle devrait prendre les devants avec les principes qui régissent ses jugements d’après des lois constantes et forcer la nature à répondre à ses questions, mais non se laisser uniquement guider par elle pour ainsi dire à la laisse ; car sinon, des observations menées au hasard, faites sans nul plan projeté d’avance, ne convergent aucunement de façon cohérente vers une loi nécessaire que pourtant la raison recherche et dont elle a besoin. La raison doit s’adresser à la nature en tenant d’une main ses principes en vertu desquels seulement des phénomènes concordants peuvent avoir valeur de lois, et de l’autre main l’expérimentation qu’elle a conçue d’après ces principes, certes pour recevoir les enseignements de cette nature, non pas toutefois à la façon d’un écolier, qui se laisse dire tout ce que veut le maître, mais comme un juge dans l’exercice de ses fonctions, qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur soumet. Et en ce sens, même la physique ne saurait être redevable de la révolution opérée dans sa manière de penser qu’à l’idée selon laquelle c’est conformément (B XIV) à ce que la raison ellemême inscrit dans la nature qu’il lui faut y cher160 cher (sans lui prêter ses inventions) ce qu’elle doit apprendre d’elle, et dont elle ne saurait rien par elle-même. C’est par là que la physique a été pour la première fois placée sur la voie sûre d’une science, alors que durant de si nombreux siècles, elle n’avait été rien d’autre qu’un simple tâtonnement. » (Kant 2006 : 76) La science moderne découle de ce nouveau rapport que la philosophie des Lumières établit avec le monde. Avec Kant, le monde en soi est insaisissable. Il apparaît comme un miroir – et peu importe ce qu’il y a de l’autre côté – qui permet au sujet moderne de se contempler luimême. Les lois que doit comprendre la raison ne sont pas situées en dehors de cette raison, mais à l’intérieur. Kant légitime sans aucun doute une attitude qui imprègne déjà le monde de la science, mais il lui donne une expression sans ambiguïté qui pave la voie de la connaissance moderne. Désormais, l’homme est le seul détenteur de la connaissance parce qu’il est le sujet connaissant, conscient de lui-même et de sa capacité de penser. Le philosophe a bien conscience que les ombres projetées sur les murs de la caverne ne sont que des illusions, mais que lui importe puisqu’il se tient désormais derrière le feu et que c’est lui qui anime les figurines. Réduction lourde de conséquences puisqu’elle impose un rétrécissement de notre rapport au monde. La phénoménologie hégélienne dénoncera cette distinction entre la nature et l’homme. À la 161 suite de Parménide, Hegel affirme l’équation entre la pensée et la matière, entre l’être et l’esprit. Mais dans son délire, nous dit Hentsch, il fait coïncider le monde et la conscience de soi : « Cette équation entre la conscience de soi et la conscience du monde (qu’elle s’exprime comme certitude ou comme intention) n’envisage le monde qu’en tant qu’il est celui des humains et qu’il les concerne : c’est le monde de la conscience pour la conscience. Le monde se trouve réduit ou égalé (si l’idée de réduction paraît ellemême inutilement réductrice) à ce que l’homme pense que le monde est ou à ce qu’il désire que le monde soit. À cet égard, la Phénoménologie pousse l’humanisme à l’extrême : le monde n’est que pour l’homme et par l’homme. » (2005 : 217) D’une certaine façon la boucle est bouclée avec Hegel et à sa suite la philosophie occidentale n’a plus rien à dire. L’esprit universel s’accomplit désormais dans la marche de l’histoire. « Que Hegel l’ait voulu ou non, la Phénoménologie met fin à la philosophie, qui n’a dès lors plus rien à raconter. Ne reste plus que la science, laquelle est effectivité de l’esprit et du monde conjointement en acte. » (ibid. : 215) Les conquêtes de la science nous incitent « à voir le monde comme l’objet d’un savoir qui fait constamment reculer les limites de notre ignorance, alors même qu’un moment de réflexion suffirait à nous faire admettre que l’océan de cette ignorance restera toujours infini autour de 162 l’île de la science. » (1993 : 94) Ce n’est plus tant le désir de connaître qui nous anime, que les possibilités apparemment infinies de combler nos appétits insatiables. « Sans prétendre qu’il soit possible de sortir de la caverne, on peut légitimement se demander si la passion de connaître est vraiment à l’ordre du jour dans les casernes du savoir institué. La vénération que l’on y porte à la déesse science croît en fonction de la puissance qu’elle procure. Ce que nous adorons n’est pas la science elle-même mais l’aura qu’elle confère. » (ibid. : 99) La connaissance moderne est mutilée à partir du moment où l’homme renonce à la contemplation du monde pour s’engager dans la voie de son action sur le monde. Notre savoir moderne ne vise plus tant à connaître le monde qu’à le manipuler. Si l’objectivité voulait dire quelque chose, elle renverrait au monde luimême, affirme Hentsch. Elle pourrait signifier que le monde se dévoile à lui-même et que l’homo faber ne serait que l’agent révélateur d’une vérité latente en germe dans l’univers, vision qui reste proche de la conception antique du rôle de l’homme dans le monde10 . Mais un On trouve cette idée assez répandue dans la physique d’aujourd’hui, on parle du principe anthropique. Le monde dans son évolution aurait prévu l’avènement de l’homme, c’est-à-dire de la conscience pour que celui-ci témoigne de l’existence et de la perfection du monde. Cette physique là est très hégélienne dans son esprit… Voir ce que dit 10 163 homme qui n’est pas hors du monde, qui n’est pas un sujet séparé d’un objet. Tout au contraire, pour la science moderne, l’objectivité ne renvoie pas au monde, mais à la position du chercheur par rapport au monde, en dehors, au-dessus, position semblable à celle de l’artilleur11 . « Le concept même de nature, en tant qu’objet distinct de l’homme (de la culture) est éloquent : il indique notre propension à voir la nature (et le monde en général) comme quelque chose dont nous ne ferions pas complètement partie ; la nature devient l’altérité de l’homme, qui l’étudie en tant que telle, en tant qu’objet séparé de nous, voire hostile à notre espèce. La nature est ce dont il faut se défendre ; plus, ce qu’il faut conquérir, maîtriser, réduire, compartimenter, enrégimenter. » (2006 : 74) Oubliant la mise en garde kantienne, nous pensons en général que la science moderne a désormais affaire à la chose en soi. La science expérimentale, seul chemin sûr pour la connaissance vraie, se trouve désormais tributaire de notre capacité à manipuler la matière. Société du besoin et de la consommation, l’Occident propose un sens de la vie qui passe par la satisfaction de nos besoins matériels, au détriment de nos besoins spirituels. La ques- Hentsch (2005 : 218) à propos de l’astrophysique actuelle. 11 Voir (1993 : 95). En ce qui concerne la position de l’artilleur, voir Sloterdijk (2000 : 434-442). 164 tion de l’être n’est plus à l’ordre du jour dans la société de l’avoir. Platon nous avait pourtant mis en garde sur les dangers de construire une société sur les seuls appétits. La cité construite sur les besoins et non sur la justice est une société insatiable, condamnée à enfler démesurément au point de dépasser les limites du nécessaire, « une cité atteinte de fièvre » (Platon 1993 : 372e) dirigée par l’« acquisition illimitée de richesses, en transgressant les bornes de ce qui est nécessaire » (ibid. : 373d-e), bref une cité qui ne peut satisfaire ses désirs qu’en écrasant les autres et en leur faisant la guerre. La cité décrite par Platon au livre II de La République, et qui nous rappelle si étrangement la nôtre, est l’inverse de la cité idéale des philosophes basée sur la justice, c’est-à-dire sur la recherche de l’équilibre12 . Face à notre nouvelle religion de l’avoir et au culte d’une science de l’efficience, seul véhicule d’un savoir vrai sur le monde, « la philosophie, à laquelle le développement de la science offre Ici encore, la philosophie de Platon me semble beaucoup plus proche de la sagesse égyptienne que de la philosophie politique moderne. Le concept égyptien de Maât lie la notion de vérité à celle de justice. La loi universelle à laquelle tout être doit obéissance, est représentée par une plume blanche symbole de droiture, d’équité et de justice, soit de l’équilibre du monde. Chez Platon, la notion cardinale de justice est inséparable de celle d’équilibre, de cohérence et d’harmonie. 12 165 pourtant une inépuisable matière à réflexion, en est arrivée à se taire. » (2006 : 52) Le mutisme de la philosophie actuelle dont parle Hentsch peut être compris à la lumière de la discussion fascinante qu’il entreprend sur le rapport entre oralité et écriture à partir de la lecture du Phèdre. L’une des plus belles métaphores de Platon que retient Hentsch est celle des jardins de la connaissance. À la fin du Phèdre, Socrate oppose le discours vivant apte à émouvoir l’esprit à l’écrit figé, porteur d’érudition mais non de connaissance. Quelque chose de fondamental ne peut se transmettre par le biais de l’écriture mais seulement par celui des discours oraux qui « loin d’être stériles, portent une semence dont d’autres discours, poussant dans d’autres sortes d’âmes, seront en état de rendre chaque fois cette semence immortelle, et donneront à celui qui en est le dépositaire le plus grand bonheur qu’un homme puisse atteindre. » (Platon 2002 : 149) Les livres sont muets par définition. « L’écriture, présente, mon cher Phèdre, un grave inconvénient, qui se trouve du reste dans la peinture. En effet, les êtres qu’enfante celle-ci ont l’apparence de la vie ; mais qu’on leur pose une question, ils gardent dignement le silence. La même chose a lieu dans les discours écrits : on pourrait croire qu’il parlent comme des êtres sensés ; mais si on les inter-roge [sic] avec l’intention de comprendre ce qu’ils disent, ils se bornent à signifier une seule chose, toujours la même. Une fois écrit, chaque discours s’en va rouler de tous côtés, et 166 passe indifféremment à ceux qui s’y connaissent et à ceux qui n’en ont rien à en faire ; il ignore à qui il doit, ou ne doit pas s’adresser. Si des voix discordantes se font, [sic] entendre à son sujet, s’il est injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père. À lui seul, il est incapable de repousser une attaque et de se défendre luimême. » (ibid. : 145) À l’opposé, l’art oratoire vrai, la dialectique, est un art vivant et animé dont le discours écrit n’est qu’un simulacre : c’est le discours qui s’écrit avec la science dans l’âme de l’homme qui apprend ; celui qui peut se défendre luimême, qui sait parler ou se taire devant qui il faut. « [L’homme qui a la science du juste, du beau, du bien] n’ira donc pas sérieusement écrire sur l’eau ces choses-là ; il ne sèmera pas, au moyen d’encre et avec un roseau, dans des discours incapables de se défendre par euxmêmes par la parole, comme d’enseigner convenablement la vérité. […] Mais il est une façon plus belle […] : c’est quand, usant de la dialectique, et prenant l’âme qui est faite pour cela, on y plante et on y sème, avec la science, des discours capables de se défendre eux-mêmes aussi bien que celui qui les a plantés, des discours qui, loin d’être stériles, portent une semence dont d’autres discours, poussant dans d’autres sortes d’âmes, seront en état de rendre chaque fois cette semence immortelle, et donneront à celui qui en est le dépositaire le plus grand bonheur qu’un homme puisse y atteindre. » (ibid. : 147-149) 167 Socrate pose ici une analogie entre le vrai et le vivant. La métaphore du jardin de la connaissance n’est pas seulement belle, elle nous place, à l’égard de la vérité dans le même rapport qu’à l’égard de la nature : la parole est vivante. « Tout discours doit être constitué à la manière d’un être vivant car il s’adresse à la mobilité de l’âme, au vivant par excellence, c’est donc un discours lui-même animé par une âme. » (Phèdre, cité dans 2002 : 152) Pour Socrate, la vérité ne peut jaillir, « par étincelles, que du choc des paroles. » (2006 : 23) La vérité ne peut donc naître que d’un échange d’âme à âme. Le discours comme l’écrit sont tous les deux soumis aux aléas de la mémoire, de l’incompréhension. On peut aussi bien entendre sans écouter que lire sans comprendre. Ce qui me semble très pertinent dans le discours de Socrate, c’est ce qu’il dit de la position du savoir et qui nous concerne aujourd’hui au plus haut point. Thamous rétorque à Theuth que loin d’être un remède, le pharmakon est un poison : « Et toi, comme tu es le père de l’écriture, par bienveillance tu lui attribues des effets contraires à ceux qu’elle a. Car elle développera l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise, par la négligence de la mémoire ; se fiant à l’écrit, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non du dedans, et grâce à l’effort personnel, qu’on rappellera les souvenirs. […] Quant à la science, tu en fournis seulement le semblant à tes élèves et non la réalité. Car, après avoir beaucoup appris dans les livres 168 sans recevoir d’enseignement, ils auront l’air d’être très savants, et seront la plupart du temps dépourvus de jugement, insupportables de surcroît parce qu’ils auront l’apparence d’être savants sans l’être. » (Platon 2002 : 143) La mise en garde de Socrate a de quoi nous faire réfléchir. Nous sommes, aujourd’hui, dans notre rapport au savoir dans la même position que dans notre rapport à la nature, un rapport d’extériorité. L’écriture nous permet de projeter le savoir à l’extérieur de nos têtes. Et nous considérons cela comme un progrès. Notre civilisation privilégie les connaissances à la connaissance. Le mot science renvoie à un savoir systématique et cumulatif régi par des disciplines qui fragmentent la connaissance. L’idée de la flèche du temps et du progrès est ici tellement ancrée dans notre imaginaire que la plupart d’entre nous considère que la science progresse sur une tangente qui nous rapprocherait toujours plus de la vérité quoi que nous sachions ne pouvoir jamais l’atteindre. Cette conception d’un savoir progressif, cumulatif, s’articule à l’écriture, ou ne devrait-on pas dire à la production des écrits ? Nous ne sommes pas montés sur les épaules des géants grecs, mais sur une montagne de livres qui est notre tour de Babel. Sans l’imprimerie, une telle vision du savoir et de son rapport à la vérité serait impossible. Loin de s’élever vers le soleil comme le fait tout vivant, le savoir mis à plat dans l’écriture poursuit un chemin linéaire et temporel qui court vers l’horizon sans jamais 169 pouvoir l’atteindre. Cette linéarité qui imprègne notre savoir pourrait cependant finir par revenir à son point de départ, comme le ferait un avion qui volerait tout droit. Pour l’heure, il semble bien que la philosophie contemporaine a perdu toute capacité à contempler le monde, elle a « délaissé la Grundfrage, la question fondamentale de notre présence au monde » (2006 : 52). Si la philosophie occidentale semble aujourd’hui à bout de souffle, c’est peut-être qu’elle a depuis longtemps cessé de s’étonner: « L’étonnement, tel la mer, est chez l’homme la forme ‘toujours recommencée’ de l’amour du monde. Au-delà de la beauté ou confondu avec elle, peu importe : la question de l’être, l’être comme question. » (ibid. : 49) « Plutôt que de se maintenir dans l’étonnement, dans l’indécision, dans l’ouverture au monde, elle n’a pas pu résister à la clôturer par des réponses . » (ibid. : 50) La grande erreur des Lumières est sans doute d’avoir placé « la Raison avec un R majuscule au principe de l’univers et au centre du gouvernement des choses humaines. » (1993 : 38) Si la Raison domine la pensée moderne, c’est parce qu’elle participe à ce besoin humain de catégoriser, de segmenter, bref de clôturer le savoir comme quelque chose qu’elle peut contrôler. Or la Raison n’est ni le seul ni même le meilleur moyen de connaître. La raison nous permet de maîtriser des savoirs, elle ne nous permet pas d’atteindre la connaissance : « cette zone floue et 170 essentielle de l’expérience humaine par laquelle, pour peu que nous y prêtions attention, nous sommes en contact intime, empathique avec les choses, soit une appréhension intérieure ou intuitive qui ne se laisse ni démontrer ni réfuter, qui procède de l’esprit de finesse cher à Pascal et sur lequel l’esprit de géométrie (ou la preuve scientifique) n’a généralement pas de prise. » (ibid. : 79-80) C’est l’illumination de Siddhârta, l’eurêka d’Archimède, la béatitude de Spinoza. L’idée de vérité est toujours plus ou moins en rapport avec l’idée de lumière, d’évidence, de certitude profonde, bref d’une vérité qui résulte d’un passage soudain de la non-conscience à la conscience13 , de l’ombre de la caverne à la lumière du jour. « Il n’existe aucun chemin logique pour la découverte des lois élémentaires de l’univers. L’unique chemin est l’intuition. Le mécanisme de la découverte n’est pas logique et intellectuel. Le concept d’inconscient dont parle Freud apparaît aujourd’hui sérieusement limité. L’inconscient apparaît chez Freud comme la poubelle de la conscience qui contient tout ce que la conscience refuse et refoule. C’est cette dimension du refoulé qui retient l’attention de Hentsch. Je crois pour ma part qu’il faut aller plus loin. La nonconscience travaille toujours en coopération étroite avec la conscience, elle en est le support. Qu’on pense ici seulement à toute l’activité subcorticale du système nerveux. 13 171 C’est une illumination subite, presque une extase. Ensuite, évidemment, l’intelligence analyse et l’expérience confirme l’intuition. » 14 L’intuition15 ne s’oppose pas à la raison, elle l’éclaire. Sa force et la puissance du sentiment de certitude qui en découle provient justement du fait que les révélations soudaines de l’intuition apparaissent comme faisant sens. Ce que Hentsch dit à propos du récit me semble parfaitement valable en ce qui concerne l’intuition, celle-ci s’offre « comme le moyen privilégié, le plus libre, le moins censuré, de notre rapport au monde » (2002 : 17). L’âme de Platon n’est peut-être rien d’autre que ce qui nous parle, le plus souvent à notre insu, et que notre société tente d’étouffer, de refouler et de faire taire. La partie la plus vivante de notre être qui nous met en harmonie avec le monde et qui, au-delà des sens, nous permet d’entendre, quelques fois, quand la raison veut bien se taire et renoncer à son emprise sur notre conscience, le chant du monde. J’ai noté cette citation d’Einstein donnée sans référence à l’occasion d’un cours sur la réorganisation neurofonctionnelle donné par Beatriz et Sonia Padovan (Module III, Montréal, 20-23 novembre 2006). 15 Que Spinoza appelle la scienca intuitiva et qu’il place au dessus de l’entendement et de l’imagination en tant que troisième niveau de connaissance. 14 172 BIBLIOGRAPHIE HENTSCH T. (2006) La mer, la limite, Montréal, Héliotrope, Conjonctures. HENTSCH T. (2005) Le temps aboli. L’Occident et ses grands récits, Montréal, Presses de l’université de Montréal. HENTSCH T. (2003) La croyance, premières réflexions, Paris, Bréal. HENTSCH T. (2002) Raconter et mourir. Aux sources narratives de l’imaginaire occidental, Montréal, Presses de l’université de Montréal. HENTSCH T. (1993) Introduction aux fondements du politique, Ste-Foy, Presses de l’université du Québec. KANT E. (2006) Critique de la raison pure, Trad. et présentation A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2006. 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