La survie juvénile comme moteur des fluctuations des

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STRATÉGIE NATIONALE POUR LA BIODIVERSITÉ
La survie juvénile comme moteur des fluctuations
des populations de grands herbivores :
l’exemple du bouquetin des Alpes
Carole Toïgo, Daniel Blanc, Jacques Michallet & Francois Couilloud
CONTEXTE DE L’ÉTUDE
Chez les populations d’ongulés réintroduites, il est connu que la dynamique des populations montre généralement une
phase de croissance exponentielle avant de se stabiliser par des phénomènes de densité-dépendance, qui se traduisent par
une diminution des performances démographiques des individus constituant la population. La raréfaction des ressources
alimentaires, un terrain épidémiologique favorable, la diminution de la disponibilité de zones particulières (zones de mise-bas,
zones « refuge » hivernales pour les espèces de montagne), qui surviennent quand un grand nombre d’individus viennent à se
partager un habitat, sont les facteurs qui sont le plus souvent avancés pour expliquer la densité-dépendance.
Tous les paramètres démographiques ne répondent pas avec la même sensibilité à une augmentation de la densité. De
récentes études comparatives ont montré que les paramètres démographiques qui avaient la plus forte élasticité (i.e. dont une
variation relative avait le plus fort impact sur le taux de multiplication de la population) avaient été « canalisés » évolutivement,
de manière à être élevés et peu variables, et qu’ils étaient en conséquence tamponnés contre les variations environnementales
(dont la densité). Au contraire, les paramètres qui ont le moins d’influence sur le taux de multiplication (faible élasticité) sont plus
variables, et fluctuent plus rapidement en réponse à des détériorations de l’environnement (Gaillard & Yoccoz, 2003). Chez les
ongulés, l’élasticité de la survie adulte est très élevée, par rapport à celle des paramètres de reproduction. Conformément à cette
théorie, et à quelques études empiriques, on s’attend à des réponses séquentielles de la survie juvénile, de l’âge de primiparité,
de la fécondité, puis de la survie adulte (Eberhardt, 2002).
C’est dans ce cadre que nous nous proposons d’étudier la dynamique de la population de bouquetin des Alpes introduite dans
le massif de Belledonne en 1983. Après plus de 20 ans, des mécanismes de densité-dépendance sont attendus, déjà pressentis
par la diminution des performances biométriques des mâles (Michallet & Toïgo, 2006).
Méthode :
Capture-Marquage-Recapture
L’étude s’est déroulée sur la population de
bouquetin des Alpes réintroduite en 1983 dans
le massif de Belledonne-Sept-Laux. Depuis
1984, des campagnes de captures ont lieu
chaque printemps : les animaux sont alors
équipés de marques auriculaires et peuvent
être suivis visuellement.
Un comptage a été réalisé sur l’ensemble de la
réserve chaque printemps entre 1984 et 1994,
puis en 2006 et 2007. L’effectif de la population a été estimé à partir de ces comptages par
l’indice de Petersen-Lincoln : NPOP = (n + 1) *
MTOT/(m + 1), avec n : nombre total d’individus
vus lors du comptage, MTOT : nombre total
d’animaux marqués vivants dans la population, et m : nombre d’animaux marqués vus
lors du comptage. Ce sont ces estimations que
nous avons utilisées pour retracer la cinétique
de la population.
De 1983 à 2007, 168 femelles (âgées entre
1 et 13 ans) ont été marquées. La survie
par classe d’âge de ces individus a été
estimée à l’aide de la méthode de capturerecapture (visuelle) (Toïgo et al., 2007a et
2007b).
La fécondité des femelles marquées a pu être
déterminée individuellement par observation, permettant d’avoir une estimation de la
fécondité par classe d’âge. Le gonflement de
la mamelle chez les étagnes allaitantes est
visible à la longue-vue, et nous avons utilisé
ce critère pour déterminer le statut reproducteur des femelles marquées. Cette méthode
présente l’avantage de ne pas considérer
comme non reproductrice une femelle qui se
serait éloignée d’un groupe pour s’alimenter,
en laissant son cabri au sein du groupe, ce qui
arrive très fréquemment. Le statut reproducteur individuel a été déterminé chaque année
de 1995 à 2001, puis en 2006 et 2007. Avant
ONCFS - Rapport scientifique 2007
11
STRATÉGIE NATIONALE POUR LA BIODIVERSITÉ
1995, la proportion de femelles reproductrices
a été estimée en divisant le nombre de cabris
par le nombre de femelles vues lors de circuits
pédestres. Cet indice ne permet pas de prendre
en compte la structuration en âge du succès
de reproduction, et ne sera pas utilisé ici.
Comme chez la plupart des ongulés, du fait de
la difficulté majeure de capturer des cabris, il
reste une inconnue dans les paramètres démographiques : la survie juvénile. Ce paramètre a
été estimé par construction de modèles matriciels de Leslie, en cherchant à caler le taux de
multiplication fourni par ces modèles avec celui
estimé à partir de la cinétique de la population.
Résultats
Du biais des comptages…
Pour les espèces vivant en zone de montagne,
on considère généralement que les comptages
peuvent être fiables du fait de l’ouverture du
milieu qui rend les animaux facilement observables (contrairement à ce qui est maintenant
largement admis pour les espèces vivant en
milieu forestier, comme le cerf ou le chevreuil,
pour lesquelles des méthodes alternatives ont
été développées). Les comptages réalisés dans
notre zone d’étude montrent qu’il faut être
plus réservé. En effet, la proportion d’individus
marqués et vivants, qui a été observée lors de
chaque comptage est plutôt faible (jamais plus
de 60 %), et surtout très variable d’une année à
l’autre (elle a varié entre 3 et 60 %, tableau 1).
Ces résultats appellent donc à la prudence
quant à la fiabilité des comptages, même en
zone de montagne, et même sur une espèce
peu farouche et facilement observable.
Une stabilisation numérique
La population a montré une croissance exponentielle après son introduction : elle est
passée de 20 animaux en 1983 à près de
400 en 1994, avec un taux de multiplication
annuel (λ) de l’ordre de 1,28, un des plus forts
12
ONCFS - Rapport scientifique 2007
connus pour une population d’ongulé monotoque (1) vivant en milieu naturel. En 2006 et
2007, la population a été estimée respectivement à 1 030 et 1 070 individus. Nous
n’avons malheureusement pas d’information
sur la cinétique de la population entre 1994
et 2006. Si la croissance de la population a
été linéaire entre 1994 et 2007 alors le taux
de multiplication sur ces 13 années a été de
(1 070/400)1/13 = 1,08. Il est fort probable
que la diminution de λ ait été progressive.
Les performances biométriques des mâles
ont chuté à partir de 1997. Si la croissance
exponentielle de la population s’est poursuivie
jusqu’en 1997, le taux de multiplication entre
1997 et 2007 serait alors égal à 1,03. Quoiqu’il en soit, comme attendu, la croissance de
la population a fortement diminué, après une
phase de forte croissance (figure 1).
Une survie adulte stable
La survie des femelles présente un patron à
4 classes d’âge, classique pour les ongulés,
et est restée constante sur toute la période
de l’étude, indépendamment de l’âge. Elle
est remarquablement élevée entre 1 et 7 ans
(S1 an = 1, S2-7 ans = 0,99, S8-12 ans = 0,87 et
Tableau 1 : Nombre d’animaux marqués vus
(m) et vivants (M) lors du comptage annuel de
bouquetin des Alpes dans la réserve de Belledonne, et % (m/M*100).
Notre étude vise à comprendre quels sont les
paramètres démographiques responsables de
cette stabilisation de la population, en estimant
la survie et la fécondité, et en analysant des
modèles matriciels de Leslie. Comme c’est
encore classique dans ce type d’études matricielles, nous nous focaliserons par la suite sur
la partie « femelle » de la population.
(1) qui produit en moyenne un seul jeune par an.
année
m
M
%
1984
6
10
60
1985
5
10
50
1986
3
12
25
1987
5
21
24
1988
11
28
39
1989
9
34
26
1990
20
43
47
1991
23
50
46
1992
8
51
16
1993
2
72
3
1994
22
88
25
2006
102
281
36
2007
93
319
29
Figure 1 : Cinétique de la population de bouquetin des Alpes de Belledonne, établie à partir de
l’estimateur de Petersen-Lincoln calculé sur les données des comptages printaniers.
1 100
1 000
900
800
λ = 1,08
700
N 600
500
400
300
200
100
0
λ = 1,28
83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94
année
99
06 07
STRATÉGIE NATIONALE POUR LA BIODIVERSITÉ
S> 12 ans = 0,80) (voir Toïgo et al., 2007a et
2007b pour plus de détails).
1994-2000 et 2001-2007 (figure 3). Ce déclin
de la fécondité entre les deux périodes affecte
toutes les classes d’âge, excepté les femelles
sénescentes (tableau 2).
Une reproduction en baisse
La fécondité est structurée en âge, avec une
faible proportion de femelles qui se reproduisent à 2 ans (âge de primiparité), forte entre
3 et 12 ans (phase adulte), puis qui décline
à partir de 13 ans (phase de sénescence)
(figure 2).
La proportion de femelles adultes qui se
reproduisent a diminué de 0,84 à 0,76 entre
L’estimation de la survie juvénile
par les modèles matriciels
La survie juvénile a été estimée à partir
de matrices de Leslie à 5 classes d’âge,
construites avant la phase de reproduction
(figure 4). Nous avons, comme classiquement, considéré une sex-ratio équilibrée à la
naissance.
proportion de femelles
reproductrices
Figure 2 : Fécondité des femelles de bouquetin des Alpes en fonction de l’âge.
1
0,9
0,8
0,7
0,6
0,5
0,4
0,3
0,2
0,1
0
1
2
3
4
5
6
7
8
9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
âge (années)
Figure 3 : Proportion de cabris par femelle adulte (entre 3 et 12 ans) entre 1994 et 2007.
1
Pour la période 1994-2000, une survie juvénile
de 0,9 aboutit à un λ de 1,22, plus faible que le
λ de 1,28 obtenu par comptage entre 1983 et
1994. Mais il est fort probable qu’entre 1994 et
2000, années sur lesquelles la fécondité a été
estimée, le taux de multiplication de la population ait commencé à baisser.
Après 2000, lorsque seuls les paramètres
de reproduction sont modifiés, le λ reste
élevé (1,18). Une survie juvénile égale à 0,40
engendre un λ de 1,05.
La survie juvénile, moteur des populations
d’ongulés
Comme attendu sur une population réintroduite, la population de bouquetin de Belledonne
a montré une phase de forte croissance exponentielle après son introduction, avant de se
stabiliser autour d’une croissance faible (de
l’ordre de 5 % par an). Ce fort ralentissement
de la croissance de la population n’est en
aucun cas lié à une diminution de la survie des
adultes (1 an et +). En effet, les taux de survie
annuelle sont forts, et sont restés constants
sur les 25 années d’étude.
Une diminution des performances reproductives des femelles de 2 à 12 ans est pour
partie responsable de cette stabilisation de
la population. Cette diminution a été très
prononcée chez les jeunes femelles. L’âge de
primiparité est resté à 2 ans, mais seule une
faible proportion des femelles de 2 et 3 ans
se sont reproduites à partir de 2001. Aucune
0,9
Tableau 2 : Fécondité par classe d’âge des
femelles de bouquetin des Alpes dans la
population de Belledonne entre 1994 et 2000,
et à partir de 2001.
0,8
p
0,7
1994-2000 2001-2007
0,6
0,5
1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008
année
2 ans (f1)
0,39
0,13
3 ans (f2)
0,77
0,56
4-12 ans (f3)
0,84
0,76
13 ans et + (f4)
0,12
0,11
ONCFS - Rapport scientifique 2007
13
STRATÉGIE NATIONALE POUR LA BIODIVERSITÉ
diminution des performances reproductives
des vieilles femelles n’a été mise en évidence.
Il est probable que ce résultat soit lié à un biais
d’échantillon plutôt qu’à une raison biologique.
En effet, seul un faible nombre de vieilles
femelles marquées a pu être observé.
Cependant, la seule diminution des performances reproductrices des femelles ne peut
expliquer la stabilisation de la population. En
effet, tous paramètres étant égaux par ailleurs,
la population montrerait un taux de croissance de près de 20 % avec les paramètres
de reproduction actuels. Une forte chute de
la survie juvénile (de 0,90 à 0,40) mène au λ
observé.
tions d’ongulés, du fait de sa forte variabilité,
malgré un faible impact relatif sur le taux de
multiplication.
Ces résultats rejoignent les travaux de Gaillard
et al. (1998) qui ont émis l’hypothèse que la
survie juvénile était le moteur des popula-
Figure 4 : Histoire de vie du bouquetin des Alpes et paramètres entrant dans les matrices de
Leslie. Les valeurs par classe d’âge et par période des fécondités (f) sont indiquées dans le
tableau 3, les valeurs par classe d’âge des taux de survie (S) dans le texte.
S1
S2
S2
S2
S4
S3
1 an
2 ans
3 ans
f1 *S 0
f2 *S 0
4-12 ans
> 12 ans
f3 *S 0
f4 *S 0
BIBLIOGRAPHIE
• Eberhardt L. (2002) – A paradigm for population analysis of long-lived vertebrates. Ecology 83: 2841-2854.
• Gaillard J.M., Festa-Bianchet M. & N.G. Yoccoz (1998) – Population dynamics of large herbivores: variable recruitment with constant adult survival.
Trends in Ecology and Evolution 13: 58-63.
• Gaillard J.M. & N.G. Yoccoz (2003) – Temporal variation in survival of mammals: a case of environmental canalization? Ecology 84: 3294-3306.
• Toïgo C., Gaillard J.M., Festa-Bianchet M., Largo E., Michallet J. & D. Maillard (2007a) – Sex- and age- specific survival in the highly dimorphic Alpine
ibex: evidence for a conservative life history tactic. Journal of Animal Ecology 76: 679-686.
• Toïgo C., Michallet J., Blanc D., Couilloud F., Gaillard J.M., Festa-Bianchet M. & D. Maillard (2007b) – Vivre longtemps pour mieux se reproduire ? La
stratégie conservatrice du bouquetin des Alpes. Rapport Scientifique ONCFS 2006, 6-9.
ABSTRACT
Juvenile survival as a driver of ungulate population dynamics : the case of Alpine ibex
Carole Toïgo, Daniel Blanc, Jacques Michallet & Francois Couilloud
䊏 Adult survival in large herbivores, because of its high elasticity on population growth rates (λ), is supposed to have been evolutionarily
canalised to be high and little variable over a large range of environmental conditions. On the contrary, juvenile survival is expected to be
extremely variable in response to environmental variations. Thus, despite its low relative impact on the population growth rate, juvenile
survival is suspected to be the driver of ungulate population dynamics through its strong variability, in contrast to the stability of adult
survival.
䊏 The dynamics of the Belledonne 7 Laux Alpine ibex population provided empirical support to this theory. After a phase of rapid colonisation,
with λ ~1.30, the population stabilized (λ ~ 1.05). Adult survival was very high and remained stable throughout the study, and only a very
strong decrease of juvenile survival could explain the current λ.
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