labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 11 CHAPITRE 1 L’OCÉAN MONDIAL « La grenouille au fond de son puits ne connaît pas l’océan » Proverbe japonais Habitués que nous sommes à une information omnidirectionnelle envahissante, nous n’avons pas souvent une vision réaliste du peu de temps depuis lequel l’humanité prend réellement en compte l’existence de l’Océan et ses interactions dans la vie de tous les jours. Alors que l’humain marche sur le sol ferme depuis quelque huit à dix millions d’années, il n’y a guère que cinq cents ans que nous commençons à mesurer que, contrairement à ce que nous pensions et vivions depuis toujours, nous ne sommes pas des terriens mais des îliens. De grands esprits avaient certes perçu depuis des siècles que notre terre était une sphère mais, faute de moyens de le prouver, on n’en tirait aucune leçon pratique et il est encore de nombreux endroits où l’affirmation que la terre est plate ne troublerait pas grand monde. Si tout un chacun quand il mettait le nez à la margelle de son puits ne pouvait empêcher son imagination de s’envoler et parfois ses rêves de prendre corps, ce fut très longtemps dans des mers fermées où seuls s’aventuraient, le long des côtes le plus souvent, des marins audacieux ou inconscients 1 tandis que la majorité des populations répugnaient à affronter cet élément liquide qui faisait peur et où elles plaçaient de multiples monstres et bien des horreurs de l’au-delà. Cinq cents ans ! Ce n’est rien dans notre Histoire. Aussi n’en sommes-nous qu’aux balbutiements en fait de connaissances, et par suite d’applications multidomaines à partir de cette immensité fluide qui nous entoure de toutes parts. Pour les approcher, il faut successivement rappeler, sans y insister, ses caractéristiques générales, et d’autre part, celles de « l’activité maritime » globale qu’il génère, car 1 Même si l’on prenait au sérieux l’hypothèse controversée d’un déplacement des Solutréens vers l’Amérique du Nord il y a quelque vingt mille ans, il n’aurait pu se produire que le long de la banquise qui recouvrait l’Atlantique nord user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 12 PENSER L’OCÉAN AVEC MIDWAY c’est en s’appuyant sur l’ensemble que l’on peut aborder ce que l’Océan apporte à la formation, à la pensée et à la conduite des personnes comme des sociétés. CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES 2 Les géographes aimant les classifications, les subdivisions, les exceptions… ont l’habitude de désigner cinq ou six océans et de multiples mers, épicontinentales, méditerranéennes, voire intérieures, n’ayant que peu ou pas de contact avec le large. Cela est bon pour la facilité des études et des exposés, mais pour le marin et de plus en plus pour le terrien, il n’est qu’un seul océan, l’Océan mondial. Il entoure tout, il est la source et la fin de tout. Sans cet Océan, il n’y a pas de vie sur Terre, car c’est lui qui donne cette température unique dans l’espace faisant, à notre connaissance, la seule planète à être habitée. L’Océan mondial : 361 300 000 km2 Les océans Atlantique Arctique Indien Pacifique 91 600 000 km2 14 800 000 km2 76 100 000 km2 178 700 000 km2 Surface habitable par les hommes : (à laquelle il faut retrancher les montagnes et les déserts). Principales mers Arabo-persique Baltique Bengale Béring Caraïbes Chine méridionale Chine septentrionale Corail Japon Malaisie Méditerranée Noire Okhost Oman Philippines 133 620 000 km2 23 000 km2 420 000 km2 2 172 000 km2 2 300 000 km2 2 750 000 km2 2 200 000 km2 750 000 km2 4 007 000 km2 970 000 km2 8 142 000 km2 2 500 000 km2 420 000 km2 1 600 000 km2 3 680 000 km2 5 720 000 km2 Figure 1 : L’Océan mondial 12 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 13 CHAPITRE 1 : L’OCÉAN MONDIAL Avec une surface de 361 millions de km2, soit 70,3 % de la surface du globe, il représente un volume de 1,4 milliard de km3. Sa température varie de -1,7° à 30° en surface et de -1° à 30° en profondeur suivant les lieux, contre une température moyenne de 25° pour les terres émergées, avec une profondeur moyenne de 3 800 mètres contre 800 mètres d’altitude moyenne pour les terres. L’Océan mondial est unique, très varié dans ses grands bassins – Pacifique, Atlantique, Indien, calotte Arctique (cf. annexe 1 : Les grands bassins océaniques) –, et les cartes actuelles permettent de mieux voir quelle faible part physique il réserve aux hommes que nous sommes. Elles sont à l’opposé de celles qui ont eu cours pendant longtemps où l’on se plaçait toujours au centre, générant de considérables erreurs d’appréciation avec de désastreuses conséquences. L’Europe fut particulièrement concernée par deux de ces grandes théories, celle de Mac Kinder, le Britannique, opposant la terre et la mer dans un bipolarisme simplificateur, et surtout celle de Haushoffer, l’Allemand, partageant le monde en quatre zones verticales, dont l’influence ne fut pas négligeable dans les décisions conduisant à la deuxième guerre mondiale européenne. Nous sommes la Planète bleue, sur laquelle une monade de plus de six milliards d’humains en augmentation pour encore quarante à cinquante ans vit environnée par 70,3 % d’eaux marines réparties entre cinq grandes îles 3 et une myriade d’îles et d’îlots de toutes formes et tailles, tandis qu’un continent « invivable », l’Antarctique, reste pour le moment l’objet des seules observations et expérimentations scientifiques. Mais le plus surprenant de l’Océan mondial, bien que l’on y pense rarement, ce sont ses eaux. Nous n’avons pas encore véritablement percé le secret de sa présence formidable sur la Terre, car aucune hypothèse sur son origine n’est vraiment satisfaisante. Il en est de même de sa composition car elle comprend, en quantités infinitésimales, la totalité des minéraux terrestres, en même temps qu’elle est un incroyable et immense foyer de vie sous-marine, végétale et animale. Elle revêt aussi de nombreux aspects négatifs : corrosion, stérilité, opacité, hostilité, humidité, dangers, humeurs… Mais au-delà de ces définitions et de sa dimension horizontale largement développées dans de multiples études, il est d’autres caractéristiques dont on se soucie relativement peu et qui sont pourtant essentielles. Les poètes, y compris Saint-John Perse, à l’exception de Jules Verne, ce magnifique poète de l’Aventure, sont rarement allés en dessous de la surface de la mer à laquelle ils ont consacré l’essentiel de leur talent ; mais l’Océan est bien plus complexe que cette seule dimension horizontale quand bien même elle s’anime sous l’effet du vent et des marées. Ce paragraphe est un simple rappel, l’ouvrage Planète océane (ed. Choiseul, 2007) présentant de nombreuses expertises sur toutes les questions posées par la mer aux hommes de notre temps. 3 Sur près de deux cents pays représentés à l’ONU, seuls vingt-huit ne sont pas riverains de l’océan. 2 13 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 14 PENSER L’OCÉAN AVEC MIDWAY Il est en effet, en premier lieu : • Le plus vaste espace offert à la réflexion et à l’action des Terriens jusqu’à l’irruption encore très limitée de l’Espace. C’est un espace à cinq dimensions, qui, aux trois dimensions classiques – latitude, longitude, temps – ajoute profondeur et altitude car il serait stupide de séparer air et mer et leurs formidables interactions, ne serait-ce que pour les prédictions météorologiques qui en dépendent directement. Si travailler en cinq dimensions est source de difficultés et parfois d’impossibilités apparentes nécessitant une formation particulière, c’est aussi une possibilité d’enrichissement considérable, exigeant des hommes de synthèse capables de saisir rapidement, parfois dans l’instant, ce qui est peut-être la caractéristique la plus spectaculaire de l’Océan : son hétérogénéité qui touche toutes ses composantes. – Les masses d’eau de salinité et de température différentes mises à profit pour la pêche comme pour les opérations sous-marines civiles et militaires. – Les courants eux-mêmes très divers, partagés entre les courants de surface qui peuvent atteindre jusqu’à 15 nœuds et les courants de profondeur extrêmement lents plongeant jusqu’à 4 000 mètres en renouvelant l’ensemble des eaux de l’océan. – Les marées, fluctuant au gré des vents, de la Lune, de la taille des bassins océaniques, des fonds, etc., recouvrant ou découvrant des étendues parfois considérables comme au Bangladesh, dévoilant ou cachant des récifs redoutables, de toutes formes et de toutes tailles, et posant de complexes questions pour l’établissement de ports sur bien des côtes. – Les planchers très divers dans leur composition comme dans leurs immersions et dont la nature permet ou interdit des travaux de toutes sortes où les limites sont très vite atteintes, quels que soient les progrès technologiques. Ces planchers se renouvellent à partir des 65 000 kilomètres de dorsales, qui les fabriquent en continu à des vitesses de l’ordre de quelques centimètres par an allant vers les grandes fosses océaniques, et sont différents suivant les lieux et les profondeurs. – Indépendamment des mouvements classiques des marées et des courants, il est le siège de multiples phénomènes depuis la ou les mers du vent, les houles de fond, les tsunamis, les seiches, les tourbillons, les raz-de-marée et tous ces mouvements curieux, mal expliqués, baptisés de noms différents suivant les pays au large desquels ils se produisent, avec des conséquences heureuses (Gulf Stream) ou redoutables (El Nino) pas toujours bien comprises. – Hétérogénéité des vitesses sur, sous et au-dessus de la surface, avec de multiples applications et des difficultés non moins grandes pour en tirer le meilleur parti, ce que l’on fait aussi bien ici encore pour la pêche, les opérations militaires, les études scientifiques… 14 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 15 CHAPITRE 1 : L’OCÉAN MONDIAL – Conditions acoustiques, magnétiques, électromagnétiques, très diverses suivant les lieux, la météo, la nature des fonds, la profondeur, les courants… – Hétérogénéité des côtes qui présentent tous les paysages nautiques imaginables et dont les dessins ont été la source de la richesse ou de la pauvreté des pays qui les portent, en facilitant ou non leur commerce aussi bien que leurs frontières naturelles initialement et bien plus désormais, etc. Tout est hétérogène dans les espaces océaniques et ces hétérogénéités se rebouclent en permanence, exigeant pour les traiter par la pensée et dans l’action, un mouvement permanent dans l’information, son intelligence, la pensée et l’action. Elles nécessitent une réponse globale évolutive au point que l’on peut dire que le véritable « maître de la mer » sera celui capable de maîtriser et de dominer cette hétérogénéité et non pas seulement celui qui en aura les moyens navals comme on le concevait jusqu’à la fin du XXe siècle. Cette maîtrise des hétérogénéités habituelle au marin est désormais aussi indispensable à terre où elles ne cessent de se multiplier pour de nombreuses raisons et nécessite les mêmes qualités chez ceux qui ambitionnent d’y agir. • Un espace constellé d’îles de toutes tailles isolées ou regroupées en archipels au hasard des mouvements des plaques et des effets volcaniques. Sous toutes les latitudes, elles offrent à celui qui les possède un quadruple avantage géostratégique, géopolitique, géoéconomique et géoculturel. Elles peuvent être les points d’accrochage d’un « filet » éventuel, permettant de multiples combinaisons dans ces domaines, spécialement dans celui de la géostratégie et de la géoéconomie, les paradis fiscaux l’ont compris depuis longtemps. • Un considérable domaine d’inconnues de toute nature, les connaissances étant limitées pratiquement à cinq cents mètres aujourd’hui avec de rares incursions en profondeur à l’aide d’engins très sophistiqués. Cela permet d’imaginer les multiples aventures que réserve l’Océan mondial, bien au-delà de tout ce que l’Espace peut offrir pour le moment pour des raisons évidentes. Aventures complexes et difficiles, que ce soit dans l’aquaculture de demain, l’exploitation des fonds des bassins océaniques, bien que seule une partie du Pacifique soit pour le moment favorisée de ce point de vue, la médecine et les diverses applications du thermalisme marin, et d’une façon générale tous les domaines connus et à découvrir. Cette connaissance à venir touche en particulier toutes les données de la vie depuis son origine, avec la découverte récente de la chimiosynthèse, l’ensemble du monde animal et végétal sous-marin d’une richesse encore largement inexplorée, jusqu’aux sources futures éventuelles d’énergie. • Un terrain à dangers multiples dus, d’abord aux éléments et à une hostilité de nature à l’homme. Dangers visibles et invisibles, dangers découvrants, dangers des courants, des marées et des tempêtes… Ces dangers sont exacerbés par le fait qu’une fois en mer, il ne peut être question, sauf pour les navires côtiers, de ren15 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 16 PENSER L’OCÉAN AVEC MIDWAY trer se mettre à l’abri. Aussi ces derniers lui payent-ils un lourd tribut, la pêche étant en tout pays le métier où il y a proportionnellement le plus de morts. Dangers de l’homme ensuite, non seulement dans les opérations militaires mais aussi dans celles, permanentes, du terrorisme ou de la piraterie, sur une échelle inconnue des peuples à terre, sans oublier le phénomène des boat people qu’ils soient l’effet de la misère ou de calculs politiques comme ceux du Vietnam, d’Haïti et de toute l’Afrique…, dangers des contrebandes diverses et de tous les trafics interdits en commençant par ceux des drogues, des organes et désormais des personnes, enfants et adultes. • Un milieu très défavorable à tous les métaux pour des raisons de corrosion, impliquant recherches, maintenance et prix élevés pour tous les matériels maritimes. Le mélange de sel et d’eau douce, composants séparément indispensables de la vie, est mortel aussi bien pour les hommes que pour tout ce qui pousse et vit à terre, à l’exception des mangroves, et soulève un paradoxe considérable sur lequel on n’a pas fini de s’interroger particulièrement pour approcher les conditions d’émergence réelle de la vie sur Terre, ce qui rejoint la question de la chimiosynthèse et des applications que nous pourrions en faire. Il est de même défavorable à la vitesse des navires que ce soit en surface ou au-dessous. Les récentes avancées sur des navires spéciaux de type hydroptères ou dérivés d’hydravions sont intéressantes mais, nécessitant soit des puissances considérables soit des risques excessifs de navigation, se retrouvent très vite limitées par des prix exorbitants ou des coûts de maintenance démesurés liés aux mêmes contraintes que pour les aéronefs. • Une source illimitée de richesses immédiates et potentielles. Ces richesses ont toujours fait l’objet de compétitions, limitées pendant très longtemps à la pêche et au commerce, mais désormais, à l’imitation des États-Unis qui ont commencé dès 1945 4 avec le plateau continental, c’est de tentatives d’appropriation qu’il s’agit, dès lors qu’elles peuvent apparaître comme indispensables. De Gaulle l’avait déclaré à Brest le 2 février 1969, peu de temps avant sa démission de chef d’État, en prenant acte de l’évolution en cours – « L’activité des hommes se tournera de plus en plus vers la recherche de l’exploitation de la mer. Et, naturellement, les ambitions des États chercheront à dominer la mer pour en contrôler les ressources » – avec toutes les conséquences dont on avait vu depuis des années certains excès, notamment les délimitations, fantaisistes et contraires au droit international, de leurs eaux territoriales par certains pays comme la Libye, la Syrie, le Brésil, etc. • Une fantastique usine chimique, que ce soit par son action d’action géologique s’étendant par la pluie à toute la planète ou dans le cycle du gaz carbonique dont il est une incroyable réserve, tout cela jouant sur le climat général comme un 4 Décision du président Truman qui est la première brèche importante dans les principes traditionnels du droit de la mer posés par Hugo Grotius en 1609. 16 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 17 CHAPITRE 1 : L’OCÉAN MONDIAL thermostat parfait pour l’ensemble de la planète maintenue, aux grandes et immenses périodes de réchauffement et de refroidissement près, à la même température depuis trois milliards et demi d’années, ainsi que sur les richesses propres de l’Océan lui-même. Cela implique évidemment une attention constante à l’équilibre global de cette masse qui ne pourra plus être cette immense poubelle de l’humanité qu’elle est en train de devenir dans certaines de ses régions 5, même si sa capacité de « traitement » et de « retraitement » est considérable. • Une source diversifiée d’énergie. L’utilisation des marées, qui pourrait avoir un essor remarquable comme le montre l’usine de la Rance en France s’il ne s’y mêlaient pas des considérations d’environnement souvent mal étayées. Il y a également la possibilité d’y installer des systèmes de production par le vent, mais avec des risques de corrosion importants. Il y a aussi celle de l’énergie de la houle et celle jouant des différences de températures de fond et de surface avec le procédé de George Claude. Si ces deux dernières sont trop chères pour le moment, l’utilisation du deutérium dans de futures centrales thermonucléaires pourrait voir le jour vers 2050, et pourquoi pas un jour celle dérivée d’une utilisation de l’énergie des volcans sous-marins… • Un volume se prêtant à tous les commerces licites ou illicites et facilitant toutes sortes de manœuvres frauduleuses de la contrebande à la piraterie en passant par la baraterie 6, rendant extrêmement difficile le contrôle. La montée des maffias du crime, qui emploient aussi bien des moyens aériens et sous-marins que de surface, illustre les facilités offertes par l’océan et les difficultés pour en venir à bout. Les décolonisations ont d’ailleurs entraîné sur mer un développement considérable des conduites criminelles, y compris parfois par des fonctionnaires d’État, en particulier en Asie. En même temps, seul l’Océan est capable de faciliter la satisfaction des besoins de toute nature résultant de la montée en puissance de la démographie et du développement de très nombreux pays. Comme tel, il est le lieu privilégié du commerce international représentant près de six milliards de tonnes en accroissement continu au même rythme que la population mondiale et l’élévation de ses besoins, seules les cargaisons de pétrole entraînant des fluctuations sur le total. • Une frontière très limitée entre les États, les entreprises et les personnes. Il n’y a ni frontières, ni lignes, encore moins de front sur les mers, le Japon en a fait l’amère expérience dans la dernière guerre mondiale en voulant s’appuyer sur une ligne d’îles. Tout peut survenir de partout, dans toutes les dimensions, favorisant bien des comportements. Dans le domaine militaire cette caractéristique est essentielle. Pendant la guerre froide, les bâtiments des diverses marines pouvaient naviC’est le cas des zones côtières surpeuplées de l’Inde, de la Chine et de l’Asie du Sud-Est, soit la moitié de la population mondiale en 2020, dont les conditions d’hygiène sont déplorables. 6 Escroquerie à l’assurance qui consiste à couler son navire au large sans témoin. 5 17 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 18 PENSER L’OCÉAN AVEC MIDWAY guer à cinquante mètres les uns des autres, voire même participer pendant des jours à leur entraînement, attitude impensable dans le corset des frontières pour les autres moyens militaires dont les mêmes mouvements déclencheraient immédiatement la « guerre » ! D’où une liberté complète de circulation, liberté que les États tentent désormais de circonscrire à leur profit, par diverses réglementations internationales et nationales, mais qui reste d’abord la liberté de celui qui en a les moyens, qu’il s’agisse des flottes de commerce, de pêche, de recherche océanoscientifique ou de leur sécurité par les flottes militaires. • Un espace de mobilité stratégique, mobilité qu’il ne faut pas confondre avec rapidité, cette tentation permanente à l’ère de l’immédiat. Tout point du globe peut être atteint en sécurité, par la mer, jusqu’à une distance très proche des autres pays, et pratiquement sans être détecté et identifié par manque de moyens adaptés par la quasi-totalité des pays riverains, avant manifestation concrète et voulue de sa présence. Cet espace est de plus à peu près vide d’humains et les satellites spécialisés sont encore loin de pouvoir détecter et surtout d’identifier l’ensemble de l’activité océane. Les navires civils qui, à la différence des aéronefs, ne sont pas encore tous contraints d’être équipés de systèmes d’identification, peuvent en profiter pour tout type de trafics illicites, l’étrange étant le refus de bien des gouvernements de l’imposer ! • Un terrain d’affrontement économique et guerrier, qui en est la conclusion logique. Si l’actualité militaire parle d’elle-même, on oublie trop souvent que l’affrontement économique est continu, que ce soit dans la concurrence des grands ports, celle de la construction des navires les plus rentables comme les porte-conteneurs ou les gaziers, celle des taux de frets, celle des grandes flottes marchandes avec des conditions de navigation et des qualifications des équipages grosses de multiples risques et difficultés. • L’espace d’un droit international, le droit maritime international auquel se sont ralliés la plupart des pays, y compris ceux qui y étaient les plus opposés. La Convention de Montego Bay a fait avancer les questions de zone économique exclusive (ZEE) et de patrimoine commun de l’Humanité. Quant aux fonds de haute mer, ils sont gérés par une haute autorité des fonds marins. Cela ne supprimera pas pour l’avenir les occasions de frictions, de tensions voire d’opérations guerrières, mais cette Convention illustre ce qu’il est possible de faire pour « pacifier » les ambitions des uns et des autres en des lieux hétérogènes, en particulier dans les détroits. • Un espace encore conséquent, malgré cette Convention, de souveraineté du pavillon ce qui permet aux divers États de nombreuses manœuvres d’ordre politique, dans la limite où ils s’en donnent les moyens, rappelant que sur mer comme sur terre, le droit n’est rien sans la force et que la force est une catastrophe sans le droit. Pour cela, il est indispensable qu’équipages et juristes soient compétents dans ce domaine du droit maritime international et de la souverai18 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 19 CHAPITRE 1 : L’OCÉAN MONDIAL neté, ne serait-ce que pour éviter des conflits inutiles. Les moyens nécessaires ne sont pas seulement ceux des militaires, il y faut des moyens dans tous les domaines de l’activité maritime. Ajoutons les commentaires suivants. L’Océan mondial est dominé par une vitesse de déplacement en surface et en profondeur, faible mais continue, avec de multiples dangers visibles et invisibles, tandis que l’espace aérien correspondant permet l’emploi des aéronefs (avions, hélicoptères et drones) les plus modernes à partir de différentes plates-formes et que l’Espace, lui, apporte des possibilités nouvelles irremplaçables. Par suite, dans cet espace immense, le temps n’a pas et ne peut pas avoir, y compris aujourd’hui, les mêmes dimensions que sur la terre. L’espace/temps de l’Océan mondial est différent de celui de la Terre, y compris pour les militaires dans l’emploi de l’indispensable aviation embarquée qui donne allonge, vitesse et autonomie politique, l’aviation lourde étant par la force des choses mise en œuvre à partir de la terre ferme. Il en est de même pour de multiples activités civiles grâce à l’embarquement d’hélicoptères, que l’on retrouve de plus en plus souvent sur les navires de recherche, plates-formes pétrolières, y compris de grands yachts privés, etc. Terre et mer ont des « signatures temporelles » 7 différentes, en réalité complémentaires. L’Océan a le temps, et face aux urgences de la Terre, il agit lentement mais sûrement. Il connaît l’urgence face aux situations dangereuses des navigations, mais pour l’Océan, rien n’est jamais perdu et si les Terriens se massacrent par millions, d’autant plus et plus vite qu’ils ont moins d’espace comme en Europe occidentale, il prend son temps et fait son effort à ses rythmes pour préparer, transporter et soutenir les moyens nécessaires à une victoire finale comme cela fut le cas lors des deux guerres mondiales européennes du XXe siècle. Il en est de même de l’activité commerciale grâce au navire transocéanique, dont il sera de plus en plus difficile de se passer. Cet élément temporel différent est une des plus importantes données stratégiques depuis quelque cinq siècles. C’est ce temps qui marque le plus sûrement l’ensemble de l’activité océanique sous toutes ses formes, car aucune n’échappe aux conditions générales de l’Océan. L’ACTIVITÉ OCÉANE Longtemps limitée le long des côtes par la double incapacité de se placer en longitude et de construire des navires capables d’affronter les mers inconnues avec 7 Cette expression qui intègre capacité de résolution et contrôle de ses rythmes par une personne, une organisation, une société ou un peuple… Un terme proche serait celui de « tempérament » (cf. Guy Labouérie, De l’Action, Economica, 2001, p. 54 et sq). 19 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 20 PENSER L’OCÉAN AVEC MIDWAY des moyens efficaces, l’activité des humains s’est néanmoins orientée vers la mer dès que l’une ou l’autre de ses tribus se trouvait proche du rivage. Bien des fouilles de grottes habitées il y a longtemps le manifestent encore aujourd’hui. Ses membres y trouvaient initialement des matières premières inertes – coquillages, galets, graviers, sable –, puis des matières vivantes – algues, crustacés, poissons… –, avant d’en faire ensuite le support d’un commerce littoral 8. Viendront ensuite les immenses trafics côtiers de l’Asie extrême, faisant d’ailleurs des Chinois les premiers à se lancer dans la construction et la navigation d’une flotte de haute mer, mais aussi l’appui logistique de campagnes militaires terrestres comme Alexandre au cours de sa conquête de l’actuel Irak ou comme l’ont réussi Phéniciens, Grecs et Romains en Méditerranée. Cette activité n’a cessé de se diversifier. Les points les plus intéressants pour son apport à la réflexion sur notre monde sont les suivants. À partir du moment où la Planète se partage entre un milieu stable et fixe, la terre occupée par les humains et un milieu mobile, l’Océan, c’est sur leurs points de contact, sur les lieux de transferts de charge des produits de leurs activités, que se porte en premier l’attention. Ils sont de deux sortes : d’une part les côtes proprement dites qui fourmillent d’activités sans déplacement vers le large et profitent sous diverses formes des avantages de la mer, d’autre part les ports proprement dits qui, généraux ou spécialisés, mettent en œuvre des moyens mobiles parcourant le large. L’ensemble des grands ports essentiellement groupés en trois grandes régions – l’Alena, l’Union européenne et l’Asie riche – étend sur la planète un réseau incomparable par lequel circulent les richesses du monde. Aussi, celui ou ceux qui en managent l’ensemble ont un rôle international de premier plan que l’on retrouve, évidemment, dans les compétitivités respectives des divers pays (cf. annexe 2 : Compétitivités comparées). C’est l’état d’esprit de leur management et l’ensemble des moyens humains et matériels mis à la disposition des trafics de toute nature qui peuvent y trouver appui, distribution, transformation, réparation, facilités logistiques, douanières, etc., qui font les grands ports. Un port est un centre physique, nerveux, opérationnel, de transfert de charges matérielles et humaines, comprenant des quais et leurs systèmes de manutention de plus en plus complexes et automatisés, mais aussi un ensemble de distribution, d’information avec les voies navigables, les autoroutes, les voies de chemin de fer, les aéroports, héliport, téléports nécessaires…, et l’ensemble des services indispensables pour l’animation et la vie permanentes des humains qui y travaillent et des besoins de toute nature que génère leur activité globale, avec une zone d’exploitation qui doit regrouper des millions de personnes pour les plus grands d’entre eux. Les modèles en ont été Rotterdam et Singapour – ce dernier ayant été « refondé » après 8 Expédition du Pount par les Égyptiens, p.e. 20 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 21 CHAPITRE 1 : L’OCÉAN MONDIAL l’indépendance par un ancien directeur du port de Rotterdam – désormais dépassés par les nouveaux très grands ports asiatiques qui devront desservir quatre milliards d’être humains d’ici quinze ans ! Une telle description n’intéresse pas que les très grands ports. À leur échelle, des ports particularisés, que ce soit dans la pêche, le pétrole, le bois ou tout autre spécialité, ont des besoins analogues pour stocker, mettre en forme, transformer et distribuer leurs produits, sur un marché le plus vaste possible et le plus rapidement possible, concurrence oblige. Il en est de même des ports filles des grands ports, où la rapidité et le contrôle de flux tendus de plus en plus sensibles exigent des équipements performants et des personnels de mieux en mieux formés, sauf à perdre leur statut auprès des ports-mères. L’activité côtière Elle concerne toutes les activités s’inscrivant jusqu’à une distance de 12 nautiques de la terre qui est la largeur des eaux territoriales définies par le droit maritime international et retenue par à peu près toutes les nations respectables. En partant des activités les plus anciennes jusqu’aux plus récentes, elle comprend : • l’exploitation littorale des sables, graviers, galets, algues, sel ; • la pêche côtière, le développement des crustacés et coquillages (huîtres, moules, oursins etc.) avec d’immenses difficultés prévisibles dans les années à venir pour cette pêche dans les eaux économiques européennes, trop petites pour préserver les équilibres des populations piscicoles qu’un certain excès de prélèvements 9 a mis en cause ; • l’aquaculture : alimentaire dans les fjords, les endroits protégés…, jusqu’auprès de certaines centrales nucléaires, s’éloignant désormais des côtes, et non alimentaire pour les industries chimiques, cosmétiques, etc. ; • l’éducation avec les centres d’apprentissage de la voile, les écoles des marines marchandes et militaires, les écoles de pêche, celles des constructions et réparations navales, les classes de mer pour les enfants des régions et pays enclavés, les lycées maritimes, etc. ; • l’industrie du tourisme par la mise en valeur des côtes et le développement de toutes les activités nautiques de délassement et de vacances, ainsi que sur celui des établissements de santé basés sur tous les aspects de la thalassothérapie ; 9 Il est en partie moins grave que ce que prétendent les autorités administratives européennes pour justifier leurs décisions, car les poissons ne sont pas fixes comme les fonctionnaires de la commission et leurs experts, et leurs mouvements peuvent être considérables en fonction de la pollution, des changements climatiques, etc. D’un autre côté, on peut se demander si à un terme d’un ou deux siècles, la pêche ne suivra pas la même évolution que la chasse, la domestication et l’élevage des espèces ayant transformé la chasse en sport et non plus en impératif de subsistance. 21 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 22 PENSER L’OCÉAN AVEC MIDWAY • les sciences fondamentales : océanologie, météorologie, océanographie, biologie, navigation…, dont le développement a été considérable depuis l’année géophysique internationale de 1956-1958. Faisant de plus en plus appel à l’Espace et aux satellites seuls capables d’embrasser de vastes espaces de mer, elles s’exercent à travers les établissements et laboratoires à terre des organismes de recherche et de développement qui préparent l’avenir. Ils sont le cœur de multiples expéditions et travaux en haute mer, tandis que leur rôle ne cessera d’augmenter en ce qui concerne la météorologie, l’environnement et la lutte contre les pollutions pour protéger l’immense biodiversité de l’Océan ; • l’industrie lourde de construction et de réparations non seulement des navires de toute sorte et de toute nature, mais aussi la construction et l’entretien des immenses stations des activités off-shore ; • la fourniture d’énergie, déjà citée mais encore en devenir car elle n’est guère représentée, et dont il reste à vérifier que les réalisations correspondantes n’iront pas contre les équilibres littoraux ; • les stations de surveillance de l’océan, que ce soit des stations terrestres ou spatiales, qu’elles soient civiles ou militaires, publiques ou privées, destinées à contrôler toutes ces activités côtières ou hauturières, leur porter secours le cas échéant en même temps qu’elles pourraient être à la base d’une certaine efficience face à tous les trafics illégaux qui se servent de l’Océan et de son immensité pour se jouer des régulations internationales et des lois de chaque pays ; • enfin, et ce ne sont pas les moindres par leurs conséquences, la contrebande et la piraterie qui, outre les eaux philippines et la mer Rouge, rongent maintenant une partie des côtes africaines, tandis que les plus importants trafics de drogue ne cessent d’emprunter des moyens maritimes. Si l’on chiffrait cette activité côtière globale, on s’apercevrait qu’elle génère un nombre d’emplois considérables et qu’elle est et sera de plus en plus la source de multiples développements pour une population en accroissement. Elle permet en outre de soutenir l’ensemble de l’activité hauturière car personne ne peut passer sa vie en mer sans, à un moment ou à un autre, le soutien de la terre, que ce soit pour son ravitaillement, sa santé, l’entretien de ses équipements… et les communications avec les décideurs civils ou militaires qui sont toujours sur la terre ferme. L’activité hauturière C’est au commerce maritime mondial que revient la place la plus importante. Ce qui fait sa force c’est de pouvoir transporter des charges immenses à un prix ridicule comparé à tous les autres systèmes de transport 10 et de pouvoir les transporter n’importe où dans le monde grâce à la mondialisation de l’Océan. De plus ce transport s’effectue à vitesse constante pendant toute la durée du trajet, 22 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010 labouerie-ok-v6.qxd:Mise en page 1 25/10/07 12:02 Page 23 CHAPITRE 1 : L’OCÉAN MONDIAL avec un minimum de personnel, ce qui conduit aujourd’hui à des excès dommageables pour les personnes et l’entretien des navires, donc à la sécurité de la navigation. Le tonnage transporté ne cesse d’augmenter en fonction du développement des populations et de leurs besoins et désirs de toute sorte. Cela devrait continuer jusqu’aux environs des années 2050 où l’on arrivera à un certain étalement de la population mondiale de l’ordre de la dizaine ou de la douzaine de milliards d’habitants. Face à nos six milliards actuels, nous ne sommes pas près de voir diminuer le trafic mondial. La pêche hauturière a de multiples flottes avec leurs industries associées, qu’elles se situent à terre ou sur de très grands navires usines, ses contrebandiers et ses écumeurs de mer qui se moquent des lois et propriétés des uns et des autres, marquant la limite « sécuritaire » de l’Océan. Cette pêche se déplace en fonction d’une part des mouvements des populations piscicoles, et, d’autre part, des progrès des techniques de pêches qui ont fait un bond prodigieux depuis une cinquantaine d’années grâce aux progrès de l’acoustique sous-marine, ceux de l’Espace, ceux de la congélation et ceux des outils proprement dits, progrès parfois désastreux pour le futur comme les lignes de plusieurs kilomètres de long qui pêchent de trop grandes quantités de poissons, sans compter la destruction fratricide d’autres animaux marins. Cette pêche est très variée suivant les espèces qu’elle recherche, et sur ce point, le goût et les habitudes des consommateurs sont très variables d’une région à l’autre, d’un pays à l’autre et certaines peuvent avoir des conséquences inquiétantes. Elles entraînent des pêches de plus en plus lointaines nécessitant des capacités de conservation et de distribution des produits avec un confort minimum des équipages, qui ont encore pour beaucoup d’entre eux des conditions de vie rudimentaires que les terriens sont loin d’imaginer. Cette pêche sera complétée de plus en plus à l’avenir par de l’aquaculture de haute mer, qui n’est pas encore au point, mais que l’on voit déjà par quarante mètres de fond sur le plateau continental, et qui est appelée à un développement intéressant sous réserve que l’on trouve une nourriture qui ne soit pas ruineuse 11 et des conditions de vie qui n’entraînent pas l’affadissement, voire la mort, des produits. Si le transport aérien est bien plus rapide, il n’est pas capable de transporter à des prix concurrentiels la plupart des cargaisons des navires de commerce, à plus forte raison de tous les transporteurs d’énergie (pétrole, gaz), de minerais et de tous les pondéreux. Par contre il est plus acceptable pour les produits de très haute valeur ajoutée, légers et fragiles, ou bien en urgence pour tout produit destiné à des populations ou à des réparations essentielles et surtout pour les personnes. 11 L’aquaculture actuelle détruit plus de poissons-nourriture que de poissons produits… Il faut trouver comment nourrir ces espèces d’élevage en évitant l’équivalent de drames comme celui de la vache folle. Nous sommes encore ignorants sur tous ces sujets. 10 23 user 189 at Fri Nov 19 10:46:37 +0100 2010