Sophie JAMA, octobre 1996
1
La philosophie de Descartes, s'initie-t-elle
dans les songes de 1619?
L'image de Descartes méditant dans son poêle nous est à tous familière.
Elle représente la réflexion philosophique par excellence
1
.
Lorsqu'en 1637, dans le Discours de la Méthode, Descartes mentionne quelques-
uns de ses souvenirs de jeunesse, il évoque à peine un événement qui le marqua
pour le restant de ses jours. Dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619, il se sentit
appelé de façon divine au cours de trois songes consécutifs, il les nota à son réveil
sur un petit registre en parchemin et précisa qu'il s'agissait de "l'affaire la plus
importante de sa vie"
2
.
Pour beaucoup d'entre nous, comme pour certains de ses contemporains, le
fait semble étrange
3
.
Quelle surprise de trouver cet épisode, fondateur de la vie d'un homme qui fut
l'inventeur de la philosophie moderne! Comment expliquer l'importance qu'il attribua
à un événement aussi futile que quelques songes demeurés gravés en sa mémoire
un matin de novembre? Qui douterait que Descartes, sa vie durant et comme tout
être humain, eut bien d'autres songes? N'est-ce pas ce même Descartes qui estimait
ses rêves ne pouvoir venir "que d'en haut
4
, c'est-à-dire envoyés par Dieu, et qui plus
tard, en bon philosophe, invitait à reconnaître dans les songes des maîtres d'erreur?
1
Comme il le précise lui-même dans sa lettre à Chanut du 6 mars 1646 (A.T.IV, p.377): "…vous aurez
passé la plus part du temps dans un poesle, où je m'imagine que les affaires publiques ne vous auront
pas si continuellement occupé, qu'il ne vous soit resté du loisir pour penser quelquefois à la
Philosophie."
2
Le texte original de ces songes est perdu. Il nous a été conservé par deux voies différentes: Baillet
en traduit le texte dans sa biographie consacrée à Descartes (BAILLET (Père Adrien), La vie de
Monsieur Des-Cartes, D. Horthemels, Paris 1691, T.1, pp. 80-86); Leibniz en a recopié des passages
et son manuscrit a été retrouvé et publié par FOUCHER DE CAREIL (M. le Cte.), Œuvres inédites de
Descartes, Paris, A. Durand, 1859, Vol. 1, pp.2-17. Le texte des songes est reproduit dans A.T. X.
pp.179-188.
Cette précision de "l'affaire la plus importante de sa vie", est dans BAILLET, ibid., T.1, p.85.
3
Voir l'avis de Huygens dans COUSIN (Victor), Fragments philosophiques, Paris Ladrange, 1838, T.II,
p.158; et celui de Malebranche dans MARITAIN (Jacques), Le songe de Descartes, Paris, R.A.
Corrêa, 1932, p.8.
4
BAILLET, ibid., T.1, p.81.
Sophie JAMA, octobre 1996
2
A travers les songes de novembre, dans la tradition des songes initiatiques,
Descartes se sentit pourtant investi d'une mission divine: "l'esprit humain n'y avait
aucune part"
1
.
Pour tenter de percevoir quelques-unes des répercussions possibles de ces
songes sur la philosophie de Descartes, il est indispensable d'en rappeler
succinctement certains éléments et d'examiner une des lectures qui peut en être
faite.
Rappelons les faits: Descartes a 23 ans, il est militaire en quartier d'hiver
quelque part en Allemagne. Le 10 novembre 1619, il est "tout rempli
d'enthousiasme, et tout occupé de la pensée d'avoir trouvé ce jour là les fondements
d'une science admirable". Il s'endort et a trois songes consécutifs.
Dans le premier, Descartes est effrayé par quelques fantômes qui se
présentent à lui, et croyant marcher par les rues, il sent une grande faiblesse au
côté droit qui l'oblige à se renverser sur le côté gauche. Honteux, il essaie de se
redresser mais sent un vent impétueux qui lui fait faire trois ou quatre tours sur le
pied gauche. Il voit un collège, décide d'y entrer et se dirige vers l'église pour y prier
et y trouver un remède à son mal. S'étant aperçu qu'il a passé un homme de sa
connaissance, il tente, mais en vain à cause du vent, de revenir sur ses pas pour le
saluer. Au milieu de la cour du Collège, une personne l'appelle par son nom et lui dit
qu'un certain Monsieur N. a quelque chose à lui donner, et Descartes s'imagine qu'il
s'agit d'un melon apporté d'un pays étranger. Une chose le surprend davantage
encore, c'est de constater que d'autres personnes viennent se rassembler autour de
lui et qu'il est le seul à être encore courbé et chancelant au milieu de ces hommes
droits et fermes sur leurs pieds, alors que le vent a beaucoup diminué. Il se réveille
sur cette image et, nous dit son biographe,
"[…] aussitôt il se retourna sur le côté droit car c'était sur le gauche qu'il avait eu le
songe"
2
.
1
Ibid., p.85.
2
BAILLET, T.1, p.82.
Sophie JAMA, octobre 1996
3
Descartes est très inquiet des impressions laissées par ce premier songe. N'est-ce
pas un mauvais génie qui a voulu le surprendre, se demande-t-il? Il adresse alors
une prière à Dieu pour lui demander d'être garanti du mauvais effet de son songe et
de ses péchés, quoiqu'il estime avoir jusque mené une vie assez irréprochable
aux yeux des hommes. Puis il se rendort après quelques pensées sur les biens et
les maux de ce monde.
Dans le second songe, Descartes entend une sorte de coup de tonnerre
qui l'effraye et le réveille sur le champ. Il voit alors des étincelles répandues dans la
chambre, et en tire des conclusions favorables. Après quelques réflexions, il se
rendort dans un assez grand calme.
Là, il a un troisième songe qui, nous dit-il, n'a rien d'effrayant comme les
deux premiers. Sans doute dans sa chambre, il trouve un livre sur sa table. Il l'ouvre
et s'aperçoit que c'est un dictionnaire ce qui le réjouit. Puis, apparaît sous sa main
un autre livre, un recueil de poésies de différents auteurs, qu'il ouvre au hasard. Il
tombe sur le premier vers d'une poésie d'Ausone: Quod vitæ sectabor iter? Quelle
voie suivrai-je en la vie? Un homme qu'il ne connaît pas lui présente une autre pièce
de vers du me auteur mais qui commence par le oui et le non de Pythagore.
Une petite discussion s'instaure entre les deux hommes, le dictionnaire disparaît
puis réapparaît incomplet, etc., et ce songe laisse une impression très satisfaisante
à Descartes qui estime qu'il s'agit là de "l'affaire la plus importante de sa vie".
C'est sur le recueil de poésies rêvé par Descartes dans le troisième songe
que nous aimerions insister.
Une chose est bien singulière: Baillet indique en marge les références de ce recueil:
"Divisé en 5 livres, imprimé à Lyon et à Genève etc…"
1
. Ce livre existe, Descartes
le connaissait, et nous l'avons consulté. Que nous apprend-il?
A l'ouverture du livre, Descartes tombe sur le vers "Quod vitæ sectabor
iter?"
1
, le premier de l'Idylle XV d'Ausone intitulée: Ex græco Pythagoricum, de
1
BAILLET, T.1, p.83.
Sophie JAMA, octobre 1996
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ambiguitate eligenvitæ
2
". L'homme qu'il ne connaît pas lui présente une pièce de
Vers commençant par Est et Non"
3
, vers qu'à la fin de son songe Descartes identifie
comme "le Oui et le Non de Pythagore". Baillet d'ailleurs ajoute en marge:
" "
4
, car il appartient à l'idylle XVII du même poète:
5
. Les deux poésies figurent à la page 655 du recueil,
accompagnées d'autres textes du même auteur
6
.
L'ensemble rite un examen très attentif. La page 655, sur deux colonnes,
contient à gauche les quatorze derniers vers de l'idylle XIIII intitulée Rosæ, puis le
début du poème dont le premier vers est "Quod vitæ sectabor iter?" et qui se termine
sur la seconde colonne de la page
7
. Suit un poème dont le titre est: De viro bono,
, et enfin l'idylle commençant par "Est et Non". Les deux vers
rêvés par Descartes, appartiennent donc à deux poésies différentes du même poète,
qui figurent sur cette page 655 du recueil. Une troisième idylle les sépare.
Que contiennent ces poésies? Toutes les trois, traitent sensiblement des
mêmes sujets. Le personnage de Pythagore est présent dans les trois textes
imprimés en entier dans la page. Il apparaît non seulement dans les trois titres mais
également à l'intérieur des textes et à travers les doctrines de son école. Les idées
dominantes sont celles de l'incertitude que réserve la vie à tout homme, de son
embarras devant les choix qu'il doit pourtant opérer s'il veut être Homme de Bien et
de la dualité fondamentale du monde dans lequel il est condamné à vivre.
Il est à remarquer que les trois poèmes, contenus en entier dans la page à laquelle
Descartes fait allusion dans son songe, composent un système ordonné qui se
1
BAILLET, T.1, p.83. Tous les chercheurs ont noté la mise en relation des petits portraits en taille
douce et de la visite qu'un peintre italien lui rendit le jour suivant les songes. Cette coïncidence lui fit
sans doute croire au caractère prémonitoire de ses songes.
2
"Imité du grec, d'après les Pythagoriciens: sur l'incertitude où l'on est de choisir un état".
3
BAILLET, T.1, p.83.
4
"nai kai ou", BAILLET, T.1, p.84.
5
"Nai kai ou pythagorikon", "Le oui et le non des pythagoriciens".
6
Curieusement, dans le troisième songe, Descartes ouvre le recueil et tombe sur «Quod vitæ
sectabor iter?»; l'inconnu lui présente une autre pièce de vers commençant par «Est et Non» et
Descartes s'efforce alors de rechercher la première pour la lui montrer. Or, les deux pièces figurent
sur la même page dans le recueil! Cf. BAILLET, T.1, p.82-83.
7
Il est à remarquer que ce vers n'est pas le premier en haut à gauche de la page, comme le laisserait
supposer la technique des "sorts" dont use Descartes dans son songe.
Sophie JAMA, octobre 1996
5
détache des autres idylles du recueil. Certainement, Ausone les a-t-il conçus comme
un tout, un groupe de trois textes devant être lus ensembles.
Voyons le détail de ces trois idylles. La première, "Ex Græco! Pythagoricon,
De ambiguitate eligendæ vitæ", c'est-à-dire "Du grec, Propos pythagoriques, Sur
l'ambiguïté d'un choix de vie" met l'accent - comme en témoigne le titre - sur
l'ambiguïté de la vie. Une seule question y est posée, celle qui figure en tête du
poème:
"Quod vitæ sectabor iter?"
1
Suit un discours pessimiste montrant, quelque soit la situation professionnelle ou
amoureuse choisie, que les soucis ne laissent pas de repos à l'homme. D'ailleurs,
"Toute vie a ses peines. Nul n'est content de son âge"
2
.
Même ceux qui ont désiré l'immortalité la regrettent.
Ausone passe en revue chacune des périodes de la vie, de la naissance à la mort,
et constate qu'aucune n'offre de joie. Nos désirs exaucés ne nous satisfont plus. Les
quelques plaisirs que l'on retire de l'existence sont parfois pleins de dangers. D'après
le poète, tout le problème de l'homme réside dans l'ambiguïté de ses désirs:
"L'esprit toujours en butte à des désirs contraires, n'est jamais d'accord avec lui-
même"
3
.
Il illustre encore ses propos qui s'achèvent sur cette solution désespérée,
témoignage des conceptions philosophiques attribuées aux pythagoriciens:
"Toute cette vie n'est qu'une lutte de hasards contraires. Aussi cette pensée des Grecs
est bien sage: ce serait, disent-ils, un bonheur pour l'homme de ne point naître, ou de
mourir aussitôt qu'il est né"
4
.
Le troisième poème de la page 655, l'idylle XVII intitulée
, "Le Oui et le Non des Pythagoriciens", montre l'importance
essentielle de ces deux monosyllabes dans le langage humain:
1
1 "Quod vitæ sectabor iter?", c'est-à-dire, "Quelle voie suivrai-je en la vie?" ou "Quel
chemin prendre en cette vie?"
2
10 "Omne ævum curæ: cunctis sua displicet ætas."
3
35 "Dissidet ambiguis semper mens obvia volis"
36 "Nec voluisse homini satis est"
4
48 "Cuncta sibi adversis contraria casibus. Ergo"
49 "Optima Graiorum sententia; quippe homini aiunt"
50 "Non nasci esse bonum, natum aut cito morte potiri."
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