se révèlent particulièrement grossières. Ainsi, lorsque M. Berger calcule « le coût réel de la protection de l’enfance » (pp. 131-133), il rajoute allègrement le coût du bénéfice du revenu minimum d’insertion ou de l’allocation aux adultes handicapés (pendant quarante ans, précise-t-il), voire de la prison, comme si les dizaines de milliers d’enfants pris en charge adoptaient tous ces trajectoires de vie. Au-delà, l’ouvrage soulève deux questions importantes pour les sciences sociales aujourd’hui. En premier lieu, celle de la place des acteurs d’un champ dans le discours savant sur ce même champ. M. Berger essaie de faire passer un point de vue situé pour une description objective et exhaustive. Or, son prisme est évidemment réduit par les situations auxquelles il fait face dans sa pratique de psychiatre, même s’il s’en défend au chapitre 4, sans convaincre. En second lieu, et c’est la conséquence de ce qui précède, l’ouvrage s’inscrit dans une tendance lourde de psychologisation tous azimuts de la question sociale, qui minimise toute explication sociologique (1). Point de parents fragilisés ponctuellement par des accidents de vie dans ses descriptions d’enfants maltraités : la protection de l’enfance, selon l’auteur, s’entend uniquement vis-à-vis de parents psychopathes (psychotiques ou schizophrènes…) les incapacités parentales décrites sont permanentes, et la précarité une excuse « souvent utilisé[e] de manière idéologique pour éviter de reconnaitre les troubles psychiques réels de nombreux parents ». Plus loin, il laisse d’ailleurs entendre que les deux phénomènes sont corrélés, sans développer un tel raisonnement largement démenti par ailleurs (2). L’intérêt de Ces enfants qu’on sacrifie va donc bien au-delà de la pertinence de l’analyse qu’il contient. Il faut lire cet ouvrage comme un témoignage fort sur les tensions actuelles entourant la protection de l’enfance et, au-delà, l’ensemble de l’État-providence français. Il peut également être mis à profit par tous ceux qui s’intéressent à la fabrication de l’action publique, car il est un exemple saisissant de mobilisation de connaissances scientifiques en vue d’imposer une redéfinition d’un problème social (3). Frédéric Vabre Caisse d’Allocations familiales du Val–de-Marne. Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès Sociologie de l’action publique 2007, Paris, Armand Colin, collection 128, 126 pages. Cet ouvrage pédagogique a pour objectif de présenter une synthèse aussi exhaustive que possible des différentes approches théoriques sur l’action publique dans la littérature anglo-saxonne et française. Les auteurs, Pierre Lascoumes (juriste et sociologue) et Patrick Le Galès (sociologue et politiste) – directeurs de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences-Po – développent une approche qui met l’accent sur le rôle des instruments et des technologies de gouvernement, déjà présente dans leur précédent ouvrage, Gouverner par les instruments, en 2005. Dès l’introduction, ces deux spécialistes des poli- tiques publiques expliquent pourquoi ils ont choisi l’acceptation désormais courante en science politique d’« action publique » laquelle, comme les politiques publiques, permet de « désigner l’action menée par une autorité publique (seule ou en partenariat) afin de traiter une situation perçue comme posant un problème » (p. 5). Le terme d’« action publique » rend toutefois mieux compte des transformations dans la manière d’élaborer et de mettre en œuvre les politiques publiques : introduction des méthodes de gestion propres aux entreprises ; articulation de différents niveaux (européen, national, régional, local) ceux-ci (1) Voir sur ce sujet François Sicot, 2006, La psychologisation rampante de la question sociale, in La France invisible (sous la dir. de Beaud S., Confavreux J et Lindgaard J.), la Découverte, pp. 618-631. (2) Voir sur ce sujet les écrits de Maryse Bresson notamment Le lien entre santé mentale et précarité sociale : une fausse évidence, Cahiers internationaux de sociologie, 2003:311-326 et La psychologisation de l’intervention sociale : mythes et réalités, L’Harmattan, Paris, 2006. (3) Ces tensions ont été abordées autour de la connaissance du phénomène de maltraitance des enfants dans Vabre F., 2005, « L’action publique contre la maltraitance des enfants », Dossiers d’études, CNAF, n° 65 (en particulier pp. 44-72). Recherches et Prévisions 125 n° 93 - septembre 2008 Comptes rendus de lectures s’interpénétrant le plus souvent ; impact de la mondialisation, des alliances transfrontalières, de l’intégration européenne, des organismes internationaux, etc. Tout ceci conduit à complexifier l’analyse même si les trois séries de variables dites des trois « I » (*) – les intérêts, les institutions et les idées – continuent à guider la plupart des travaux sur l’action publique. Les auteurs présentent et interrogent les diverses « écoles » et théories de l’action publique à partir de deux questions transversales : qu’est-ce qu’une politique publique ? Comment les politiques publiques changent-elles ? Le choix qui a prévalu est de présenter les modèles analytiques et théoriques les plus significatifs et de souligner, le cas échéant, leurs limites. L’ouvrage est divisé en cinq chapitres. Le premier, « Une sociologie politique de l’action publique », retrace l’évolution des approches et des méthodes d’analyses utilisées depuis les années 1960. Dans les premiers travaux, plusieurs paradigmes étaient mobilisés : celui lié à une idéologie politique avec le modèle de la lutte des classes ; celui utilisant un cadre des outils économiques avec la théorie du choix rationnel ; plus classiquement, la sociologie des organisations, des mouvements sociaux ou encore la sociohistoire ont été mobilisés. Historiquement, les travaux sur les politiques publiques ont cherché l’articulation entre les régulations sociales et politiques, et questionné la légitimité des acteurs qui interviennent. Ils ont utilisé des méthodologies variées, des traitements statistiques aux carnets et outils de gestion divers. Ces travaux se caractérisent ainsi par « une observation précise des programmes et des bureaucraties en action ; une approche sectorielle ; une analyse fine des acteurs et des systèmes d’action ; une approche en termes de séquence, chacune étant un espace d’action spécifique […] ; une tension entre des travaux empiriques et la conceptualisation de modèles […]. » (p. 12-13) Depuis, les auteurs identifient trois ruptures dans les analyses : • l’impact du volontarisme politique, notamment celui de l’homme politique, a été relativisé ; • l’unicité et l’impartialité de l’État ont été remises en cause ; • la prise de conscience de l’intérêt à considérer ce qui se passe en amont et en aval d’une décision. Le deuxième chapitre s’intéresse plus spécifiquement aux analyses de mises en œuvre des politiques publiques, longtemps dominantes dans la discipline. Les auteurs souhaitent montrer comment on est passé d’analyses qui ont eu tendance à se focaliser sur les échecs des politiques publiques, leur ineffectivité et leur inefficacité à des analyses portant sur la compréhension de leur mise en œuvre. Cette dernière était avant tout une question politique qui se posait aux gouvernements et très tôt les sciences sociales ont été mobilisées pour tenter d’expliquer ces échecs. Aux États-Unis, on a fait prévaloir des explications basées sur la rationalité économique qui sont reprises aujourd’hui par l’école du Public choice, encore dominante aux États-Unis ; elle influence la Banque mondiale et l’OCDE, qui se propose « d’orienter l’action publique sur la base d’un "optimum minimum", c’est-à-dire vers des interventions publiques maximisant leur efficience en réduisant leurs compétences aux seules corrections des imperfections du marché » (p. 31). En France prédomine, depuis les années 1960, un courant de sociologie administrative porté par Michel Crozier, réalisant des travaux empiriques qui ont permis de souligner les espaces d’autonomie des différents acteurs. Analyser la mise en œuvre des politiques publiques ne consiste pas à mesurer des résultats mais bien à tenter de comprendre « la production de systèmes d’ordre locaux d’action publique […] pour composer une action publique nationale » (p. 34). Ces analyses ont permis de montrer comment la puissance publique est confrontée aux stratégies autonomes de ses agents (administrations et collectivités locales) qui développent des pouvoirs discrétionnaires. La principale difficulté est de bien saisir les systèmes d’acteurs et leurs interrelations alors même que les niveaux de compétence se sont complexifiés (national, régional, local, européen) et qu’ils cumulent plusieurs compétences (décideur, financeur, évaluateur, etc.). Elles ont également permis de montrer comment l’action des bénéficiaires des politiques peut devenir structurante. À cet égard, l’exemple du revenu minimum d’insertion est éclairant. Destiné à fournir un minimum vital aux plus pauvres, le dispositif a connu des difficultés pour atteindre sa cible ; en effet, les « plus pauvres » avaient bien du mal à répondre à l’ensemble des exigences administratives tandis que des publics « non ciblés au départ » répondaient aux critères (agriculteurs, étudiants…). Le troisième chapitre déplace l’analyse aux sommets de l’État et au rôle joué par les élites et les hommes politiques. Des travaux anglo-saxons ont proposé d’analyser le résultat d’une politique publique comme l’agrégation d’interactions de décisions individuelles. Ainsi, l’école du choix rationnel utilise des formes de raisonnement des économistes appliquées aux sciences politiques. Le postulat de ces microanalyses est de considérer les politiques publiques comme le résultat de choix d’individus égoïstes dont les décisions sont (*) Hall P., 1997, The role of interests, institutions and ideas in the comparative political economy of the indutrialized nations, in Comparative Politics, Rationality, Culture ans Structure (sous la dir. de Lichbak M. I. et Zuckerman A. S,), Cambridge, Cambridge University Press. Recherches et Prévisions 126 n° 93 - septembre 2008 Comptes rendus de lectures influencées par les sanctions et les incitations de l’environnement. Pour les auteurs, les limites méthodologiques de ce postulat sont importantes, la formulation des préférences des individus étant fortement simplifiée et leur mesure bien délicate. Cependant, ce courant a eu – et continue à avoir – une grande influence politique, fournissant des arguments pour réduire le poids de l’État, privatiser les services publics et créer des agences autonomes. Pourtant, plusieurs critiques ont été portées à l’idée de rationalité des décisions. Par exemple, Lucien Sfez a montré dans l’exemple de la construction du RER et de l’abandon du projet d’aérotrain qu’il était vain de tenter d’expliquer la décision. Plusieurs auteurs suggèrent ainsi qu’agir requiert des processus collectifs. Un courant d’analyse relativement important en France est celui dit « cognitif », qui a étudié l’importance des représentations globales et repéré des « référentiels ». Pierre Muller a, par exemple, montré comment la politique agricole se transformait sous l’impulsion d’un référentiel de modernisation. D’autres travaux ont porté sur les échanges entre l’État et les groupes d’intérêt ou encore sur les stratégies de groupes de hauts fonctionnaires. En Grande-Bretagne, la notion de « Core Executive » souligne le rôle joué par des instances de coordination qui pilotent, contrôlent l’action publique, arbitrent les conflits et qui a conduit à expliquer, par exemple, le rôle de plus en plus important du ministère des Finances. Le quatrième chapitre cherche à identifier comment un problème social va s’inscrire dans l’agenda politique. Trois approches sont identifiées qui s’inscrivent dans un continuum. La première s’intéresse à la manière dont les faits sociaux deviennent des problèmes publics, la deuxième comment ces derniers deviennent des problèmes politiques et enfin la dernière à la mise sur agenda proprement dite. Ces approches ont insisté sur la construction historique des problèmes, ont souligné que les motivations des décideurs n’étaient pas forcément rationnelles et ont critiqué la pseudoneutralité des institutions. Enfin, le dernier chapitre porte sur les institutions, les normes et les instruments qui structurent l’action publique. Toute une série de recherches qualifiées de « néo-institutionnalisme » ont conduit Recherches et Prévisions 127 une analyse sur le rôle des institutions dans les changements et développements de l’action publique. Identifier les instruments utilisés permet d’identifier les ressources utilisées et par qui. Les auteurs proposent une typologie autour de cinq modèles d’instruments : législatif et réglementaire, économique et fiscal, conventionnel et incitatif, informatif et communicationnel et enfin, normes et standards. Au final, les auteurs ont montré comment la reconfiguration de l’action publique représente un véritable défi pour les sciences sociales qui sont mobilisées pour expliquer et permettre d’anticiper. Les problèmes sociaux semblent indéfinis, les acteurs se multiplient, les techniques d’intervention se sont diversifiées. Les auteurs plaident pour un constructivisme modéré. Le terme de « gouvernance » d’importation anglo-saxonne illustre bien les différents niveaux et formes prises par ces interactions entre acteurs. P. Lascoumes et P. Le Galès proposent d’envisager l’action publique principalement comme une analyse de la pratique de pouvoir. Ceci revient à tenir compte de l’hétérogénéité des acteurs et des formes de mobilisation dans un programme ainsi que de l’importance des rapports politiques. Par exemple, on constate une adaptation réciproque entre les différents groupes et individus qui redéfinissent des intérêts collectifs, se mobilisent et inventent des moyens d’action, c’est-à-dire entre la société civile et les hommes politiques. On pourrait d’ailleurs – seules limites à souligner dans cet ouvrage – leur reprocher de n’avoir pas abordé la question méthodologique des comparaisons internationales et d’avoir insuffisamment abordé les demandes d’évaluation des politiques publiques qui font appel aux chercheurs en sciences sociales. Toutefois, dans un contexte où la révision générale des politiques publiques vise à diminuer la dépense d’État tout en renforçant l’efficacité et la qualité de l’action, cet ouvrage contribue assurément à alimenter la réflexion sur le sens des actions menées. Sandrine Dauphin CNAF – Rédactrice en chef de Recherches et Prévisions n° 93 - septembre 2008 Comptes rendus de lectures