Russie_Philo_XIX-XX_Age-d-or

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Maryse Dennes
Université Michel de Montaigne Bordeaux 3
CERCS (Centre d’Etude set de Recherches sur Les Civilisations Slaves)
C’est dans la préface à un ouvrage consacré à la philosophie russe de la fin du XIXè siècle et
du début du XXè s., publié en 1993 à l’Université de Saint-Pétersbourg, que A. Ermitchev
parle de cette époque comme de l’ « Âge d’or » de la philosophie russe1. Cependant, il ne
distingue pas entre la pensée russe et la philosophie en Russie, entre les publications
scientifiques et les discussions qui animent alors les salons ou les Sociétés de Moscou et de
Saint-Pétersbourg. En cela son approche reste symptomatique d’habitudes qui se sont
instaurées dans l’approche de la culture russe de cette époque : la philosophie est vue comme
un objet de curiosité qui imprègne la société cultivée de l’époque, mais elle n’est pas
envisagée en elle-même, en tant qu’elle pourrait avoir un développement propre. C’est à partir
de concepts traditionnels de la pensée russe qu’elle est prise en compte (uni-totalité, idéalisme
concret, métaphysique, irrationalisme), à partir de penseurs déjà connus pour l’influence
qu’ils ont exercée ou la place qu’ils ont occupée dans la vie culturelle (pour ne pas dire
mondaine) de l’époque, à la rigueur à travers des revues plus spécialisées qui permettent
d’avancer le vocable de « scientifique »2.
Nous proposons de tirer ici toutes les conséquences de l’usage fait par Ermitchev de
l’expression « Âge d’or de la philosophie en Russie », et d’inverser la perspective
habituellement prise : penser l’époque de l’ « Âge d’argent » non point à partir de l’histoire de
la littérature, mais à partir de la philosophie elle-même. Non pas la « pensée russe », mais « la
philosophie en Russie » avec ses questionnements spécifiques, avec aussi sa contribution à
l’histoire générale de la pensée. La philosophie envisagée non point à partir de l’étude des
textes littéraires, pour en éclairer certains aspects ou pour élucider certaines influences, mais
la philosophie en tant que domaine à part entière du savoir, susceptible, en tant que telle,
d’ouvrir de nouvelles perspectives à l’étude de cette période de la culture russe.
1
Galaktionov A., V. Doudenkov, A. Ermitchev, A. Zamaleev, Russkaja Filosofija, konec XIX-načalo XX veka
(La philosophie russe. Fin du XIXè et début du XXè siècle) Saint-Pétersbourg, Université de Saint-Pétersbourg,
1993, p.5.
2
Par exemple, la revue Logos qui, pour sa version russe, paraît à Moscou, aux éditions Musaget, à partir de
1910.
1
Tout d’abord et dans une telle perspective, les sociétés philosophico-religieuses de
Moscou et de Saint-Pétersbourg (nous ne reviendrons pas ici sur leur histoire maintenant bien
connue3) cessent d’être envisagées comme les lieux à partir desquels peut être pensée
l’histoire de la philosophie de l’époque. Dans la perspective que nous essayons d’ouvrir, elles
ne sont que des lieux de rencontre de différents domaines (la littérature, l’art, la religion, la
politique, la philosophie) avec ce que cela implique d’influences intéressantes et de points de
rencontre à analyser ; elles sont, il est vrai, comme le sont d’autres sociétés ou lieux de
réunions de l’époque (par exemple, à Moscou, autour la Maison d’édition Musaget, ou à
Saint-Pétersbourg, dans la tour de V. Ivanov4), un espace privilégié de dialogue permettant le
surgissement d’idées originales, mais elles ne sont pas, et ne peuvent pas être, un lieu où se
développeraient des problèmes philosophiques proprement dits, elles ne sont pas non plus le
lieu où une pensée lentement mûrie et constituée se communiquerait à un auditoire attentif.
Il faudrait citer ici quelques paroles de G. Chpet qui illustrent bien ce que nous voulons
dire. En 1912, alors qu’il était en séjour d’études à Göttingen, il écrivait à Natalia Goutchkova
en se souvenant de sa vie à Moscou :
« A Moscou, mes amis me reprochaient de ne pas écrire, mes ennemis profitaient de cela
pour parler de l’inconsistance de ma pensée, ils disaient à qui voulait les entendre que je ne
voulais pas dire ce que je pensais… Mais moi je savais ce que je faisais, ce que je voulais, et
pourtant je me taisais… C’était très dur pour moi, mais mon amour-propre y trouvait une
certaine satisfaction : se taire tant que la pensée n’avait pas atteint sa maturité. J’avais tant
envie pourtant, tant envie de trouver quelqu’un à qui j’aurais pu faire part de ces pensées qui
n’étaient pas encore mûres… A tout je devais réfléchir seul ; non seulement je sentais que
cela me privait d’encouragement, de stimulation, mais j’en éprouvais aussi une sorte de
malaise, comme lorsque l’on est assis seul, vraiment seul, dans un grand laboratoire vide… »5
3
Cf. en particulier, en français, l’article de Jutta Scherrer, « La quête philosophico-religieuse en Russie au début
du XXè siècle, Histoire la littérature russe, Le XXème siècle. L’Âge d’argent, sous la direction de E. Etkind, G.
Nivat, I. Serman, V. Strada, Paris, Fayard, 1987, pp. 190-219.
4
On pourrait citer : La Fraternité chrétienne du combat (Xristjanskoe Bratstvo Bor’by) de Ern et Sventitski, le
Cercle des chercheurs de l’éducation chrétienne (Kružok iščuščix xristjanskogo prosveščnija) de Novoselov,
l’Union de la Politique chrétienne (Sojuz Xristjanskoj politiki) de S. Boulgakov, ou à Saint-Pétersbourg, le
groupe Fakeli (Les Flambeaux).
5
G. Chpet, Žizn’ v pismax (La vie au travers des lettres) Moscou, ROSSPEN, 2005, p. 99 : « В Москве меня
друзья упрекали в том, что я не пишу, враги указывали на это как на мою несостоятельность, кричали,
что я скрываю свои взгляды, потому что их у меня нет... Я знал, что я делаю, чего хочу, и всё-таки
2
Pourtant Tatiana Schedrina, qui se consacre actuellement à la publication des œuvres
de Gustav Chpet, parle bien d’une « sphère d’entretien » (sfera razgovora), d’un « espace de
dialogue », évoqué par Chpet lui-même (qui avait quant à lui emprunté cette expression au
philosophe écossais Alexandre Bain, dans une perspective d’analyse de la fonction
communicationnelle du langage), et favorisant le surgissement et le développement de la
pensée6. Il n’empêche qu’elle donne aussi de nombreux éléments permettant de reprendre en
considération l’histoire de la philosophie à cette époque, à partir d’événements de la pensée et
d’espaces de communication qui ne sont pas ceux que nous avons eu l’habitude de prendre en
considération jusqu’ici.
Une indication du sens que nous pouvons donner à cette modification de perspective
peut être trouvée dans un écrit plus tardif de Gustav Chpet. C’est dans l’introduction de son
Aperçu du développement de la philosophie russe, publié en 19227, qu’il expose clairement sa
pensée sur ce qu’il faut entendre par philosophie, et sur ce que cela implique pour l’histoire de
la philosophie en Russie.
Pour lui, le caractère « national » de la philosophie se perçoit non pas « dans les
réponses données », mais « dans la façon de poser les questions »8. Si la philosophie est un
domaine indépendant du savoir, toute réponse qu’elle apporte doit être de « nature
scientifique » et « la même pour tous les peuples et toutes les langues »9. C’est donc en tant
que la philosophie est un savoir à part entière que Chpet donne les critères permettant de
prendre en compte son évolution dans le cadre de la culture russe :
« Je pose que la philosophie comme savoir est le degré historique et dialectique
supérieur de la philosophie, mais par cela je ne nie pas, au contraire, j’affirme la présence
молчал... А мне было очень тяжело, но в этом было какое-то удовлетворение самолюбия: молчать, пока
мысль не созреет окончательно. Но самому так хотелось, так хотелось найти человека, с которым я мог
бы делиться и несозревшими мыслями... Мне приходилось всё обдумывать одному, но я чувствовал от
этого не только недостаток в побуждении, поощрении, но и внутренне было как-то неуютно, как будто
сидишь один-одиношенек в громадной пустой лаборатории... »
6
T. Schedrina, “Ja pišu kak exo drugogo…” Očerki intellektual’noj biografii (« J’écris comme l’écho d’un
autre…” Essai de biographie intellectuelle) Moscou , Progress-Tradicii, 2004, p. 11 et 17
7
G. Chpet, « Očerk razvitija russkoj filosofii » (Aperçu du développement de la philosophie russe), Sočinenija
(Oeuvres), Moscou, Pravda, 1989, pp. 9-342.
8
Ibid., p.12.
9
Ibid.
3
d’une période historique de préparation, pendant laquelle la philosophie devient une partie
intégrante du savoir »10.
Et il ajoute :
« Ma conviction est que la philosophie russe a commencé précisément à s’approcher
de ce stade de développement »11.
Nous n’adopterons pas l’idée que la philosophie en Russie n’arrive à sa maturité qu’à
l’époque soviétique. Avec le recul, nous savons très bien qu’aux dépens même de Gustav
Chpet et de tant d’autres, c’était à l’étouffement progressif de la philosophie que nous allions
assister, pour de nombreuses décennies. Mais en revanche, de l’approche faite par G. Chpet,
nous retiendrons l’idée qu’en Russie, il y a, comme partout ailleurs, un domaine spécifique du
savoir qui est celui de la philosophie, qu’il y a des individus qui ont participé de l’évolution
de ce domaine du savoir, des lieux spécifiques qui ont permis leur travail, leurs rencontres, la
communication de leurs démarches et de leurs idées, qu’il y a aussi une période où la
réflexion philosophique atteint à sa maturité, notre projet étant de montrer que cette période
est précisément celle qui, traditionnellement appelée « l’Âge d’argent de la littérature russe »,
peut être également considérée comme « l’Âge d’or de la philosophie en Russie ».
Nous empruntons aussi à Gustav Chpet l’idée qui nous permet d’introduire ce que
l’on doit entendre en Russie par philosophie comme savoir. Dans le contexte de la culture
russe, la philosophie accède à sa maturité dans la mesure où elle parvient à se libérer de ce
dont elle a été la servante et de ce dont elle dépend encore très souvent : la politique ou la
religion. Si nous prenons cette idée comme ligne directrice de notre présentation, nous avons
là les éléments qui nous permettent de délimiter chronologiquement la période que nous
voulons envisager : c’est dans la mesure où la philosophie se développe par elle-même, - sur
la base d’un héritage qui lui est propre et en incorporant dans le matériau philosophique déjà
existant des éléments nouveaux -, c’est dans la mesure où elle parvient à se tenir à l’écart de
l’emprise du religieux ou de la dépendance du politique, que nous la prenons ici en
considération. Dans l’histoire de la culture russe, compte tenu des circonstances historiques et
du contexte politique et social, en mettant aussi de côté la question de la philosophie du
XVIIIè siècle à laquelle elle fait, par certains de ses aspects, écho, c’est la fin du XIXè et le
début du XXè siècle qui donnent le cadre de l’apparition et du développement de la
philosophie comme savoir.
10
Ibid.
11
Ibid.
4
Nous ne chercherons pas ici à présenter les courants qui, à partir des années quatrevingt du XIXè siècle, sont apparus et ont engendré, en Russie, de véritables travaux
philosophiques. Les études consacrées aux influences des philosophes occidentaux sont de
plus en plus nombreuses et permettent de situer les œuvres des philosophes russes non plus
seulement dans la ligne de l’héritage de la pensée russe religieuse ou de V. Soloviev, mais
dans celle de l’héritage de la philosophie classique ou moderne en tant que telle. Ainsi
l’intuitionnisme de N.O. Lossky est-il davantage rattaché, par l’intermédiaire de ses études
logiques, à la pensée de Bergson12, et des travaux comme ceux de B. Iakovenko peuvent-ils
être considérés comme participant de l’évolution de la philosophie en Russie13. Des
perspectives nouvelles, davantage basées sur l’usage de la logique, peuvent également être
données à l’étude d’œuvres aussi importantes que celles de S. Frank (1877-1950) ou de L.
Lopatine (1855-1920).
Nous chercherons plutôt à tracer ici, à partir des principes qui viennent d’être énoncés,
les lignes directrices d’une présentation possible de l’évolution de la philosophie à l’époque
de l’Âge d’argent, en montrant, d’une part, le rôle positif qu’a joué, pour le développement de
la philosophie en tant que science, le voisinage de la psychologie expérimentale, et en
relevant, d’autre part, les étapes d’une évolution marquée par les déplacements de personnes,
qui, en allant d’une ville universitaire à une autre pour des raisons professionnelles, faisaient
circuler de nouvelles méthodes de travail, les faisaient évoluer dans la mesure des influences
qu’elles subissaient, et participaient ainsi à instaurer un nouveau contexte culturel, dans lequel
la philosophie pouvait exister comme domaine à part entière du savoir.
Si nous retenons comme cadre privilégié d’une telle présentation, le développement de
la philosophie au sein de l’institution où elle est censée pouvoir le plus prétendre à
l’autonomie et à la scientificité, - nous voulons parler de l’Université -, les années quatrevingt du XIXè siècle peuvent être indiquées comme étant sans équivoque le moment où se
mettent en place les structures qui vont permettre ce développement. C’est en effet à cette
époque qu’à Moscou autant qu’à Saint-Pétersbourg la philosophie se trouve mise en rapport,
d’une façon ou d’une autre, avec la psychologie. Alors qu’à Moscou, le titulaire de la chaire
de philosophie, le Professeur M.M. Troïtski, fonde, en 1884, la Société de Psychologie près
l’Université de Moscou, à Saint-Pétersbourg, le professeur M.I. Vladislavlev, connu pour son
12
Cf . F. Nethercott, Une rencontre philosophique. Bergson en Russie (1907-1917), Paris, L’Harmattan, 1995.
13
M. Dennes, Husserl-Heidegger, Influence de leur oeuvre en Russie, Paris, l’Harmattan, 1999, pp. 64-69 et p.
83, n. 41.
5
travail dans le domaine de la psychologie14, instaure des séminaires de spécialisation
philosophique. Dans un cas comme dans l’autre, nous pouvons dire qu’il s’agit du point de
départ d’une orientation où la proximité de la philosophie et de la psychologie allait préserver
chacune de ces disciplines des excès dans lesquels elles étaient susceptibles de tomber : trop
d’expérimentation pour la psychologie, trop d’abstraction ou de spiritualité pour la
philosophie. En tous cas, une chose était certaine : à partir de cette époque et quelles que
fussent les tentatives de récupération politique de certaines orientations, la philosophie
s’engageait sur une voie qui se voulait scientifique et qui allait chercher à s’affirmer
indépendamment des domaines politique ou religieux. La période où les professeurs de
philosophie en provenance des Académies ecclésiastiques étaient préférés, non seulement
pour leur savoir, mais aussi pour leur aptitude à faire obstacle au courant philosophique
positiviste des radicaux (nous pourrions renvoyer ici à la polémique entre P. Iourkevitch et N.
Tchernychevski), était réellement révolue. Si Troïtski autant que Vladislavlev étaient passés,
le premier à Kiev et le second à Saint-Pétersbourg, par ce type d’établissement, il n’empêche
que l’un et l’autre avaient ensuite subi une forte influence de la pensée allemande de l’époque,
et qu’ils devaient tous les deux participer à ramener sur terre les sciences de l’esprit15 . En fait,
l’orientation qui apparaissait avec eux était plus dans la ligne de quelques rares travaux
isolés16, que dans celle des courants dominants des décennies précédentes.
Cette orientation naissante, fortement marquée par le psychologisme, allait se
développer et se diffuser rapidement grâce au mouvement du personnel enseignant, et de telle
façon qu’allait apparaître, en Russie, à partir des années quatre-vingt-dix, un contexte
nouveau d’enseignement de la philosophie dans les universités, où ce qui avait été mis en
14
On peut renvoyer à son ouvrage Sovremennye napravlenija nauki o duše (Les orientations contemporaines de
la science de l’âme), publié à Saint-Pétersbourg en 1886.
15
M.I. Vladislavlev (1840-1890) fait un séjour d’études de deux ans en Allemagne (1862-1864) où il écoute les
leçons de Fischer et de Lotze. Il est ainsi initié aux nouvelles orientations développées dans le domaine de la
psychologie. Il publie en particulier dans ce domaine : Sovremennye napravlenija v nauke o duše (Les
orientations contemporaines dans la science de l’âme) : 1866 ; Psixologija (T.I, II): 1881 ; M.M. Troïtski (18351899) devient progressivement partisan de l’associastionnisme (Lotze) et de l’application de la méthode
expérimentale à toutes les sciences. Il publie, en particulier : Nemeckaja psixologija v tekuščem stoletii (La
psychologie allemande dans le siècle actuel) : 1867, Nauka o duxe (Science de l’esprit) : 1882.
16
Par exemple :
F.F. Sidonski (1805-1873), Vvedenie v nauku filosofii (Introduction à la science de la
philosophie) : 1833.
6
place à Moscou et à Saint-Pétersbourg pourrait se retrouver aussi dans d’autres villes de
l’Empire comme Kharkov, Kazan, Kiev ou Odessa.
Nous ne citerons ici qu’un exemple se rapportant directement à l’histoire de la
philosophie : celui du Professeur N.J. Grot (1852-1899) qui, après avoir participé aux
séminaires de Vladislavlev, à Saint-Pétersbourg, et avoir enseigné tout d’abord à Odessa17, se
retrouva à Moscou, où il devint, en 1886, directeur de la Société de Psychologie. Des
séminaires de Vladislavlev, il avait hérité une démarche philosophique rigoureuse qui, à
Moscou, allait marquer de son empreinte autant le travail expérimental fait dans le domaine
de la psychologie, que celui qui, depuis 1883, se faisait autour de L. Lopatine, dans le
domaine de la métaphysique18. C’est dans un tel contexte, que fut créée, en 1889, la revue
Voprosy filosofii i psixologii (Questions de philosophie et de psychologie), qui allait devenir
la plus importante revue philosophique de l’époque. Ainsi, lorsque cette même année, un
nouveau statut fut accordé aux universités avec revalorisation de l'enseignement de la
philosophie, on peut dire que cette discipline avait commencé à acquérir la dignité d'un savoir
scientifique. En 1895, L.M. Lopatine prit la succession de Grot à la direction de la revue, et
lorsque Grot mourut, en 1899, il lui succéda à la tête de la Société de psychologie.
Cette alliance de la philosophie et de la psychologie, qui devait garantir la scientificité
des deux disciplines, en protégeant la philosophie des rêveries métaphysiques et en
enrichissant la psychologie d'un questionnement théorique fondamental, ne fut pas seulement
caractéristique de l'Université de Moscou. Elle correspondait à une orientation générale de la
recherche philosophique qui consistait à envisager la métaphysique d'un point de vue critique
17
N.Ja. Grot (1852-1899) obtint la chaire de philosophie d’Odessa, après avoir étudié à Saint-Pétersbourg et en
Allemagne, et avoir soutenu sa thèse sur la « psychologie des sensations » (Psixologija čustvovanij). Il n’y reste
que 3 ans et sera nommé à Moscou en 1886. Avant de partir, il y publie néanmoins : O duše v zvjazi s
sovremennymi učenijami o sile (Sur l’âme dans les études contemporaines sur la force). Sur le développement
de l’enseignement de la philosophie, à Odessa, dans le voisinage de la psychologie, cf. aussi N.N. Lang (18581921), qui, après un stage en France et en Allemagne (à Leipzig, à l’Institut de Psychologie de Wundt) fut
nommé en 1888 à l’Université de Novorossiïa (Odessa). Devenu Professeur, il y créa, près la faculté de
philosophie, le premier cabinet de psychologie expérimentale, dans le but de développer et d’enseigner la
psychologie comme science [cf. à ce sujet : Martsinkovskaïa T.D, M.G. Iarochevski, 100 vydajuščixsja
psixologov mira (100 meilleurs psychologues du monde), Moscou (IPP), Voronej (NPO « MODEK »), 1995, p.
124.]
18
en place depuis 1883, Lopatine publie en 1886 ses Položitel’nye zadači filosofii (Problèmes positifs de la
philosophie), mais aussi, en 1889 : Kritika empiričeskix načal nravstevennosti (Critique des fondements
empiriques de la morale)]
7
et la psychologie d'un point de vue logique et qui, de cette façon, concernait autant les
professeurs des académies ecclésiastiques que ceux des universités. Il s'agissait d'une attitude
fondamentale, en philosophie, qui dépassait ou résorbait les clivages entre philosophie
religieuse et positivisme, et qui préparait par là-même l'élaboration de synthèses personnelles
originales. L'exemple du professeur V.I. Nesmelov (1863-1937) de l'Académie ecclésiastique
de Kazan est à ce titre significatif puisque son système fut principalement centré sur la
recherche d’une « science de l'homme »19. En plus de cela, comme nous l’avons déjà indiqué,
la circulation des personnes favorisait les échanges et le développement de cette nouvelle
façon de penser la philosophie.
Pour terminer, je me concentrerai sur un autre exemple d’études parallèles et de
phénomènes de passage, qui me semble important pour comprendre quelles furent la place et
la fonction de la philosophie au début du XXè siècle.
Alors qu’en 1883, Lopatine s'installait donc à Moscou, c'est pratiquement à la même
époque, en 1890, que l’on retrouve A.I. Vvedenski (1856-1825) à Saint-Pétersbourg. Ces
deux personnes allaient marquer leur époque et leur ville. Alors que Lopatine devait occuper
son poste jusqu’en 1917, Vvedenski occupera le sien jusqu’en 1925. Les caractéristiques de
l’enseignement de Vvedenski sont en accord avec ce qui domine à l’époque, autant en Russie
qu’en Allemagne. La logique et la psychologie font partie des disciplines qu'il enseigne, et
son intérêt très prononcé pour le kantisme permet de mettre en valeur de nouveau
l'interdépendance de l'attitude critique en métaphysique et de l'intérêt simultané pour la
logique et la psychologie20. Porteur, dans son enseignement et dans ses oeuvres, du sens de
l'évolution de la philosophie, il fut, en 1898, un des premiers organisateurs de la Société de
philosophie rattachée à l'Université de Saint-Pétersbourg, et il y intervint alors sur le thème
des "destins de la philosophie en Russie"21. L'enseignement de Vvedenski laissa des traces
importantes dans la vie culturelle de la capitale. Les oeuvres de certains de ses étudiants
témoignent des orientations générales dont était porteuse sa propre pensée. N. Losski, par
exemple, continue à travailler l'alliance de la logique et de la psychologie22. S. Hessen (188719
Cf. Nesmelov, Nauka o čeloveke (Science de l'homme) : 1898, 1907
20
Cf. par exemple, parmi ses écrits : "Spor o svobode voli pered sudom kritičeskoj filosofii", Žurnal ministerstvo
narodnogo prosveščenija (Revue du Ministère de l'Instruction publique), 1901 ; "Psixologija bez vsjakoj
metafiziki" (La psychologie sans aucune métaphysique), Saint-Pétersbourg , 1914.
21
"Sud'by filosofii v Rossii", VFP, 1897, kn. 2 (12).
22
Dès 1900, il fait un cours sur "la psychologie de la volonté et des sensations", puis il soutient sa thèse de
candidat: "Osnovnye učenija psixologii s točki zrenija voljutarizma" (Les enseignements fondamentaux de la
8
1950), surtout, reprend son intérêt pour le kantisme et, après avoir suivi en Allemagne les
cours de Windelband et de Rickert, revient à Saint-Pétersbourg et y développe une orientation
néo-kantienne qui se retrouve, dès 1910, dans la revue philosophique Logos, dont il est le
principal rédacteur pour la version russe.
Par un tel exemple, nous voyons comment ce qui devait se développer dans les années
dix et avoir des conséquences jusque dans certaines tendances culturelles des années vingt
s'enracinait dans ce qui avait déterminé l'évolution de la philosophie au moment où elle
s'affirmait en tant que savoir spécifique et autonome. Comme devait le relever P. Blonski
(1884-1941), dans son essai de 1918, consacré à la philosophie contemporaine23, tout en
participant d’orientations nouvelles, Saint-Pétersbourg se spécifiait par rapport à Moscou, et
cette originalité pétersbourgeoise, perceptible ici dans le domaine de la philosophie, devait
avoir des conséquences et des échos dans les autres domaines de la culture.
A Moscou, à la même époque, c’est l’influence de Lopatine qui était dominante, et sa
philosophie n'avait rien à voir avec l'orientation néo-kantienne qui se développait à SaintPétersbourg. Ami de V. Soloviev et de S.N. Troubetzkoy, il était plutôt ouvert à la
philosophie de Leibniz24 et à l'influence de Schopenhauer. Mais son intérêt pour la
métaphysique ne l'empêcha pas d'en faire tout d'abord une critique, c'est-à-dire de s'intéresser
à elle après en avoir rigoureusement délimité le domaine. Lopatine ne s'était pas départi des
orientations de la philosophie scientifique. En 1911, il publia les Devoirs positifs de la
philosophie (Položitel'nye zadači filosofii). Néanmoins l’intérêt pour la métaphysique le rendit
plus ouvert aux orientations religieuses et à l’héritage de Vladimir Soloviev, et l'on comprend,
dans ce contexte, que ce fut à Moscou que se développa, face à Saint-Pétersbourg, une vie
culturelle plus marquée par la philosophie religieuse25. Cependant, de la même façon que
Vvedenski, à Saint-Pétersbourg, n'était pas seulement kantien, Lopatine, à Moscou, n'était pas
psychologie du point de vue du volontarisme). En 1903, son livre, Obosnovanie intuitivizma (Fondement de
l'intutivisme) – Saint-Pétersbourg, 1903 - est le grand texte philosophique des dix premières années du XXè
siècle.
23
P.P. Blonski, Sovremennaja filosofija (La philosophie contemporaine), Moscou , 1918, 1922. Sur P. Blonski,
cf. M.A. Maslin, Russkaja Filosofija, slovar’, Moscou, Respublika, 1995, p. 52-53.
24
Il est même considéré par B. Zenkovsky comme un leibnizien. B. Zenkovsky, Histoire de la philosophie russe,
trad. C. Andronikoff, Paris, Gallimard, 1955, 1992, T.II, p. 209.
25
P. Blonski, renvoie au groupe organisateur de la maison d'édition Put', qui, dans les années dix, rassemblait N.
Berdiaev, S. Boulgakov, E. Troubetzkoy, V. Ern, P. Florenski, et qui était la contrepartie des néo-kantiens de
Saint-Pétersbourg mais aussi de Moscou, rassemblés autour de la maison d'édition Musaget.
9
seulement métaphysicien. De la même façon que Vvedenski restait intéressé par la
psychologie, Lopatine gardait un intérêt pour la rigueur philosophique et pour certains
courants de la philosophie critique, et c'est par ce biais que ce qui se passa dans une autre
université, celle de Kiev, allait être accueilli favorablement à Moscou et participer au
développement de la philosophie en Russie.
Le Professeur G. Tchelpanov (1863-1936), qui avait été élève de Grot à Odessa de
1883 à 1886, était connu à l'Université Saint Vladimir de Kiev pour la haute tenue scientifique
de son séminaire de psychologie, où les problèmes gnoséologiques traditionnels se trouvaient
repris en compte à partir des données scientifiques et philosophiques contemporaines26. C’est
de ce séminaire que devaient sortir de véritables philosophes qui allaient poursuivre leurs
recherches ultérieures sur la base de ce qu'ils avaient appris auprès de Tchelpanov. Ce fut le
cas de G.Chpet (1879-1937), qui, à Kiev, avait abandonné le marxisme pour se consacrer,
dans le cadre du séminaire, à Hume, Kant et Leibniz, mais aussi à des philosophes russes
comme V. Soloviev, Iourkevitch, S. Troubetzkoy, Lopatine. C'est dire la proximité
d'orientation qu'il y avait entre Moscou et Kiev, avec à Kiev une insistance plus grande sur la
méthodologie, et à Moscou sur la métaphysique. Après la mort de S. Troubetzkoy,
Tchelpanov fut appelé, en 1906, à l'Université de Moscou, où il transporta son séminaire de
psychologie27 et fit venir l'année suivante G.Chpet.
Tchelpanov et Chpet retrouvèrent à Moscou Lopatine et marquèrent, avec lui, le milieu
intellectuel et universitaire moscovite des années dix, et même, en ce qui concerne G. Chpet,
d'une partie des années vingt28. En 1912, Tchelpanov créa le premier institut de psychologie
en Russie. Chpet, quant à lui, fit plusieurs séjours en Allemagne. C’est là que désirant garder
ses distances avec le néo-kantisme, il choisit de suivre les séminaires de Husserl, à Göttingen,
et devint ainsi, à son retour à Moscou, celui qui allait propager la phénoménologie
husserlienne en Russie. Il n’empêche que ce travail de disciple ne l’empêcha pas d’être
critique, et il accommoda la pensée de son maître allemand à une vision de la philosophie qui
avait déjà été la sienne avant son départ pour l'Allemagne. Pour Chpet, il ne s'agissait pas de
privilégier la philosophie allemande ou la philosophie russe, mais, dans le contexte général où
26
Sur G. I. Tchelpanov, cf. en français M. Dennes, op. cit. p. 69 ou, en russe, « Bibliografičeskoe svedenie o G.
Čelpanove (Notice bibliographique sur G. Tchelpanov), Logos, 1996, 7, pp. 205-211.
27
Ce séminaire devient Institut de psychologie dans les années dix (1912) avec le soutien financier de S.I.
Chtchoukine (ouverture officielle en 1914).
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Sur G. Chpet (1879-1937) et son activité à Moscou, cf. M. Dennes, op. cit., pp. 95-230.
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s'était développée sa pensée, il s'agissait de saisir ce qui, dans la philosophie occidentale
autant que dans la pensée russe, pouvait permettre d'avancer vers le développement d'une
véritable philosophie, valable pour tout homme, quelle que fût sa culture d'origine. Les
particularités nationales ne devaient pas servir à séparer ou à opposer, mais à compléter le
matériau offert à la réflexion, à élargir l'horizon qu'était susceptible d'appréhender la
philosophie. Les caractéristiques de la pensée russe n'étaient pas à rejeter mais à rattacher à
des données repérables dans la longue histoire de la tradition philosophique.
Ce que Chpet allait donner ultérieurement comme ligne directrice de l’étude de
l’histoire de la philosophie en Russie, était donc aussi la ligne directrice de son propre travail
de recherche, capable de faire accéder la philosophie en Russie au statut d’un domaine du
savoir à part entière, ayant sa place et son mot à dire dans l’évolution générale de la pensée.
Nous pourrions montrer que ce courant de philosophie fondamentale, dont il fut l’un
des principaux protagonistes, et qui s’est étendu sur une quarantaine d’années (de 1890 à
1929), ne concernait pas seulement les universités et quelques instituts qui leur étaient
rattachés. Grâce souvent à l’activité et à la personnalité des professeurs, il se retrouvait autant
dans les établissements d’enseignement privés que dans les sociétés et les associations
ouvertes à un public plus varié. Il serait possible de repérer les instituts et établissements
principaux où se trouvait enseignée, dans les années dix et vingt, la philosophie comme
savoir29. Il faudrait aussi analyser l’impact que cette lame de fond philosophique a pu exercer
sur les autres domaines de la vie culturelle en Russie, et poursuivre ainsi tout ce travail
nécessité par le changement de perspective que nous avons évoqué, et que permet, entre
autres, la reconnaissance de l’œuvre de Gustav Chpet.
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Cf., par exemple, les cours féminins Guérié et L’université populaire A.L. Chamianski à Moscou ; Les cours féminins
Bestoujev et le Lycée Stoioumine à Saint-Pétersbourg.
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