Tout d’abord et dans une telle perspective, les sociétés philosophico-religieuses de
Moscou et de Saint-Pétersbourg (nous ne reviendrons pas ici sur leur histoire maintenant bien
connue3) cessent d’être envisagées comme les lieux à partir desquels peut être pensée
l’histoire de la philosophie de l’époque. Dans la perspective que nous essayons d’ouvrir, elles
ne sont que des lieux de rencontre de différents domaines (la littérature, l’art, la religion, la
politique, la philosophie) avec ce que cela implique d’influences intéressantes et de points de
rencontre à analyser ; elles sont, il est vrai, comme le sont d’autres sociétés ou lieux de
réunions de l’époque (par exemple, à Moscou, autour la Maison d’édition Musaget, ou à
Saint-Pétersbourg, dans la tour de V. Ivanov4), un espace privilégié de dialogue permettant le
surgissement d’idées originales, mais elles ne sont pas, et ne peuvent pas être, un lieu où se
développeraient des problèmes philosophiques proprement dits, elles ne sont pas non plus le
lieu où une pensée lentement mûrie et constituée se communiquerait à un auditoire attentif.
Il faudrait citer ici quelques paroles de G. Chpet qui illustrent bien ce que nous voulons
dire. En 1912, alors qu’il était en séjour d’études à Göttingen, il écrivait à Natalia Goutchkova
en se souvenant de sa vie à Moscou :
« A Moscou, mes amis me reprochaient de ne pas écrire, mes ennemis profitaient de cela
pour parler de l’inconsistance de ma pensée, ils disaient à qui voulait les entendre que je ne
voulais pas dire ce que je pensais… Mais moi je savais ce que je faisais, ce que je voulais, et
pourtant je me taisais… C’était très dur pour moi, mais mon amour-propre y trouvait une
certaine satisfaction : se taire tant que la pensée n’avait pas atteint sa maturité. J’avais tant
envie pourtant, tant envie de trouver quelqu’un à qui j’aurais pu faire part de ces pensées qui
n’étaient pas encore mûres… A tout je devais réfléchir seul ; non seulement je sentais que
cela me privait d’encouragement, de stimulation, mais j’en éprouvais aussi une sorte de
malaise, comme lorsque l’on est assis seul, vraiment seul, dans un grand laboratoire vide… »5
3 Cf. en particulier, en français, l’article de Jutta Scherrer, « La quête philosophico-religieuse en Russie au début
du XXè siècle, Histoire la littérature russe, Le XXème siècle. L’Âge d’argent, sous la direction de E. Etkind, G.
Nivat, I. Serman, V. Strada, Paris, Fayard, 1987, pp. 190-219.
4 On pourrait citer : La Fraternité chrétienne du combat (Xristjanskoe Bratstvo Bor’by) de Ern et Sventitski, le
Cercle des chercheurs de l’éducation chrétienne (Kružok iščuščix xristjanskogo prosveščnija) de Novoselov,
l’Union de la Politique chrétienne (Sojuz Xristjanskoj politiki) de S. Boulgakov, ou à Saint-Pétersbourg, le
groupe Fakeli (Les Flambeaux).
5 G. Chpet, Žizn’ v pismax (La vie au travers des lettres) Moscou, ROSSPEN, 2005, p. 99 : « В Москве меня
друзья упрекали в том, что я не пишу, враги указывали на это как на мою несостоятельность, кричали,
что я скрываю свои взгляды, потому что их у меня нет... Я знал, что я делаю, чего хочу, и всё-таки