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Maryse Dennes
Université Michel de Montaigne Bordeaux 3
CERCS (Centre d’Etude set de Recherches sur Les Civilisations Slaves)
C’est dans la préface à un ouvrage consacré à la philosophie russe de la fin du XIXè siècle et
du début du XXè s., publié en 1993 à l’Université de Saint-Pétersbourg, que A. Ermitchev
parle de cette époque comme de l’ « Âge d’or » de la philosophie russe1. Cependant, il ne
distingue pas entre la pensée russe et la philosophie en Russie, entre les publications
scientifiques et les discussions qui animent alors les salons ou les Sociétés de Moscou et de
Saint-Pétersbourg. En cela son approche reste symptomatique d’habitudes qui se sont
instaurées dans l’approche de la culture russe de cette époque : la philosophie est vue comme
un objet de curiosité qui imprègne la société cultivée de l’époque, mais elle n’est pas
envisagée en elle-même, en tant qu’elle pourrait avoir un développement propre. C’est à partir
de concepts traditionnels de la pensée russe qu’elle est prise en compte (uni-totalité, idéalisme
concret, métaphysique, irrationalisme), à partir de penseurs déjà connus pour l’influence
qu’ils ont exercée ou la place qu’ils ont occupée dans la vie culturelle (pour ne pas dire
mondaine) de l’époque, à la rigueur à travers des revues plus spécialisées qui permettent
d’avancer le vocable de « scientifique »2.
Nous proposons de tirer ici toutes les conséquences de l’usage fait par Ermitchev de
l’expression « Âge d’or de la philosophie en Russie », et d’inverser la perspective
habituellement prise : penser l’époque de l’ « Âge d’argent » non point à partir de l’histoire de
la littérature, mais à partir de la philosophie elle-même. Non pas la « pensée russe », mais « la
philosophie en Russie » avec ses questionnements spécifiques, avec aussi sa contribution à
l’histoire générale de la pensée. La philosophie envisagée non point à partir de l’étude des
textes littéraires, pour en éclairer certains aspects ou pour élucider certaines influences, mais
la philosophie en tant que domaine à part entière du savoir, susceptible, en tant que telle,
d’ouvrir de nouvelles perspectives à l’étude de cette période de la culture russe.
1 Galaktionov A., V. Doudenkov, A. Ermitchev, A. Zamaleev, Russkaja Filosofija, konec XIX-načalo XX veka
(La philosophie russe. Fin du XIXè et début du XXè siècle) Saint-Pétersbourg, Université de Saint-Pétersbourg,
1993, p.5.
2 Par exemple, la revue Logos qui, pour sa version russe, paraît à Moscou, aux éditions Musaget, à partir de
1910.
2
Tout d’abord et dans une telle perspective, les sociétés philosophico-religieuses de
Moscou et de Saint-Pétersbourg (nous ne reviendrons pas ici sur leur histoire maintenant bien
connue3) cessent d’être envisagées comme les lieux à partir desquels peut être pensée
l’histoire de la philosophie de l’époque. Dans la perspective que nous essayons d’ouvrir, elles
ne sont que des lieux de rencontre de différents domaines (la littérature, l’art, la religion, la
politique, la philosophie) avec ce que cela implique d’influences intéressantes et de points de
rencontre à analyser ; elles sont, il est vrai, comme le sont d’autres sociétés ou lieux de
réunions de l’époque (par exemple, à Moscou, autour la Maison d’édition Musaget, ou à
Saint-Pétersbourg, dans la tour de V. Ivanov4), un espace privilégié de dialogue permettant le
surgissement d’idées originales, mais elles ne sont pas, et ne peuvent pas être, un lieu se
développeraient des problèmes philosophiques proprement dits, elles ne sont pas non plus le
lieu où une pensée lentement mûrie et constituée se communiquerait à un auditoire attentif.
Il faudrait citer ici quelques paroles de G. Chpet qui illustrent bien ce que nous voulons
dire. En 1912, alors qu’il était en séjour d’études à Göttingen, il écrivait à Natalia Goutchkova
en se souvenant de sa vie à Moscou :
« A Moscou, mes amis me reprochaient de ne pas écrire, mes ennemis profitaient de cela
pour parler de l’inconsistance de ma pensée, ils disaient à qui voulait les entendre que je ne
voulais pas dire ce que je pensais… Mais moi je savais ce que je faisais, ce que je voulais, et
pourtant je me taisais… C’était très dur pour moi, mais mon amour-propre y trouvait une
certaine satisfaction : se taire tant que la pensée n’avait pas atteint sa maturité. J’avais tant
envie pourtant, tant envie de trouver quelqu’un à qui j’aurais pu faire part de ces pensées qui
n’étaient pas encore mûres… A tout je devais réfléchir seul ; non seulement je sentais que
cela me privait d’encouragement, de stimulation, mais j’en éprouvais aussi une sorte de
malaise, comme lorsque l’on est assis seul, vraiment seul, dans un grand laboratoire vide… »5
3 Cf. en particulier, en français, l’article de Jutta Scherrer, « La quête philosophico-religieuse en Russie au début
du XXè siècle, Histoire la littérature russe, Le XXème siècle. L’Âge d’argent, sous la direction de E. Etkind, G.
Nivat, I. Serman, V. Strada, Paris, Fayard, 1987, pp. 190-219.
4 On pourrait citer : La Fraternité chrétienne du combat (Xristjanskoe Bratstvo Bor’by) de Ern et Sventitski, le
Cercle des chercheurs de l’éducation chrétienne (Kružok iščuščix xristjanskogo prosveščnija) de Novoselov,
l’Union de la Politique chrétienne (Sojuz Xristjanskoj politiki) de S. Boulgakov, ou à Saint-Pétersbourg, le
groupe Fakeli (Les Flambeaux).
5 G. Chpet, Žiznv pismax (La vie au travers des lettres) Moscou, ROSSPEN, 2005, p. 99 : « В Москве меня
друзья упрекали в том, что я не пишу, враги указывали на это как на мою несостоятельность, кричали,
что я скрываю свои взгляды, потому что их у меня нет... Я знал, что я делаю, чего хочу, и всё-таки
3
Pourtant Tatiana Schedrina, qui se consacre actuellement à la publication des œuvres
de Gustav Chpet, parle bien d’une « sphère d’entretien » (sfera razgovora), d’un « espace de
dialogue », évoqué par Chpet lui-même (qui avait quant à lui emprunté cette expression au
philosophe écossais Alexandre Bain, dans une perspective d’analyse de la fonction
communicationnelle du langage), et favorisant le surgissement et le développement de la
pensée6. Il n’empêche qu’elle donne aussi de nombreux éléments permettant de reprendre en
considération l’histoire de la philosophie à cette époque, à partir d’événements de la pensée et
d’espaces de communication qui ne sont pas ceux que nous avons eu l’habitude de prendre en
considération jusqu’ici.
Une indication du sens que nous pouvons donner à cette modification de perspective
peut être trouvée dans un écrit plus tardif de Gustav Chpet. C’est dans l’introduction de son
Aperçu du développement de la philosophie russe, publié en 19227, qu’il expose clairement sa
pensée sur ce qu’il faut entendre par philosophie, et sur ce que cela implique pour l’histoire de
la philosophie en Russie.
Pour lui, le caractère « national » de la philosophie se perçoit non pas « dans les
réponses données », mais « dans la façon de poser les questions »8. Si la philosophie est un
domaine indépendant du savoir, toute réponse qu’elle apporte doit être de « nature
scientifique » et « la même pour tous les peuples et toutes les langues »9. C’est donc en tant
que la philosophie est un savoir à part entière que Chpet donne les critères permettant de
prendre en compte son évolution dans le cadre de la culture russe :
« Je pose que la philosophie comme savoir est le degré historique et dialectique
supérieur de la philosophie, mais par cela je ne nie pas, au contraire, j’affirme la présence
молчал... А мне было очень тяжело, но в этом было какое-то удовлетворение самолюбия: молчать, пока
мысль не созреет окончательно. Но самому так хотелось, так хотелось найти человека, с которым я мог
бы делиться и несозревшими мыслями... Мне приходилось всё обдумывать одному, но я чувствовал от
этого не только недостаток в побуждении, поощрении, но и внутренне было как-то неуютно, как будто
сидишь один-одиношенек в громадной пустой лаборатории... »
6 T. Schedrina, “Ja pišu kak exo drugogo…” Očerki intellektual’noj biografii J’écris comme l’écho d’un
autre…” Essai de biographie intellectuelle) Moscou , Progress-Tradicii, 2004, p. 11 et 17
7 G. Chpet, « Očerk razvitija russkoj filosofii » (Aperçu du développement de la philosophie russe), Sočinenija
(Oeuvres), Moscou, Pravda, 1989, pp. 9-342.
8 Ibid., p.12.
9 Ibid.
4
d’une période historique de préparation, pendant laquelle la philosophie devient une partie
intégrante du savoir »10.
Et il ajoute :
« Ma conviction est que la philosophie russe a commencé précisément à s’approcher
de ce stade de développement »11.
Nous n’adopterons pas l’idée que la philosophie en Russie n’arrive à sa maturité qu’à
l’époque soviétique. Avec le recul, nous savons très bien qu’aux dépens même de Gustav
Chpet et de tant d’autres, c’était à l’étouffement progressif de la philosophie que nous allions
assister, pour de nombreuses décennies. Mais en revanche, de l’approche faite par G. Chpet,
nous retiendrons l’idée qu’en Russie, il y a, comme partout ailleurs, un domaine spécifique du
savoir qui est celui de la philosophie, qu’il y a des individus qui ont participé de l’évolution
de ce domaine du savoir, des lieux spécifiques qui ont permis leur travail, leurs rencontres, la
communication de leurs démarches et de leurs idées, qu’il y a aussi une période où la
réflexion philosophique atteint à sa maturité, notre projet étant de montrer que cette période
est précisément celle qui, traditionnellement appelée « l’Âge d’argent de la littérature russe »,
peut être également considérée comme « l’Âge d’or de la philosophie en Russie ».
Nous empruntons aussi à Gustav Chpet l’idée qui nous permet d’introduire ce que
l’on doit entendre en Russie par philosophie comme savoir. Dans le contexte de la culture
russe, la philosophie accède à sa maturité dans la mesure elle parvient à se libérer de ce
dont elle a été la servante et de ce dont elle dépend encore très souvent : la politique ou la
religion. Si nous prenons cette idée comme ligne directrice de notre présentation, nous avons
les éléments qui nous permettent de délimiter chronologiquement la période que nous
voulons envisager : c’est dans la mesure la philosophie se développe par elle-même, - sur
la base d’un héritage qui lui est propre et en incorporant dans le matériau philosophique déjà
existant des éléments nouveaux -, c’est dans la mesure elle parvient à se tenir à l’écart de
l’emprise du religieux ou de la dépendance du politique, que nous la prenons ici en
considération. Dans l’histoire de la culture russe, compte tenu des circonstances historiques et
du contexte politique et social, en mettant aussi de côté la question de la philosophie du
XVIIIè siècle à laquelle elle fait, par certains de ses aspects, écho, c’est la fin du XIXè et le
début du XXè siècle qui donnent le cadre de l’apparition et du développement de la
philosophie comme savoir.
10 Ibid.
11 Ibid.
5
Nous ne chercherons pas ici à présenter les courants qui, à partir des années quatre-
vingt du XIXè siècle, sont apparus et ont engendré, en Russie, de véritables travaux
philosophiques. Les études consacrées aux influences des philosophes occidentaux sont de
plus en plus nombreuses et permettent de situer les œuvres des philosophes russes non plus
seulement dans la ligne de l’héritage de la pensée russe religieuse ou de V. Soloviev, mais
dans celle de l’héritage de la philosophie classique ou moderne en tant que telle. Ainsi
l’intuitionnisme de N.O. Lossky est-il davantage rattaché, par l’intermédiaire de ses études
logiques, à la pensée de Bergson12, et des travaux comme ceux de B. Iakovenko peuvent-ils
être considérés comme participant de l’évolution de la philosophie en Russie13. Des
perspectives nouvelles, davantage basées sur l’usage de la logique, peuvent également être
données à l’étude d’œuvres aussi importantes que celles de S. Frank (1877-1950) ou de L.
Lopatine (1855-1920).
Nous chercherons plutôt à tracer ici, à partir des principes qui viennent d’être énoncés,
les lignes directrices d’une présentation possible de l’évolution de la philosophie à l’époque
de l’Âge d’argent, en montrant, d’une part, le rôle positif qu’a joué, pour le développement de
la philosophie en tant que science, le voisinage de la psychologie expérimentale, et en
relevant, d’autre part, les étapes d’une évolution marquée par les déplacements de personnes,
qui, en allant d’une ville universitaire à une autre pour des raisons professionnelles, faisaient
circuler de nouvelles méthodes de travail, les faisaient évoluer dans la mesure des influences
qu’elles subissaient, et participaient ainsi à instaurer un nouveau contexte culturel, dans lequel
la philosophie pouvait exister comme domaine à part entière du savoir.
Si nous retenons comme cadre privilégié d’une telle présentation, le développement de
la philosophie au sein de l’institution elle est censée pouvoir le plus prétendre à
l’autonomie et à la scientificité, - nous voulons parler de l’Université -, les années quatre-
vingt du XIXè siècle peuvent être indiquées comme étant sans équivoque le moment se
mettent en place les structures qui vont permettre ce développement. C’est en effet à cette
époque qu’à Moscou autant qu’à Saint-Pétersbourg la philosophie se trouve mise en rapport,
d’une façon ou d’une autre, avec la psychologie. Alors qu’à Moscou, le titulaire de la chaire
de philosophie, le Professeur M.M. Troïtski, fonde, en 1884, la Société de Psychologie près
l’Université de Moscou, à Saint-Pétersbourg, le professeur M.I. Vladislavlev, connu pour son
12 Cf . F. Nethercott, Une rencontre philosophique. Bergson en Russie (1907-1917), Paris, L’Harmattan, 1995.
13 M. Dennes, Husserl-Heidegger, Influence de leur oeuvre en Russie, Paris, l’Harmattan, 1999, pp. 64-69 et p.
83, n. 41.
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