POLITIQUE ET ÉCONOMIE CHEZ SAINT THOMAS D`AQUIN

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POLITIQUE ET ÉCONOMIE
CHEZ SAINT THOMAS D’AQUIN.
QUELQUES REMARQUES
EN MARGE DU DE REGNO
Claude Karnoouh*
Rezumat
Studiul analizează reacţia Sfântului Toma din Aquino, continuator al
tradiţiei peripatetice în filosofia politică, în faţa dezvoltării economiei de
schimb a oraşelor italiene de la sfârşitul secolului al XIII-lea. Profesorul
Claude Karnoouh centrează această analiză din perspectiva modului în care
Sfântul Toma a sesizat şi a respins conceperea banului ca valoare în sine.
Sensul acestei respingeri are loc din perspectiva “unui model ideal socio-politic,
ca o linie defensivă îndreptată contra unui pericol vizând esenţa creştinismului, ca o unică
şi indiscutabilă determinare divină a lumii” (p. 3). În urma analizei refuzului
tomist al noii atitudini relative la problema schimbului, profesorul
Karnoouh face un portret al destinului filosofiei politice tomiste, în care
contradicţia dintre puterea spirituală şi puterea temporală, împreună cu teleologia produsă în gândirea politică de principiul analogiei între ierarhia
lumii şi ordinea politică reprezintă motoare ale unui model politic în care
scopul final are în vedere mântuirea.
Însuşi eşecul acestui proiect politic, ilustrat prin conflictele politice ale
secolelor ulterioare (străine de acest model) este destinat în istoria gândirii
politice prin sesizarea, în opera tomistă a faptului că dobânda cămătăriei
„autonomizează timpul de lucru al banului în autoreproducerea lui” (p. 7), întrucât
răpeşte timpul destinat divinităţii şi prin aceasta “fură din timpul pe care Dumnezeu l-a oferit gratuit oamenilor” (ibidem).
Analiza profesorului Karnoouh este simultan o încercare de clasificare a
condiţiilor de posibilitate a reflecţiei asupra tradiţiei istorice şi filosofice medievale în contextul gândirii româneşti şi al modelelor culturale actuale.
S’il est chose notable dans le renouveau des recherches
humanistes en Roumanie postcommuniste, il faut alors convenir
que l’intérêt pour la philosophie médiévale des théologiens latins
fait partie non seulement de ce renouveau, mais que les
traductions d’un certain nombre de textes majeurs apparaissent
dorénavant comme autant d’authentiques innovations dans
*
CNRS-Paris şi Universitatea Babeş-Bolyai Cluj.
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CLAUDE KARNOOUH
l’histoire culturelle roumaine. Cependant, malgré les
commentaires que ces textes suscitent, d’aucuns savent qu’un
début ne permet pas d’aborder tous les sujets, les forces vives
manquent. De plus, la philosophie médiévale n’apparaît pas aux
esprits simples, ou, à ceux, plus nombreux, agités par les bruits
parasites du présent, comme une urgence. Ceux, parmi les jeunes
et les moins jeunes universitaires, qui confondent la possession
d’un téléphone portable avec la patience exigée par
l’apprentissage sérieux des décours de la pensée, ceux qui
s’abusent dans l’excitation glaciaire de la « postmodernité » et
oublient la prudence exigée par la méditation, devraient
comprendre – mais le peuvent-ils encore ? – que l’Europe occidentale est ce qu’elle est dans sa présence hic et nunc, parce que,
d’une manière ou d’une autre, la philosophie médiévale, à un
moment ou à un autre, soit par adhésion à son propos
(thomisme et néo-thomisme) soit par rejet (les Réformes et leurs
diverses facettes) soit par négation (les divers types
d’agnosticisme), a engendré des effets tangibles sur les pratiques
sociales, politiques et économiques. Dès lors, si rien ne peut
jamais être réactualisé comme expérience de vie (l’histoire ne
ressert jamais deux fois la même soupe), il serait néanmoins sage
d’envisager ces lectures et relectures de philosophies médiévales
– qu’il conviendrait de compléter par quelques leçons
d’histoire – comme une expérience irremplaçable de la pensée.
Il semble que les jeunes gens et jeunes filles qui se sont
spécialisés dans ce domaine ardu et redoutable du savoir
européen, s’en tiennent pour le moment à l’explicitation en
roumain – cet aspect linguistique est fondateur et essentiel – des
thèmes métaphysiques soulevés par ces théologies
philosophiques ou de ces philosophies théologiques : l’essence,
l’éternité ou non du ou des mondes, la négation de la
Providence, le statut des anges, le créé, l’incréé, le créateur, les
catégories analytiques grecques dans leur traduction latine
(homologie ou homonymie du sens), le nominalisme et/ou le
réalisme, l’unicité de l’intellect, la négation ou l’affirmation de la
liberté humaine, le statut de l’aristotélisme, le rapport à l’héritage
platonicien, à celui de l’augustinisme. Il y a là une richesse de
thématiques qui ne s’épuisera pas en quelques années.
Rien que de hautement légitime en tout cela. Cependant, les
scolastes ne se laissèrent pas enfermer dans les seuls débats logi-
POLITIQUE ET ECONOMIE CHEZ SAINT THOMAS
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co-métaphysiques ou logico-théologiques, ils furent aussi des
penseurs qui, une fois formulés les principes premiers et les fins
dernières organisant et dirigeant la communauté des hommes,
ont aussi observés le monde dans lequel ils vivaient pour, chacun
en sa guise, essayer de formuler, mais aussi de formaliser des
modèles d’action afin de construire le futur tel qu’ils pensaient en
avoir trouvé la forme, le contenu et le sens ultime dans une
herméneutique des desseins divins. Afin de prévenir les crises ou
tenter de les résoudre, c’est-à-dire, afin d’obvier aux dysfonctions
socio-politiques d’une ampleur telle qu’elles eussent pu, à tout
moment, entraîner la papauté, des royaumes, des principautés,
les duchés à leur ruine, ils proposaient des solutions pratiques en
harmonie avec les principes premiers et les fins dernières d’une
pensée éclairant le devenir dans la seule guise de la révélation
chrétienne.
C’est cette dimension politique, économique et sociale qui est
pour le moment largement abandonnée de nos jeunes collègues
roumains, car la richesse exubérante de la pensée médiévale est
telle qu’elle ne peut être exploitées simultanément par quelques
uns et ce d’autant plus qu’ils n’ont pas, en Roumanie, le soutient
d’une puissante école d’histoire du Moyen-âge occidental. Car en
toute chose entreprise avec sérieux, il convient de se garder de la
précipitation, des raccourcis faciles, des énoncés spectaculaires,
mais creux qui, un peu partout, malheureusement fleurissent
sans vergogne en ses temps de transition. Cependant, ici, en
Roumanie, et pour la première fois avec cette ampleur, le
développement des études de philosophie médiévale (je ne parle
pas de théologie que je laisse aux facultés du même nom1)
permet, une fois encore, de mettre à jour l’idéologie que la
Renaissance, dès Pétrarque, a léguée à la métaphysique moderne,
aux Lumières, et au-delà, à ses développements modernes et
postmodernes, celle qui renvoie le Moyen-Âge aux ténèbres de la
barbarie !2 Toutefois, pour ne pas tomber dans l’anachronisme
1 Je suis de ceux qui, suivant la leçon de Leo Strauss, repousse toute idée
de philosophie de la ou des religions, surtout lorsqu’il s’agit des religions
révélées. Dans un texte célèbre, Athènes ou Jérusalem, Leo Strauss a mis, sans
contestation possible, les choses au point : soit l’on parle du point de vue de
Jérusalem et l’on se tient dans la théologie soit l’on parle du point de vue
d’Athènes et l’on se tient dans la philosophie.
2 N’oublions pas que la Renaissance commence en Italie un demi-siècle
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CLAUDE KARNOOUH
trompeur, il faut préciser que la notion de barbarie a changé de
sens entre Pétrarque et les Lumières : pour le premier la barbarie
était moderne, sous la forme de la scolastique et du « gothique »
opposée aux valeurs défendues par les penseurs païens de
l’Antiquité ; pour les penseurs des Lumières la barbarie est tout
aussi « gothique », mais cette fois parce qu’elle était archaïque,
abandonnée par la métaphysique moderne qui donna son fond
ontologique à la science.
Néanmoins, s’il y a eu une renaissance de l’Europe occidentale
et de l’Europe catholique, c’est bien au Moyen-âge qu’elle
commença, avec des penseurs comme Abélard, mais aussi avec
des princes comme Frédéric de Hohenstauffen et sa cours
d’érudits et de traducteurs. Ce qui manque à la Roumanie du
point de vue des études médiévales occidentales, ce sont des
historiens compétents qui en connaîtraient parfaitement les
sources afin d’offrir des cours rappelant aux philosophes la très
complexe histoire du Moyen-âge. En effet, c’est pendant le
décours de quatre siècles, XIIe, XIIIe, XIVe et XVe, que des
événements ont préparé, engendré, déployé la plupart des
facteurs intellectuels et des pratiques, des institutions et des
formes politiques qui ont fait de la modernité une possibilité
réalisée. C’est durant ces siècles que se sont forgées, par exemple,
les réflexions décisives sur la souveraineté, la légitimité, la source
du droit des gens, la naissance du droit international, mais aussi
celle de la démocratie urbaine, véritable origine (et non la
démocratie grecque) de notre démocratie moderne ; et, last but
not least, c’est durant cette période que des clercs tel Marsile de
Padoue (Defensor pacii) ont repensé les relations entre les groupes
sociaux urbains et ruraux et le pouvoir politique, et ont
développé les premières théories de la laïcisation du pouvoir
politique, celles du contrat et de la séparation des pouvoirs. C’est
après la mort de saint Thomas (1274), avec Pétrarque (1304-1374) qui
défend le « retour aux sources antiques, et englobe sous le qualificatif
péjoratif de ‘Modernes’ toute la science des facultés de théologie et de droit
de son époque, ainsi que le style ‘gothique’ qui leur correspondait dans les
arts et les lettres, », cf. Marc Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », in La
Querelle des Anciens et des Modernes, XVIIe-XVIIIe siècles, Gallimard, Folio-classique, Paris, 2001, p. 7. Cette idée de barbarie médiévale est
parfaitement battue en ruine par Alain de Libera, cf. Penser au Moyen Âge,
Édit. du Seuil, Paris, 1990.
POLITIQUE ET ECONOMIE CHEZ SAINT THOMAS
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de ce monde dont l’Europe occidentale porte encore héritage,
dût-il aujourd’hui apparaître vers sa fin.
Si donc j’insiste à nouveau sur cet aspect politico-social, c’est
que son rappel me paraît décisif à une intelligence de l’Occident
européen. Dès lors que la Roumanie souhaite présentement
entrer dans l’Union européenne, il faut que ses futures élites
sachent, ne serait-ce que symboliquement, quel est l’héritage
spirituel dont cet Union témoigne. Car, ni les incantations et les
slogans répétés à satiété par des journalistes stipendiés ni les
grimoires des demi-savants de pseudo-sciences nommées
politiques en quête de gloire médiatique ou de pouvoir
universitaire, ni la politique spectacle offerte par des politiciens
en mal d’imagination et de culture, ne peuvent remplacer le
poids de la connaissance et de l’analyse des concepts, des
notions, des représentations, des théories, – les Arts libéraux
eut-on dit au Moyen-âge –, qui se sont forgés au cours du temps,
ni se substituer à leur réel apprentissage, en bref à l’authentique
humilité qui doit présider à toute initiation lorsqu’il s’agit de
comprendre et d’interpréter des manières de penser devenue
éloignées de toutes nos expériences quotidiennes. C’est pourquoi
il faut que la Roumanie crée cette école de médiévistes (de
philosophes et d’historiens) qui sortira enfin son historiographie
d’un provincialisme certes parfois érudit, mais à l’horizon
interprétatif bien étroit. Il faudra bien qu’un jour, philosophes et
historiens roumains du Moyen-âge occidental participent de
plein droit à des colloques pour y apporter leur contribution, et
non y venir pour donner quelques précisions – quelques
friandises intellectuelles – sur ce qui se passait aux marges de la
catholicité, aux limites extrêmes de la Transylvanie. La vie
intellectuelle, politique et économique du Moyen-âge latin, sa
philosophie, son enseignement, ses débats et ses conflits se sont
déployés à l’intérieur d’un quadrilatère qui va de la Catalogne à
l’Italie centrale, à l’Allemagne occidentale et centrale, jusqu’aux
confins polonais de Cracovie, du sud de l’Angleterre, à la France
de Paris à Auxerre et jusqu’à Montpellier. Que cela plaise ou non
aux protochronistes3, c’est ainsi, et nous n’y pouvons rien. C’est
3 Nom donné aux philosophes, historiens, essayistes, romanciers, poètes
roumains qui, semblables aux narodniki russes, pensent qu’il existerait dans
l’historicité de la modernité de l’État-nation une catégorie ontologique
comme un « être éternel de la roumanité ».
88
CLAUDE KARNOOUH
une géographie spirituelle et politique qui s’est tracée ainsi et au
cœur de laquelle il faut nous placer.
Mais que vient donc faire parmi vous un non-spécialiste de
Saint Thomas ? Pourquoi participe-t-il aux travaux de cette
société savante aux activités dévolues aux commentaires des
œuvres du grand scolaste et à celles de ses pairs ? De fait,
pourquoi a-t-il accepté l’invitation de Monsieur Alexander
Baumgarten, son jeune collègue et déjà distingué savant en
affaires de philosophies médiévales ? La raison pourrait en être la
vanité et il n’en est pas dépourvu, mais ni plus ni moins que
d’autres universitaires.
Toutefois quelque chose de plus (ou de moins) que la seule
vanité m’a poussé à oser ce pas. J’ai souhaité soumettre au
jugement de mes pairs (fussent-ils de jeunes pairs) une lecture de
saint Thomas qui depuis quelques années fait l’objet d’une partie
du cours de philosophie politique et sociale que je délivre à
l’université Babeş-Bolyai de Cluj… En effet, personne ne me
déniera l’intérêt que, de longue date, j’ai montré pour l’histoire
de la pensée politique et économique dans ses rapports aux
pratiques effectives. Si j’ai accepté l’invitation qui me fut
aimablement proposée par Monsieur Baumgarten, c’est que j’ai
quelque peu réfléchi aux intentions de saint Thomas lorsqu’il
proposa son modèle idéal socio-politique comme ligne de
défense à l’encontre d’une menace visant l’essence de la
chrétienté, l’unique et indiscutable détermination divine du
monde. Or cette menace n’est rien moins que le développement
d’une nouvelle économie de l’échange qui n’avait pas encore de
nom, mais qui déjà bouleversait les conceptions, les notions et
les concepts que les élites de cette époque avaient du temps, de
l’argent, de l’espace, de la souveraineté, du pouvoir, c’est-à-dire
les conceptions du politique, et donc de l’éthique, et, par-delà, du
devenir. C’est de la peur de ce qui, plus tard, se nommerait le
capitalisme, et de la tentative d’en conjurer l’advenue par un
modèle théo-onto-logico-politique dont je souhaiterais vous
entretenir, sans outrepasser les limites de mes compétences, mais
surtout celles de votre patience.
POLITIQUE ET ECONOMIE CHEZ SAINT THOMAS
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Le monde comme horizon de sens de la Révélation et du Salut
Le modèle politique de la société idéale selon saint Thomas est
exposé dans un opuscule De Regno (1265-1267)4 écrit pour le
jeune Hugues II de Lusignan, roi de Chypre depuis le berceau
jusqu’à sa mort à 15 ans en 1267. Dans le droit fil de la
conception à la fois logique et politique d’Aristote, Thomas
assume que le Tout est plus important que les parties qui le
composent, et donc que le Royaume terrestre du prince l’est plus
que l’une quelconque de ses fractions sociales. Toutefois, le
royaume terrestre du Prince n’est, à son tour, qu’une partie du
royaume engendré par la création divine. De fait Thomas
transforme l’origine première de la Cité aristotélicienne dans la
nature, en une origine seconde qui provient de la création divine,
tant et si bien qu’on peut dire que le travail de Thomas vise à
accorder Aristote à la révélation en plaçant la factualité naturelle
de la vie en communauté de l’homme (l’homme étant par nature
un animal social) dans une nature engendrée par la création. Dès
lors la raison première et la fin ultime de l’institution du royaume
terrestre doit être cherchée dans l’institution du monde. On peut
donc résumer brièvement la position thomiste comme une
théologie créationniste et, dans ce cadre, remarquer qu’elle vise à
donner au dogme de la création le fond de la doctrine et de la
logique aristotéliciennes. Du point de vue du fondement de la
philosophie politique il n’y a donc rien de véritablement nouveau
chez Thomas sauf que le naturalisme aristotélicien trouve sa
nouvelle conformation et confirmation dans les Écritures, qui
subordonnent la nature à la création divine. C’est pourquoi il
convient, dès maintenant, de remarquer combien toute
conception moderne du politique est, en son essence,
anti-thomiste, non seulement parce qu’elle trouve sa légitimité
dans la société civile en tant que totalité, mais précisément parce
que, grâce au contrat, cette totalité s’établit et se fonde contre la
nature ou contre le Dieu créateur de la nature (cf. la notion de
contrat tant chez Hobbes que chez Rousseau).
4 De Regno, in Sancti Thomae de Aquino Opera omnia, t. 42, Rome, 1979, pp.
417-471. Le reste des conceptions politiques et économiques de saint
Thomas se trouvent dans les ouvrages suivants : Somme théologique, seconde
partie de la seconde partie, 77.1, 78.1, 78.2 ; Sententia libri politicorum,
troisième livre, leçon 5.
90
CLAUDE KARNOOUH
En résumé on peut dire que Thomas adopte comme
axiomatique politique le point de vue de la fin, et qu’ainsi, toute
action positive accordée au bon gouvernement sera celle qui
ouvre, par sa pratique, le chemin qui mène au Salut. Le bon
gouvernement s’identifie donc au gouvernement chrétien des
hommes. Aussi penser le politique et la politique chez Thomas,
est-ce penser la fin.5 Mais penser la fin implique le retour vers
une origine où repose la légitimité du pouvoir. Dès lors, penser
la fin dans la légitimité de son origine, sachant que cette origine
tient de la divinité, c’est placer le principe fondateur du pouvoir
ailleurs qu’en lui-même ; en d’autres mots, c’est faire dépendre le
pouvoir, en tant que théorie de la puissance et praxis de la
théorie, d’une puissance extérieure au pouvoir lui-même, tant et
si bien que le pouvoir réel du Prince ne peut être défini jamais
par une souveraineté plénière. En effet, une souveraineté relative
n’est pas une souveraineté, car la souveraineté est ou n’est pas.
Une fois encore on saisit combien la pensée thomiste est
fondamentalement anti-moderne, parce que la théorie place le
pouvoir réel dans une position de soumission à l’égard d’une
puissance supérieure et normative qui définit impérativement ce
qui est bon par nature6 ; or, ce qui est bon par nature, dérive de
la bonté originaire, laquelle n’est autre que céleste, c’est celle de
Dieu qui ouvre la société humaine au Salut.
Puisque l’origine de l’homme social est dans la nature et que la
nature est crée par le Dieu unique, la fin de l’homme social ne
peut être que dans le ciel, et donc la bonne vie terrestre que les
hommes cherchent à organiser (la praxis du politique) a pour
orientation l’accès à la vie bienheureuse dans le ciel. Ce qui
ressort à l’ordre du bien dans la vie terrestre est donc toujours
5 On retrouve cette approche dans les utopies modernes qui ont mené à
de grands massacres. Dès lors que le politique n’est plus pensé et agi
comme l’art du possible, c’est-à-dire l’art du compromis, mais comme
l’accomplissement d’une fin donnée comme axiome originaire, alors la
pratique politique effective devient totalitaire puisque le devenir (la
réalisation du bon gouvernement) doit accomplir sans faiblir la fin affirmée
dès le début. Rien de ce qui advient dans le décours de la pratique, un futur
sans visage attendu, et qui compose la nouvelle réalité imprévue, ne peut
détourner l’incarnation de l’idée – la volonté affichée de la réaliser – du
chemin qu’elle s’est tracée. Au bout du compte, c’est toujours la réalité, un
temps refoulée, qui finit toujours par resurgir avec force et violence.
6 C’est moi qui souligne.
POLITIQUE ET ECONOMIE CHEZ SAINT THOMAS
91
commandé par les « béatitudes célestes ». Reste à savoir
comment organiser cette vie terrestre afin qu’elle conduise les
hommes dans leur socius aux béatitudes célestes.
Le meilleur régime mondain doit donc dériver de la création
du monde, laquelle se manifeste sous la forme d’une hiérarchie
entre les catégories. C’est pourquoi l’art de gouverner qui se
déploie selon le principe de l’imitatio ou de la mimétiké,
s’articulera selon une hiérarchie. Enfin, l’art que le Dieu unique
met à ordonner le monde à sa fin, au Salut, doit donc être le
modèle du gouvernement terrestre. Donc la juste Cité terrestre
est celle qui est orientée à sa fin propre par une cause unique qui
la guide. Cette cause n’est autre que le roi, car si un seul a créé et
ordonné l’univers, un seul est à même de discerner le bien et ce
qui permet d’orienter la Cité vers le meilleur. En bref, Dieu
ordonne le monde et le roi la Cité. La récompense attribuée au
bon roi c’est Dieu qui la lui donne, c’est pourquoi il (le Roi) n’est
dépendant que de Lui (Dieu) ou de son représentant. C’est en
soumettant la souveraineté du royaume et le pouvoir de celui qui
le représente, le roi, à Dieu, que saint Thomas peut ainsi
soumettre le roi au premier des représentants de Dieu sur Terre,
au Pape. Il y a là une manière théo-logique explicite de limiter la
souveraineté politique qui dissimule une logique implicite du
pouvoir réel apparaissant dans la lutte menée par la papauté
contre la tentation des princes de capturer le pouvoir spirituel. Il
s’agissait de mettre définitivement terme à la querelle des
Investitures et donc de limiter, au nom de la conception
« correcte et juste » de la foi, et le pouvoir ecclésiastique réclamé
par l’empereur allemand en tant qu’empereur du Saint empire
romain germanique, et, celui déjà gallican des rois de France.
Voilà du côté des princes, quant au peuple, entendu comme le
peuple chrétien, tout pouvoir de contrôle lui est dénié. En effet,
le peuple ne peut jamais se révolter contre le roi, puisque le roi
est la projection-imitation de l’ordre divin dans l’espace de la
société humaine et qu’une révolte entraînerait donc une
confusion de la hiérarchie et, par là-même, une confusion de
l’ordre du monde. Aussi le mauvais Prince ne peut-il être
sanctionné que par celui qui lui est supérieur, c’est-à-dire par le
Pape. Dès lors seul le Pape peut accorder au peuple la liberté de
déposer son Prince lorsqu’il l’excommunie, le déclare hérétique
ou schismatique. En théorie, le Roi ou l’Empereur n’est que
92
CLAUDE KARNOOUH
l’instrument qui actualise ou promulgue la loi divine sans jamais
pouvoir en promulguer l’essence.
On peut ainsi résumer la théorie politique de saint Thomas : il
argumente un ordre analogique entre l’ordre divin et
l’organisation politico-sociale. Le Roi est dans son royaume
comme l’âme dans le corps et comme Dieu dans le monde.
Ainsi, dans les affaires des hommes, le Roi agit à la place de
Dieu, comme son aide. Partant, le Roi exerce une providence
déléguée par la suprême Providence en fonction d’une analogie
fondée sur une théologie du monde logico-déductive. Thomas
peut donc assumer que le bon gouvernement accomplira ce
pourquoi il y a un chef voulu par la divine Providence sous le
contrôle ultime de celui qui en est le représentant éminent sur la
Terre, le Pape.
Comment, en la guise de Dieu, gérer l’économie ?
C’est dans l’horizon de sens (axiomatique, finalité et axiologie)
déterminé par l’art divin de créer le monde et son imitation
comme art de gouverner la communauté naturelle du vivre
ensemble des hommes que saint Thomas développa ses
conceptions économiques. Toutefois, avant de poursuivre
l’analyse de la conception thomiste de l’économique, je
souhaiterais donner quelques précisions factuelles qui permettent
de comprendre le défi auquel saint Thomas se trouva confronté.
En ce milieu du XIIIe siècle, l’Italie de Thomas est le centre
d’une gestation économique, qui quatre siècles plus tard,
deviendra la révolution la plus radicale qu’ait connu l’humanité
après la révolution néolithique. Il s’agit de la naissance et du
développement du capitalisme, certes encore mercantile, et,
cependant, en certains lieux déjà pré-industriel. Venise et son arsenal représentent l’exemple inaugural de cette innovation très
précoce, mais aussi bientôt Gènes, et bien sûr Florence et
Prato… Déjà, à la fin du XIIe siècle certains monastères
cisterciens pratiquaient une véritable politique économique
fondée sur la division internationale de la production, articulée
autour de l’import/export. Thomas sait parfaitement que le
commerce a déjà fait de certaines villes italiennes, mais aussi
allemandes, anglaises et françaises, des centres de contestation
POLITIQUE ET ECONOMIE CHEZ SAINT THOMAS
93
du pouvoir politique des princes féodaux, y compris des princes
ecclésiastiques. Thomas sait parfaitement que le pouvoir royal ou
impérial a signé des chartes de liberté avec des villes, afin
d’affaiblir le pouvoir des grands féodaux. Thomas sait
parfaitement que le commerce ne se réduit pas au transport et à
la revente des marchandises, ni à des participations financières à
ce qu’il faut déjà nommer des sociétés à responsabilités limitées
(SRL), mais que le commerce est déjà conçu comme un
commerce-monde qui implique nécessairement le commerce de
l’argent pour lui-même, c’est-à-dire, le prêt à intérêt.
C’est chez Aristote qu’il paraphrase, qu’il a trouvé les
arguments logiques qui complètent les affirmations évangéliques
s’élevant contre l’autonomie de l’argent. En effet, pour la
théologie du Salut cette autonomie engendre la ruine de la
transcendance, en ce que l’intérêt est la manifestation de
l’immanence de l’argent, c’est-à-dire le signe et le sens de son
auto-reproduction selon la loi d’une croissance infinie. C’est
donc à partir de l’infinité que l’on peut ressaisir l’enjeu de la
théorie économique thomiste dans l’horizon de sens déterminé
par la transcendance divine.
En parlant de l’argent Aristote l’avait déjà affirmé : « ce n’est
pas l’infini qui commande ». Pour la même raison, saint Thomas
repousse le prêt d’argent contre intérêt parce qu’il est soumis à
l’infinité et engendre la cupidité. Thomas appelle cela l’« échange
de l’argent contre de l’argent » qu’il condamne totalement, tandis
que l’échange de l’argent contre les fruits du travail est quant lui
louable. C’est la théorie du juste prix conçue tant à partir du
revenu du travail que des revenus du commerce lorsqu’il y a
vente, à un prix convenable (sic !), d’un bien nécessaire à la vie
des hommes. Seuls ces bénéfices représentent un gain licite.
Toutes ces limites tracées quant à la nature des gains du
commerce, ainsi que la préférence donnée à une vie collective
autour d’une production et d’une consommation autarciques,
tiennent aux réserves que saint Thomas soulève à l’encontre de
la vie urbaine, perçue comme dangereuse. C’est en effet la ville
qui engendre ces fortes concentrations d’hommes aux humeurs
imprévisibles et incontrôlables, lesquelles sont lourdes de
menaces contre le pouvoir politique et ecclésiastique. C’est
pourquoi l’idéal social de saint Thomas demeure le féodalisme et
sa double base sociale, aristocratique et rurale, assemblée autour
94
CLAUDE KARNOOUH
de l’Église. Mais les villes sont là, avec leur commerce, leurs
banques, l’artisanat et une industrie naissante de plus en plus
indispensable à la richesse et au pouvoir des princes. Les
bourgeois, les artisans et les ouvriers des villes ont lutté ou
luttent encore pour l’obtention de chartes de libertés, et plus
précisément de libertés politiques et de libertés du commerciales
(les premières datent de la fin du XIIe et du début du XIIIe
siècles). Si bien qu’au-delà du danger ontologique qu’à la suite
d’Aristote il saisit dans la domination de l’infinité, saint Thomas
voit poindre ici un autre danger, cette fois ontique, précisément
politique, celui qui entraînerait l’ébranlement de l’ordre
hiérarchique féodal qui tend à imiter idéalement la perfection de
l’ordre hiérarchique naturel créé par Dieu.
Or cet ébranlement de l’ordre hiérarchique féodal retentissant
dans l’ordre politique, vient de la mise en question de la
transcendance par l’argent prêtée. L’intérêt (usura) est injuste en
ce que le bénéfice du prêt serait le résultat de la vente de l’argent
et de l’usage de l’argent. Dès lors prêter à intérêt revient à vendre
deux fois la même chose, la chose et l’usage de la chose, en bref,
on vend quelque chose qui n’existe pas.7 En fait, le prêteur
réclame de l’argent non seulement pour récupérer son capital ce
qui est légitime tant selon Aristote que saint Luc (« prêtez sans
rien attendre en retour » 6, 35), mais encore pour le prix de son
usage ; on agit comme si « quelqu’un vendait du vin et l’usage du
vin ».8 Cette conception du prêt et de l’intérêt saint Thomas la
formule en reprenant mot pour mot Aristote : l’argent est
seulement fabriqué pour faciliter l’échange et non pour se
reproduire car il est fait par l’homme, il n’appartient point à la
nature, à la nature engendrée par Dieu fut l’ajout de saint
Thomas. Ainsi, l’usage propre et donc juste de l’argent est d’être
dépensé pour les échanges : « C’est pourquoi il est illicite en soi
de recevoir un intérêt (pretium) qu’on appelle usure pour l’usage
de l’argent prêté ».9 En ultime instance, « l’acquisition d’intérêts
sur l’argent est contraire au plus haut point à la nature. »10
L’argent étant une chose artificielle, il ne peut faire des « petits »
comme le font les choses naturelles : pour gagner de l’argent, il
7
Somme théologique, seconde partie de la seconde partie, 78.1.
8 Ibidem.
9
Ibidem.
10 Sententia
libri politicorum, troisième livre, leçon 5, 1. 10.
POLITIQUE ET ECONOMIE CHEZ SAINT THOMAS
95
faut du travail, et non de l’argent. Notons que cet argument
soutient déjà une thématique identique à celle que la critique
moderne de l’économie libérale mène à l’encontre de la
domination du capitalisme financier et des spéculations
boursières sur le capitalisme industriel et les activités productives
des seules vraies richesses, celles engendrées par le travail.
Or, si l’intérêt du prêt est contraire à la nature conçue et
réalisée par Dieu, il l’est simultanément et directement contre la
divinité, parce qu’il autonomise le temps de travail de l’argent
dans son autoreproduction. Si comme toute chose naturelle le
temps tient de Dieu, alors l’intérêt qui travaille même les jours de
repos et de fêtes consacrés à louer la divinité, vole le temps à la
divinité, et, volant le temps à la divinité, il le vole aussi aux
hommes puisque Dieu le leur a offert gratuitement. A nouveau,
sur ce point précis les socialistes du XIXe siècle n’eurent pas une
position essentiellement différente de celle de saint Thomas, sauf
que Dieu n’était plus le propriétaire éminent du temps, mais la
société, laquelle était cette fois une production immanente à
l’homme dès lors qu’il s’arrachait à l’état de nature pour vivre en
communauté.
Il fallut attendre 1545 pour que Calvin dans sa célèbre Lettre
sur l’usure affirme l’inverse d’Aristote. Si l’argent « ne fait pas
naturellement de petits » écrit-il, il n’empêche, les « petits » de
l’argent permettent cependant de mettre en œuvre une
production, et le fruit de cette production sera indirectement dû
au capital initial ; c’est donc en raison de cette possibilité
médiatement productive, que l’intérêt détient le caractère d’un
bien productif. On trouve ici l’origine de l’argumentation des
mercantilistes et des économistes libéraux modernes. Soyons
clairs, le protestantisme n’est pas à l’origine du capitalisme, le
capitalisme appartient à l’événement politico-social européen issu
de la chute de l’Empire romain d’Occident, c’est-à-dire à cette
dynamique qui, en marge de la transformation des royaumes
barbares en monarchies féodales, a engendré des villes
commerçantes et pré-industrielles. Toutefois, la Réforme, dans
sa version calviniste, a délivré les hommes de la culpabilité de
l’intérêt, en donnant à son illimitation la légitimité d’une éthique
biblique dans le cadre de la prédestination. En plus de deux cents
pages Max Weber n’a fait que paraphraser cette lettre…
Face à la montée en puissance du monde urbain et de ses
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CLAUDE KARNOOUH
déterminations techno-économiques et politiques, de la liberté
d’action des corporations et des guildes, Thomas réaffirme avec
la force de son argumentation théo-onto-logique l’ordre
immuable de la féodalité sous le contrôle de la papauté.
Les apories de la politique théo-onto-logique de saint Thomas
Que ce soit dans la sphère proprement politique ou dans la
sphère économique, c’est la fin, le salut, comme principe premier
qui commande à l’action des hommes (et non de l’homme). De
cette manière le salut n’est pas concevable sans l’instauration, le
renforcement et la généralisation du royaume chrétien sur terre,
afin de préparer la fin céleste. Il s’agit, en ultime instance, de la
volonté de valider en raison une transcendance révélée et
indiscutable, devant laquelle toute pratique doit plier.
C’est de cette volonté de validation que naissent les
contradictions insurmontables du système politico-théologique
de saint Thomas. Je les énumèrerai succinctement.
Il y a d’abord la pratique politique réelle des Princes qui
répond à des jeux de pouvoir ou de puissance qui n’ont rien
affaire avec l’engagement vers le salut. C’est la contradiction
classique entre l’éthique et la politique (cf. le sort réservé à
l’archevêque Thomas Beckett par le roi d’Angleterre Henri II)
qui recevra une solution pratico-théorique de Marsile de Padoue
d’abord, de Machiavel ensuite, en les dissociant dans l’analyse
théorique et la pratique réelle.
Cette contradiction atteint l’Église elle-même dès lors que
dans sa volonté d’imposer le bon gouvernement capable
d’accomplir la fin menant au salut, elle dut faire usage de la force,
tantôt indirectement en se servant du bras armé du prince,
d’autres fois en s’armant elle-même. En d’autres termes, dès lors
que son pouvoir temporel joua de son pouvoir spirituel, et son
pouvoir spirituel de son pouvoir temporel.
C’est dans le champ de cette contradiction que naquit en Europe occidentale et centrale le conflit entre l’Empire et l’Église
afin de savoir qui, d’entre ces deux institutions « issue de la
volonté divine » (l’Empereur tout comme le Roi est oint) est à
même de faire advenir dans la praxis le bon gouvernement,
c’est-à-dire les conditions de la paix : est-ce la paix de l’Église ou
POLITIQUE ET ECONOMIE CHEZ SAINT THOMAS
97
celle de l’Empire ? C’était là, par exemple, en faveur de l’Empire
la réflexion que Dante développa tardivement dans De Monarchia.
Cependant, la mise dans la forme organisée par la logique
aristotélicienne du rapport entre la fin, l’origine et le modèle telle
que saint Thomas l’a construite établit un modèle de réflexion
(disons scolastique ou mieux logico-scolastique) qui va nourrir la
pensée politique occidentale chaque fois que la fin sera pensée en
fonction de l’accomplissement d’un début où elle fonctionne
comme axiomatique. C’est pourquoi chez Thomas se rencontre,
bien plus radicalement que chez Aristote, l’opposition entre le
réalisme politique et l’idée d’accomplissement d’un modèle idéal,
entre l’art politique comme art du possible du devenir humain et
l’art politique comme volonté implacable de réaliser une origine
devenue une finalité éternelle, vraie, absolue, intangible,
irréfragable. Voilà l’enjeu de saint Thomas dans son effort en
vue de donner un corps de doctrines politiques au royaume
chrétien d’une part, et, de l’autre, afin d’assurer fermement la
puissance temporelle de l’Église latine.
Il convient de remarquer que l’écriture de saint Thomas s’élève
lorsque l’Église latine atteint simultanément à l’apogée de sa
puissance et à l’aube de son déclin. En effet, jamais la théologie
politique de saint Thomas n’a pu rendre compte des conflits
politiques qui ont bouleversé l’Europe entre le XIVe et le XVIe
siècles, et d’où sont sortis la modernité politique, technique et
sociale non seulement de l’Europe, mais du monde. Non plus
que le thomisme n’a pu servir jamais à contenir, maîtriser et
dominer la généralisation de la mercantilisation des relations
entre les hommes.
En définitive, la politique réelle du Moyen-âge ne s’est jamais
soumise à la morale chrétienne11, le pouvoir des rois n’a jamais
été absorbé par l’idée chrétienne du salut, c’est pourquoi
l’honneur du Roi est passé toujours avant l’honneur de Dieu, et
la volonté des pontifes romains, manifestée depuis Gélase Ier 12
11 De fait, la politique n’a jamais été soumise à aucun impératif éthique,
Platon rêvait d’une république idéale, saint Thomas d’un Royaume idéal,
Rousseau d’un contrat idéal, Kant d’une paix perpétuelle, Marx d’un monde
sans nécessité. Aujourd’hui, tout le monde parle des « droits de l’homme »,
quand les événements montrent sans fard qu’il s’agit là d’une énième
version du « whisful thinking ».
12 « Le monde est gouverné, écrit Gélase, par l’autorité sacrée du pontife
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CLAUDE KARNOOUH
au Ve siècle d’éclipser le droit « naturel » de l’État s’est révélée, au
bout du compte, être mise en échec.13 Pis, l’Église elle-même n’a
pu résister à la mercantilisation des relations sociales au sein de la
société médiévale déclinante. Pour assurer sa puissance
temporelle et spirituelle elle a eu besoin de plus en plus d’argent.
Acculée à des dépenses de plus en plus exorbitantes, l’Église, en
la personne des papes, ne pût résister à vendre l’invendable, les
indulgences14, c’est-à-dire le salut, signant ainsi sa fin, bien avant
que la sécularisation généralisée n’en manifeste l’évidence.
Dans une lecture heideggerienne on n’hésiterait pas à affirmer
que l’accomplissement logico-sémantique de la théologie
politique chrétienne de saint Thomas, c’est-à-dire le De Regno et
la Sententia libri politicorum comme Ereignis (événementavènement-appropriation) dévoilent ou, si l’on préfère, met à la
fois dans le retrait et l’ouvert, le destin (Moira) engendré par les
deux puissances qu’il essaya de battre en ruine, l’immanence du
pouvoir politique séculier et celle des relations sociales établies
sur l’argent. Dire que le devenir le démentit, c’est trop peu dire,
sans toutefois enlever rien à la grandeur, l’obstination,
l’opiniâtreté, la persévérance et la ténacité de sa pensée.
et le pouvoir royal […] et les prêtres ont a rendre compte au Seigneur
même pour les rois du jugement divin, c’est d’eux que vous (les rois) devez
recevoir votre salut. »
13 Il convient ici de souligner que cette différence entre la morale
chrétienne et le droit de l’État fut préservée dans l’empire de Byzance en
raison de l’héritage romain.
14 Martin Luther, « Quand notre Seigneur et Maître Jésus disait : Faites
pénitence... , il entendait que la vie entière des croyants devait être une
pénitence. »
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