conduire de toute nécessité à l’homme. Le singe n’est pas une
esquisse grossière d’être humain, pas plus que les poissons ne
préfigurent les reptiles. Plus généralement, l’évolution biologi-
que ne doit pas être comprise comme un développement
ascendant orienté dans une direction particulière, comme par
exemple la complexification croissante des organismes. En réa-
lité, souligne Dawkins, elle n’est rien d’autre qu’un processus
aveugle de descendance avec modification, qui des-
sine un immense arbre généalogique contingent
dont nous ne sommes qu’un des innombrables
rameaux terminaux. De ce point de vue, nous n’a-
vons donc aucune prééminence particulière. Les
espèces actuelles ont une égale dignité : toutes ont
su résister au fil des générations à la sélection natu-
relle, juge de paix de l’histoire des êtres vivants.
L’UNITÉ INITIALE DU VIVANT
Pour retracer cette histoire singulière et pour
faire comprendre les principes qui la comman-
dent, Dawkins propose de remonter pas à pas le
cours du fleuve de la vie en partant du présent. Ce
parcours chronologique à rebours a l’avantage, dit-
il, de faire saisir l’unité du vivant. Surtout, il permet
de faire ressortir avec acuité l’une des implications
étonnantes de l’idée d’évolution, telle qu’elle est
aujourd’hui comprise dans le cadre du darwinisme.
Les êtres vivants, a-t-on dit, dessinent un immense
arbre généalogique. Or ils ont un ancêtre unique :
le code génétique des différentes espèces est, en
effet, dit Dawkins, « trop détaillé dans les aspects
arbitraires de sa complexité pour avoir été inventé
deux fois ». De là cette conséquence capitale : tout
être vivant, actuel ou passé, a au moins un ancêtre
commun avec n’importe quel autre être vivant,
d’hier ou d’aujourd’hui. Prenons deux êtres humains
appartenant à des sociétés éloignées, par exemple
un aborigène australien et un pygmée. Si l’on pouvait reconsti-
tuer avec précision leurs arbres généalogiques respectifs, on
parviendrait nécessairement tôt ou tard à un individu dont ils
sont tous deux les descendants en ligne directe. Ce principe
vaut également pour n’importe quel animal. Un être humain
partage ainsi des ancêtres communs avec son chien, avec le
tyrannosaure dont il regarde le squelette dans un muséum
d’histoire naturelle, avec la mouche qui l’indispose, avec la
plante qu’il arrose tous les jours ou avec chacune des bactéries
qui colonisent son estomac. Il suffit de remonter suffisamment
loin dans le temps pour trouver ces aïeux partagés.
Réciproquement, cela signifie que le premier être vivant est l’an-
cêtre en ligne directe de tous les vivants actuels ; que certains
êtres vivants fort anciens ont engendré toutes les plantes qui
existent ; que quelques individus du genre Homo ayant vécu il y
a quelques dizaines de milliers d’années sont, autant l’un que
l’autre, les aïeux de l’ensemble des êtres humains actuels ; ou
que certains vivants, beaucoup plus anciens, sont les ancêtres à
la fois de toutes les plantes actuelles et de tous les humains
actuels.
Tout ceci implique, ajoute Dawkins, que deux êtres vivants ont
toujours plusieurs ancêtres communs. Par exemple, deux
humains pris au hasard ont pour ancêtres communs les indivi-
dus qui ont engendré toute l’humanité – et seulement l’huma-
nité –, mais également les individus, beaucoup plus anciens, qui
sont les ancêtres communs aux mammifères et aux reptiles, ou
encore ceux, plus anciens encore, qui sont communs aux ani-
maux et aux champignons. Or, poursuit Dawkins,
l’un des ancêtres communs à deux vivants est
nécessairement plus récent que les autres : il est
leur aïeul commun le plus proche. Dawkins nomme
cet individu le « concêtre » (concestor) de ces deux
êtres vivants. Deux individus de la même espèce
ont donc toujours un concêtre. Et le principe vaut
également pour plusieurs êtres vivants de la même
espèce ou d’espèces différentes : il a existé un être
vivant, qui se trouve être le concêtre de tous les
êtres humains actuels ; un autre, plus ancien, est le
concêtre de tous les mammifères actuels. Et ainsi de
suite.
Ces réflexions permettent de comprendre en
quels termes le problème de l’évolution se pose au
biologiste aujourd’hui. Dans un tel cadre, toute la
question est en effet de reconstituer les embran-
chements de cet immense arbre, de dater les
points de convergence des rameaux et de mettre
ainsi au jour le degré de proximité entre les espè-
ces actuelles. En un mot, il s’agit de déterminer la
nature et l’ancienneté des concêtres. Dans le dar-
winisme bien compris, l’objectif n’est donc plus de
mettre bout à bout sur une ligne ascendante les
chaînons qui mèneraient de la bactérie originelle
jusqu’à l’homme, mais de reconstituer le schéma
buissonnant des cousinages et des parentés en
ligne directe dessiné par un arbre généalogique
touffu. À propos de notre espèce, la véritable ques-
tion n’est donc pas de savoir si nous descendons des singes
actuels – car nous n’en descendons pas – mais de déterminer
à quel degré nous sommes leurs cousins, à quelle date s’est
scindée la lignée dont nous descendons conjointement et à
quoi ressemblait le concêtre que nous partageons avec eux.
Pour présenter les connaissances accumulées par la biologie
contemporaine sur ces questions et pour faire ressortir en
toute clarté le sens réel de la théorie de l’évolution, Dawkins
formule sa lecture à rebours de l’histoire de la vie à travers une
métaphore à la fois suggestive et émouvante qui constitue la
trame de l’ouvrage. S’inspirant des Canterbury Tales de Geoffrey
Chaucer (1340-1400), il compare ainsi le cheminement chrono-
logique qu’il propose à un pèlerinage dans le passé, dont le but
est l’« aube de la vie », le concêtre de tous les vivants. Les pre-
miers pèlerins avec lesquels nous partons sont les hommes
d’aujourd’hui. À chaque date marchent ensemble les êtres
vivants dont les ancêtres sont, à cette date, les mêmes que les
nôtres. Ainsi le pèlerinage est-il jalonné par des points de ren-
contre avec d’autres groupes de vivants actuels, d’autres pèle-
132 Sociétal N° 50 g4etrimestre 2005
6LIVRES ET IDÉES
4CONJONCTURES
4REPÈRES ET TENDANCES 4DOSSIER
Un être humain
partage ainsi
des ancêtres
communs avec
son chien, avec
le tyrannosaure
dont il regarde
le squelette
dans un muséum
d’histoire
naturelle, avec
la mouche qui
l’indispose, avec
la plante qu’il
arrose tous les
jours ou avec
chacune des
bactéries qui
colonisent son
estomac.