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styles aussi différents ? D’où l’idée de proposer à un auteur contemporain de s’emparer de ces
bribes de légendes et de les réinventer à sa façon. Et là, bien entendu, tout a commencé à se
transformer : remonter à l’enlèvement d’Europe, c’était forcément, pour Wajdi, en venir à poser
d’autres questions – celles du passage des frontières, celles de l’exil et de l’errance. Ou plus
largement, celles de l’Histoire que les hommes tentent de construire.
Le dispositif scénique est tout à fait particulier…
Sa conception remonte assez haut dans le projet. De façon générale, il est lié à l’intuition que le
théâtre grec, entre autres traits remarquables, a ceci de particulier qu’il fut lui-même une création.
L’invention dans la cité grecque du theatron, ce “lieu où l’on voit”, a été l’ouverture d’un plan de
visibilité, d’un dispositif d’exposition dans lequel inscrire et interpréter à nouveaux frais les
histoires de la cité. Et cela, afin de porter à un degré inédit de compréhension collective les actions
qui s’y déploient. Léonard de Vinci disait de la peinture qu’elle est cosa mentale ; il me semble que
ce plan et ce dispositif qu’invente le théâtre grec le sont également. Ils le sont, comme l’a montré
Jean-Pierre Vernant, au même titre que l’espace de l’écriture, de la géométrie ou de la démocratie
– une sorte de pur médium, un lieu ou un milieu de l’abstraction, dans lequel montrer, démontrer,
débattre. Un lieu public et accessible, en droit ouvert à tous. Ces espaces ou ces milieux, j’ai
toujours cherché à en interroger le fonctionnement, à explorer leur parenté profonde. Travailler la
matière grecque est donc pour moi l’occasion de réfléchir sur la mise en forme du champ visuel,
sur les rapports entre lisible et visible qui constituent l’opération propre des arts plastiques et du
théâtre. Cela dit, il y a aussi des raisons plus particulières qui expliquent les choix
scénographiques. Au sein du répertoire tragique, Œdipe est le personnage en qui la question du
regard, de ses pouvoirs, de ses limites, est ouvertement posée.
C’est un peu ce que vous aviez déjà tenté avec La Tempête. Vous aviez d’ailleurs proposé au public
d’imaginer un Prospero aveugle…
Comme Œdipe, c’est vrai ! Mais, là, j’avais travaillé à partir de la conception shakespearienne du
théâtre. J’avais essayé de faire en sorte que la magie du théâtre propose un reflet à la fois fidèle et
critique des pouvoirs surnaturels de Prospero. Cette fois-ci, en partant des Grecs, j’ai plutôt rêvé
d’une sorte de laboratoire d’anatomie ou de paléontologie.
Est-ce que le texte de Wajdi Mouawad se prête à un tel traitement ?
Il me semble bien que oui… Une mise en scène doit toujours provoquer une certaine résistance du
texte, et vice-versa. La trilogie de Wajdi est précédée d’un étonnant prologue, un récit mythique
conduit en mots très simples. Une voix nous y fait assister à une sorte de surgissement de
l’humain. D’après ce que dit la voix de ce prologue, il y a eu un temps, bien avant que l’Histoire ait
commencé à se dérouler, où un être a ouvert les yeux au milieu de la nuit. Voilà tout : il y a cet
événement premier qu’est l’éclosion d’un regard singulier tourné vers les ténèbres vides. Ou pour
le dire autrement, l’éveil soudain d’une conscience lucide surgissant dans le temps du sommeil.
Aussitôt, il y a présence et sentiment d’une présence, “celle d’une ombre cachée dans l’ombre”, dit
la voix, ou celle de “quelque chose d’immense” et qui n’a pas de nom, tapi dans l’obscurité. Et
donc, cet être qui ouvre les yeux, à l’origine, pose une question, la première : “Qui est là ?”, qui