LUDOVICO DA SILVA Jonathan Discipline : Enseignement instrumental ou vocal Domaine : Musiques Traditionnelles Fondements théoriques pour une PÉDAGOGIE DE LA FÊTE Promotion 2012-14 Mémoire de recherche « Le monde a une faim terrible de fête » François-André ISAMBERT 2 AVANT-PROPOS Ayant grandi au Brésil bercé par l’ivresse des fêtes populaires, je me suis toujours senti viscéralement attaché à l’envie de faire la fête, comme si cela était plus fort que moi. En fait, on pourrait croire que cette envie revêt davantage le caractère d’un besoin physiologique. Mais pourquoi ? « Parce qu’on ne sait bien faire que cela au Brésil » dirons les mauvaises langues ! En effet, dans un premier temps, on aurait pu croire qu’il ne s’agissait là que d’une habitude : à force de faire la fête, on s’y habitue et on finit par en créer le besoin – en quelque sorte une accoutumance. Me voici donc « addicted » au Carnaval et en manque violent des feux de la St-Jean ! Encore plus depuis que je me suis installé en France, ce qui m’oblige à organiser mes séjours au Brésil en fonction du calendrier de fêtes traditionnelles (calqué à son tour sur celui des fêtes religieuses). Toutefois, force est de constater qu’il y a un « avant » et un « après » la fête. En ce sens, il est assez remarquable que les événements festifs traditionnels soient beaucoup plus que de simples « temps forts » où les manifestations du patrimoine immatériel brésilien s’épanouissent. En réalité, ces fêtes rythment de manière cyclique l’apprentissage par le vécu propre à l’oralité replaçant l’individu au sein d’une aventure historique et collective. Au-delà du Brésil, l’univers de l’oralité a cette tendance : offrir simultanément différents niveaux de compréhension. La fête serait donc beaucoup plus qu’une simple commémoration. Elle permettrait entre autre de ressignifier la place de l’homme dans le monde, mais aussi de relier l’homme au mystère de la création. Soit une valeur symbolique inestimable. Dès lors, pourquoi ne pas réfléchir une Pédagogie de la Fête qui s’inspirerait de la dynamique de transmission des savoirs dans les sociétés de tradition orale ? Ce mémoire se veut tout simplement une tentative de cadrage théorique de ce champ emprunt de subjectivité que la science renia allègrement pendant si longtemps. 3 Personnellement, c’est aussi l’occasion de théoriser ma pratique, où très souvent la fête est une bonne excuse pour apprendre et enseigner. Dans un premier temps nous poserons notre regard sur la fête, en tant que concept philosophique et sociologique, pour comprendre les origines et le rôle de cette activité humaine si particulière. Notre deuxième partie s’attachera à cadrer la fête comme un véritable objet éducatif, notamment en prenant appui sur l’anthropologie et en s’inspirant du cas des sociétés traditionnelles. Finalement, la troisième partie évoque les principes pédagogiques à l’œuvre dans la pédagogie de la fête. Il est dit sur le continent africain : « le meilleur jour de la fête, c’est la veille ! ». *************************************************************************** REMERCIEMMENTS A ma famille : Karyn, Maynah et Lalyhbel, pour leur patience et leur soutien. A mes parents, pour leur confiance et leur enthousiasme. A toute l’équipe administrative et pédagogique du CEFEDEM, tout particulièrement Hélène Gonon et Jean Blanchard pour leurs conseils précieux. A Eddy Schepens pour sa relecture avisée et son accompagnement bienveillant tout au long du processus de réalisation de ce mémoire. 4 SOMMAIRE 1- Introduction à la fête A- L’ancestralité festive……………………………………………….6 B- Temps festif et temps utile…………………………………………8 C- La spectacularité en jeu…………………………………………...10 2- La fête entrée dans l’éducation A- La dimension culturelle de l’éducation………………………...…12 B- Le cas des sociétés de tradition orale……………………………..14 C- Apprendre… au-delà de l’école…………………………………..16 3- Qu’en reste-t-il après la fête ? A- Empowerment………………………………………………..……18 B- Sens pratique……………………………………...……………………..20 C- Transversalité………………………………….………………….23 En guise de conclusion………………………………………………....25 Bibliographie……………………………………………...……………..26 5 1. INTRODUCTION À LA FÊTE A) L’ancestralité festive Longtemps bannie des recherches académiques, la fête ne semblait pas exister pour la science jusqu’il y a encore quelques décennies. Toutefois, depuis qu’elle a accédé au rang d’objet d’étude académique, la notion de fête gagne progressivement du terrain dans différentes disciplines comme la sociologie, la psychologie, la linguistique et l’histoire. De cette diversité d’approches découle une multitude de théories, divergeant naturellement sur leurs objectifs et méthodes. Loin de vouloir dresser un inventaire exhaustif de cet objet aussi riche que passionnant, nous prenons le parti de cadrer l’ancestralité festive sous l’angle de l’anthropologie et de la sociologie. La notion de fête a été remise à l’ordre du jour tout d’abord par l’anthropologie – ce qui n’est guère étonnant, même si l’on note très clairement que les premiers ethnologues ne s’intéressaient guère aux fêtes. Membre de l’Académie Française et disciple de Marcel Mauss, le sociologue Roger Caillois consacra plusieurs de ses ouvrages au mythe de la fête. Selon lui1, le fondement de la fête et sa fonction principale est de revenir symboliquement au chaos originel, afin de recommencer la création du monde. La fête semble être clairement une manière de ressignifier notre existence et d’échapper à la finitude de la condition humaine en instituant un nouveau départ. En ce sens, elle est l’occasion de ressentir une sorte de « renaissance », annonçant en même temps la fin d’un cycle et le début d’un autre. En d’autres termes, un événement qui permet la rénovation du monde. Ainsi, la nécessité de pratiques festives serait reliée au désir humain de renouvellement, de résurrection et de transformation, en créant une situation utopique. Ce pourquoi l’analogie entre fête et création est récurrente dans de nombreux textes, notamment dans ceux de Mircea Eliade, pour qui « le retour symbolique au chaos est indispensable à toute nouvelle création2 ». 1 2 CAILLOIS R., L’homme et le sacré, Gallimard, Paris, 1950 p. 136 ELIADE M., Mythes, rêves et mystères, Gallimard, Paris, 1957, p.104 6 Toutefois, au-delà de ce rôle existentiel, la fête est aussi « facteur d’alliance. Les observateurs ont reconnu en elle le lien social par excellence, celui qui assure avant tout autre la cohésion des groupes qu’il assemble périodiquement »3. En effet, la ritualisation évidente de ces manifestations leur garantit une place privilégiée parmi les activités sociales. Elles ont pour fonction le développement de l’identité sociale, ainsi que la définition de ses caractéristiques. De nombreuses études sociologiques constateront ce rôle de régulateur social de la fête, tout comme les dérives qui en découlent. Par exemple, les festivités dites officielles, sont souvent instrumentalisées par le pouvoir en place, qu’il soit politique, religieux ou social. Il est notoire qu’avec l’avènement du christianisme, l’église chercha à se populariser en récupérant les célébrations païennes via des adaptations complexes. La fête du 14 juillet, comme toutes les commémorations militaires, représente aussi ce modèle de la fête comme outil de renforcement du pouvoir en place. Ce sont des formes qui se distinguent nettement de l’ancestralité festive telle qu’on l’a définie précédemment. Le russe Mikail Bakhtine, précurseur de la sociolinguistique, affirmait en ce sens que la fête est « une forme primordiale, marquante de la civilisation humaine (…) les festivités ont toujours eu un contenu essentiel, un sens profond, et ont exprimé une conception du monde »4. En tentant de comprendre l’œuvre de François Rabelais, il nota qu’au Moyen Age et à la Renaissance, les festivités populaires présentaient une lecture du monde, de l’homme et des rapports humains totalement différente de celles dites officielles, représentées par l’Eglise et l’Etat. A côté de ce monde officiel, elles semblent édifier un second monde, une seconde vie qui crée une sorte de dualité du monde. Selon Bakhtine, on ne peut comprendre la conscience culturelle d’une époque et d’une civilisation qu’en considérant cette dualité. Finalement, nous retiendrons les mots du philosophe français Jean-Jacques Wunenburger, pour qui « la fête, parce qu’elle vise une réintégration totale de l’homme dans le monde sacré, suppose d’abord un renversement du quotidien, une rupture profonde avec l’ordre des activités sociales et des préoccupations mondaines qu’elles impliquent »5. 3 CAILLOIS R., L’homme et le sacré, Gallimard, Paris, 1950, p. 238 BAKHTINE M., L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris : Galimmard, 1973. 5 WUNENBURGER, La fête, le jeu et le sacré, J.P. Delarge – Editions Universitaires, Paris, 1977, p. 11 4 7 B) Temps festif et temps « utile » L’opposition entre le temps de la fête et le temps « utile » du travail trouve écho dans de nombreuses recherches et semble être un élément clé dans l’expérience de la fête. En effet, selon Roger Caillois, « les fêtes semblent partout remplir une fonction analogue. Elles constituent une rupture dans l’obligation du travail, une délivrance des limitations et des servitudes de la condition de l’homme : c’est le moment où l’on vit le mythe, le rêve. On existe dans un temps, dans un état où l’on est seulement tenu de dépenser et de se dépenser »6. Par opposition au temps « productif », le temps de la fête serait celui où l’on consomme son énergie de manière désintéressée. Un point de vue partagé par le sociologue François-André Isambert pour qui « la fête est une tranche de temps hors du temps »7 car elle « rompt le déroulement de l’action utile ». Ainsi, le temps de la fête s’oppose aux intervalles entre les fêtes, aux périodes d’attente, aux moments morts, aux hiatus chronologiques, au temps « utile » qui est celui du monde du travail, objectif et laborieux. Un renversement de perspective qui rend le temps de la fête symboliquement plus important que le temps vide du quotidien représenté par le monde âpre et contraignant du travail. En ce sens, comme l’ont pu noter de nombreux anthropologues, plus les conditions de vie sont difficiles et plus le temps de la fête tend à revêtir une place centrale dans l’organisation sociale. En s’intéressant au carnavalesque, Gérard Police note qu’on distingue « d’un côté une structure du monde (dit réel) à laquelle on n’accorde qu’une faible valeur – une sorte de réalité extérieure - et d’un autre côté des espaces ou des bulles de réalité recréées au milieu de la réalité objective, ou en marge, mais condensant l’essentiel à la survie de l’être humain, sous forme de représentations, jeux, divertissements, dont la fonction première serait de donner un sens à l’être au monde »8. Ces considérations nous permettent de comprendre pourquoi la fête tend à perdre sa force symbolique dans la contemporanéité. De fait, la société postindustrielle, davantage individualiste et matérialiste, propose une multitude de services visant à combler le temps libre, mais aussi à alléger la dureté quotidienne des travailleurs. Il en résulte que dans l’ère du 6 CAILLOIS R., L’homme et le sacré, Gallimard, Paris, 1950, p.166 ISAMBERT François-André, Le sens du sacré – fête et religion populaire, Les Editions de Minuit, Paris, 1982, p.161 8 POLICE G. La fête noire au Brésil, L’Harmattan, Paris, 1996, p.14 7 8 numérique, l’expérience du temps festif devient davantage un rituel individuel. On pourrait résumer ce déplacement de valeurs en faisant référence à l’affirmative de Roger Caillois : aujourd’hui, il s’agit plutôt de « consommer » que de « se dépenser ». D’autres sociologues constateront que la fête continue d’animer le jeu sociétal autrement. C’est le cas du sociologue Michel Maffesoli qui en s’intéressant à l’orgiaque préfèrera la notion de consumation à celle de consommation. Il nous éclaire sur ce point et note que les sociétés manifestent par leurs fêtes le besoin qu’ont les hommes de s’exprimer. Selon lui, « toutes les manifestations festives sont taraudées d’une manière plus ou moins apparente par la prégnance de la finitude. Elles cristallisent ainsi l’angoisse du temps qui passe et l’intègrent dans un rituel qui la rend acceptable »9. L’anthropologie culturelle s’intéressa à la relativité du temps, nous donnant ainsi des éléments de compréhension par rapport à la dialectique entre temps réel et temps vécu. Edward T Hall10, dont la plupart des travaux révèlent la dimension culturelle de l’existence, démontre par le biais d’une analyse comparatiste et relativisante l’importance de ce « langage silencieux » qu’est la culture. Il nous rappelle que le temps qui organise la vie sociale des humains, et qui conditionne les recherches en sciences sociales, est foncièrement culturel dans la mesure où il constitue pour une société le produit autant que le moyen d’une organisation, d’une histoire et d’une configuration de valeurs spécifiques. En identifiant le temps de la fête en tant que construction culturelle, on admet qu’il ne peut être interprété en dehors du contexte qui le signifie. Conséquemment, il nous est impossible de généraliser l’opposition de valeurs entre le temps de la fête et le temps « utile » du travail. Mais cette tension semble un élément pertinent dans la structuration future de notre pédagogie de la fête. 9 MAFFFESOLI M., L’ombre de Dionysos, Paris, CNRS Editions 2010, p. 121 HALL E., La danse de la vie, Paris : Seuil, 1984. 10 9 C) La spectacularité en jeu Une autre caractéristique fondamentale de ce temps à part que représente la fête est son caractère spectaculaire, qui donne à voir. Le terme de spectacularité rend compte de cet attribut qui se définit par « le fait de se présenter comme un spectacle, d'être ressenti comme un spectacle ». Car, souvent de manière démesurée, la fête répond à la dureté de la condition humaine par une diversité innombrable de formes d’expression renvoyant à l’extraordinaire. François André Isambert nous aide à définir ce trait spécifique en le résumant par le mot « célébration, un terme qui désigne évidemment une valorisation symbolique (…). La valorisation, si ce terme doit être retenu, est l’insistance collective sur ce qu’il importe de ne pas laisser dans l’ombre et la mise en valeur de cette importance »11. Il note aussi que la fête se situe quelque part « entre la spontanéité et le cérémonial, entre la représentation et la reviviscence »12. Car si toute fête se présente comme un moyen d’expression, n’oublions pas que celleci s’élabore inévitablement de manière codifiée selon le respect de certaines règles préétablies par le groupe. En d’autres termes, qui dit fête dit mise en scène. Celle-ci semble n’avoir d’autre rôle que d’amplifier la puissance évocatrice de la fête. Selon le philosophe brésilien Armindo Biao, « la spectacularité serait ce qui dépasse dans la vie quotidienne ; l’ampleur du jeu social y est plus grand que celle de la théâtralité répétitive de tous les jours13 ». Depuis la fin du XXe siècle, une branche de l’anthropologie s’intéresse aux formes d’expression marquées par le sceau du spectaculaire. L’ethnoscenologie se propose de « porter un autre regard sur l'immensité de l'expression humaine, par des présentations de spectacles doublées de l'étude des formes, sans souci d'échelle de valeurs ni d'exclusion : le théâtre, la musique, la danse, les jeux masqués, les marionnettes, les ombres, les rituels, les traçages codés »14. 11 ISAMBERT François-André, Le sens du sacré – fête et religion populaire, Les Editions de Minuit, Paris, 1982, p.159/160 12 Ibid p. 161 13 BIAO A, Le jouir du jouer. In : Sociétés : Revue des Sciences Humaines et Sociales. N° 27. Paris : Dunod, 1990, p.21 14 Maison des Cultures du Monde, Centre français du patrimoine culturel immatériel 10 En s’intéressant à la place de cette nouvelle approche dans le spectre des objets académiques, Jean-Marie Pradier affirme « il existe tant de pratiques spectaculaires dans le monde, que l’on peut raisonnablement supposer que le spectaculaire, au même titre que le langage et peut être aussi la religion, soient des traits spécifiques de l’espèce humaine15 ». Précurseur de cette nouvelle discipline, l’historien néerlandais Johan Huizinga note que la culture surgit inévitablement sous forme de jeu. Il établira entre la fête et le jeu des parallèles comme la suspension de la vie quotidienne, la présence de la joie et du rire, la redéfinition spatio-temporelle, la combinaison entre des règles spécifiques et l’exercice de la liberté. En replaçant le jeu comme une activité fondamentale, sa réflexion aboutira à la classification de l’espèce humaine en tant que Homo Ludens. Mais l’essence du jeu serait selon Huizinga, le divertissement. Une idée que reprend Roger Caillois, lorsqu’il affirme de manière dépréciative « il repose et il amuse. Il évoque une activité sans contrainte, mais aussi sans conséquence pour la vie réelle. Il s’oppose au sérieux de celle-ci et se voit qualifié de frivole. Il s’oppose d’autre part au travail comme le temps perdu au temps bien employé. En effet, le jeu ne produit rien : ni biens ni œuvres. Il est essentiellement stérile16 ». Fort heureusement, l’importance du jeu n’est plus à prouver en sciences humaines. Le jeu a des vertus reconnues par la psychologie comme, par exemple, le concept d’aire transitionnelle de Winnicott. Selon ce pédiatre, l'ouverture au jeu et au « ludique » est un besoin humain qui atteste d'une bonne santé psychique. Pour cet auteur, le jeu est le fondement de toute activité créatrice, alors que la créativité est ce qui va permettre l'approche de la réalité extérieure en faisant la correspondance entre réalité interne et réalité externe. De fait, nous avons vu que la caractéristique essentielle de la fête est d’être plurielle, polyphonique et polysémique, échappant ainsi à toute définition réductrice. En résumé, elle sert à ressignifier l’existence humaine grâce à un rapport spécifique au temps, ainsi que par sa forme marquée par le spectaculaire et le ludique. Ces considérations nous permettent de dessiner les fondements de l’approche pédagogique que nous définirons dans le deuxième chapitre de ce mémoire. 15 PRADIER J.M., Etnocenologia. In : BIAO et GREINER, Etnocenologia : textos selecionados. SP : Annablume, 1999, p.28 16 CAILLOIS R. Les jeux et les hommes – le masque et le vertige. Paris : Gallimard, 1967. P.09 11 2. LA FÊTE ENTRÉE DANS L’ÉDUCATION A) La dimension culturelle de l’éducation Certainement, les défenseurs de la valeur travail se feront le plaisir de pointer le fait que pédagogie ne rime pas avec fête et que « pour apprendre, il faut bosser. » Mais nous verrons dans cette deuxième partie que la dimension culturelle de l’éducation autorise pleinement le rapprochement de ces deux notions. Le processus éducatif, selon des données du Bureau International de l’Education de l’ONU, doit effectivement être compris comme un système total, répandu à travers l’ensemble de la collectivité et englobant tous les agents et institutions qui se veulent pédagogiques, ainsi que d’autres n’ayant pas explicitement cette vocation. Cet ensemble, défini par l’anthropologue Carmel Camilleri, permet l’apparition de la réciprocité circulaire culture/éducation : « la seconde est informée par la première, elle en est l’effet ; mais c’est notablement grâce à elle que les modèles et les significations culturels s’impriment dans les individus, et, en ce sens, la culture devient aussi l’effet de l’éducation »17. Chaque société, tout comme chaque culture, en partant d’une vision propre du monde, accorde un sens et une valeur particulière à l’éducation. Mais si « l’éducation est structurée et dispensée dans tout contexte comme un élément central de ce contexte »18, il nous faut garder à l’esprit qu’elle joue également un rôle majeur dans la production et la reproduction de la culture. En d’autres termes, la culture représente un élément central des systèmes éducatifs et le contenu de chaque système éducatif a une relation particulière à la culture. On parlera aussi d’éducation culturelle, en citant l’anthropologue américain Edward T Hall : « selon les cultures, les individus apprennent dès l’enfance, et sans même le savoir, à éliminer ou à retenir avec attention des types d’informations très différentes »19. A cette dimension culturelle on se doit toujours d’ajouter la dimension historique, tant à l’échelle de l’individu qu’à celle des sociétés. Après tout, les données culturelles sont des constructions 17 CAMILLERI C. (1985), Anthropologie culturelle et éducation, Genève : Unesco. AKKARI A. (1989), Au delà de l’ethnocentrisme en sciences de l’éducation. In : CAMILLERI C. et COHENEMERIQUE M. (1989), Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l’interculturel, Paris : l’Harmattan. P.43 19 HALL E. T. (1971), La dimension cachée, In : DETREZ C. (2002), La construction sociale du corps, Paris : Seuil. P. 96 18 12 historiques et le produit des représentations des collectivités. D’où la difficulté de prendre du recul sur cette dimension cachée de l’existence, qui ne se révèle qu’au contact de l’autre. En ce sens, l’altérité est un terme développé par la philosophie et utilisé en anthropologie pour désigner le caractère de ce qui est « autre ». Cependant, l’apprentissage de l’altérité, ou du rapport que l’on peut établir avec cet « autre », passe nécessairement par la reconnaissance de ce que l’on est soi-même. C’est donc bien la connaissance de notre propre culture, système dynamique de valeurs constituées d’éléments acquis, de postulats, de conventions, de croyances et de règles, qui va déterminer la qualité de notre communication avec « l’autre ». Ainsi, l’altérité est avant tout un apprentissage de soi-même. La prise en compte de l’existence de multiples approches pédagogiques provenant de différentes cultures, en tenant compte des théories implicites des apprenants, reste un phénomène récent dans les Sciences de l’Education. En se penchant sur les dimensions culturelles de l’éducation, les recherches actuelles mettent l’accent sur le rôle de la culture et sur la nécessité d’un partage des savoirs. Certaines d’entre elles envisagent même la possibilité d’une rupture radicale avec les pratiques éducatives actuelles. Car de fait, le discours dominant en matière d’éducation, basé sur une conception culturellement occidentale de l’intelligence, a établi une solide orthodoxie basée sur la décontextualisation, la quantification et la biologisation. Selon l’anthropologue Abdeljalil Akakri, « cet ethnocentrisme pédagogique génère une réflexion mono culturelle sur l’éducation où l’école est souvent considérée comme le seul lieu et la scolarisation le seul moment de l’éducation »20. Or, nous verrons par la suite qu’il existe d’autres modèles, comme celui des sociétés de tradition orale où les fêtes jouent incontestablement un rôle pédagogique. Nous retiendrons donc que l’anthropologie voit l’éducation comme une réalité sociale, un ensemble des moyens que consciemment ou non une société met en œuvre pour transmettre sa civilisation aux générations montantes et ainsi survivre à elle-même. Un regard porté sur l’éducation qui met en avant la confusion entre celle-ci et la vie concrète et quotidienne du groupe. Des considérations qui nous permettent notamment de légitimer l’usage de la fête comme outil pédagogique. 20 AKKARI A. (1989), Au delà de l’ethnocentrisme en sciences de l’éducation. In : CAMILLERI C. et COHENEMERIQUE M. (1989), Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de interculturel, Paris : l’Harmattan. P.40 13 B) Le cas de la tradition orale L’historien Louis-Jean Calvet nous rappelle que « toute société a besoin de se transmettre, de transmettre ses connaissances, ses découvertes, ses techniques, et elle se donne les moyens de cette transmission ». En effet, chaque culture se caractérise par une dynamique qui lui est propre, dotée de mécanismes particuliers de transmission des savoirs. Du temps des « Argonautes du Pacifique », les ethnologues distinguèrent les sociétés entre celles de tradition écrite et celles de tradition orale. Ils établirent par la même occasion une échelle de valeur scientifique qui dépréciait les cultures orales, jugées illettrées. On retrouve encore aujourd’hui les stigmates de ces préjugés, desquels il nous faudra nous débarrasser pour apprécier à sa juste valeur le rôle de la fête dans le cas de la tradition orale. L'oralité, selon la définition de l’ethnologue Maurice Houis, est la propriété d'une communication réalisée sur la base privilégiée d'une perception auditive du message. Les traditions ou transmissions orales sont des sources de savoir dont le caractère propre est déterminé par leur forme : elles sont orales ou non écrites, et par la particularité de se fonder de génération en génération sur la mémoire des hommes. La mémoire sociale qui, selon les sciences humaines en général, est l'une des bases de la structure d'un groupe social, appartient dans ces cultures au domaine oral. L’éducation traditionnelle conséquente de l’oralité se donne partout, tout le temps, et par tous, et elle concerne tout le monde. Pierre Dasen souligne qu’elle est étroitement liée au milieu, axée directement sur les besoins de la société, insiste sur la coopération, l’esprit communautaire et l’intégration à la production se fait très tôt21. Le griot malien Amadou Hampâté Bâ, l’un des plus grands spécialistes des cultures de tradition orale, défend le processus d’apprentissage dans le contexte d’oralité comme une véritable « université parallèle ». Selon lui, l’apprentissage dans la tradition orale est la conséquence d’un long processus où la démarche de l’apprenant est aussi importante que celle de l’enseignant. Il nous explique à ce propos qu’il faut apprendre à écouter les enseignements, ou à regarder les objets, à plusieurs niveaux à la fois. C’est cela en réalité 21 DASEN P. et PERREGAUX C. (2000), Pourquoi des approches interculturelles en sciences de l’éducation ? Paris Bruxelles : Université de Boek. P. 13. 14 l’initiation. C’est la connaissance profonde de ce qui est enseigné à travers les choses, à travers la nature et les apparences. Tout ce qui est enseigné en une parole muette22. La tradition orale propose une dialectique où la façon de transmettre le savoir est aussi importante que le savoir lui-même. En effet, toutes les leçons, qu’elles soient utiles, éducatives ou morales, peuvent toujours être comprises à plusieurs niveaux. Derrière les apparences simplistes des mots et des gestes se cachent souvent des enseignements profonds. Cette relation dialectique qui s’instaure entre le savoir et sa transmission est en effet l’une des principales caractéristiques de l’oralité, où l’élaboration des moyens de transmission se fait dans une sphère holistique. Dans ce contexte, les fêtes deviennent des éléments stratégiques qui servent à attirer l’attention des individus et de la communauté, les rapprochant ainsi du savoir. Hampâté Bâ nous rappelle que peu de choses, dans la tradition orale, sont purement récréatives et gratuites, dépourvues d’une visée éducative ou d’une fonction de transmission des connaissances23. En conséquence, l’expérience de la fête est vécue comme une nécessité créatrice et d'expression, d’où surgiront d’autres besoins éducatifs à combler. Le résultat est une certaine transdisciplinarité basée sur le respect de la différence. Car une même activité peut être à la fois rituel, danse, histoire, jeu, musique, philosophie, artisanat ou thérapie... un aspect n'exclut pas l'autre. Ainsi, chaque individu s'approprie l'activité et la vie selon ses propres besoins et son stade de développement personnel. Finalement, l'historien belge Jan Vasina nous rappelle que toutes les sociétés de tradition écrite, ont été, à un moment de leur histoire, des sociétés de tradition orale. Nous pouvons donc supposer que les sociétés de tradition écrite conservent toutes une part d'oralité. Tous les enfants du monde ont appris, généralement de la bouche de leur mère, des comptines, des chansons et des contes : fonds culturels communs. Il y a dans cet exemple, comme dans d'autres, des faits vivants qui montrent bien que la frontière entre oralité et écriture n'est pas imperméable. De fait, les interpénétrations culturelles ont engendré des sociétés plus hétérogènes et des structures éducatives plus perméables les unes aux autres. 22 23 HAMPÂTE BÂ A. (2000), Il n’y a pas de petite querelle, Paris : Stock. P 14. Ibid. P. 6. 15 C) Apprendre… au-delà de l’école Admettre la fête comme un véritable objet éducatif implique la reconnaissance des dimensions informelles et non-formelles de l’éducation. Mais dès lors, apparaît une question fondamentale : est-il possible de concevoir l’enseignement sans l’école ? Le politologue Ivan Illich entreprit de réfléchir sérieusement à cette question au début des années soixante-dix, livrant d’intéressants éléments de réponse dans son livre « Une société sans école ». Sa pensée est davantage une critique de la société industrielle en plein dans un contexte de Guerre Froide, mais elle reste d’actualité car elle suggère l’existence de « réseaux de savoirs » qui circuleraient en dehors du système éducatif formel. Effectivement, en s’inspirant des principes des Droit de l’Homme et de la solidarité, on observe l’apparition croissante de tout un apparat d’ONGs, d’associations communautaires et de mouvements sociaux œuvrant non formellement pour l’éducation. Ces initiatives tiennent un rôle de plus en plus important dans le scénario éducatif en comblant les vides laissés par l’éducation formelle. Elles se proposent donc de compléter, voir quelques fois même de substituer le système éducatif formel auquel elles font néanmoins toujours échos. Ce sont, en règle générale, des temps pédagogiques non obligatoires mais dont la participation est vivement recommandée par leur vocation de socialisation. Evidemment, nous ne pourrions évoquer ce sujet sans faire référence aux initiatives prises par le mouvement d’Education Populaire et qui ont largement contribué à légitimer l’éducation non-formelle. Le pédagogue Luiz Dias Rodrigues entreprit une exhaustive analyse des différentes possibilités de conceptualisation de l’Education Populaire. Selon lui, ce qui distinguerait l’Education Populaire des autres formes d’éducation, serait précisément une proposition et une pratique ayant pour but l’effective transformation de l’homme, de la société et de l’Etat, soit une éducation socio transformatrice24. Afin de pouvoir identifier ces pratiques, Beatriz Costa nous propose une définition appliquée de l’Education Populaire comme un espace où le peuple développe (exprime, critique, enrichit, reformule, valorise) collectivement ses connaissances, en prenant en compte les conditions de transmission et d’organisation qui lui sont propres. Une pratique qui 24 RODRIGUES L. (1999), Como se conceitua educação popular. In : SCOCUGLIA A. et MELO NETO (1999), Educação Popular outros caminhos, Joao Pessoa : UFPB. 16 renforce leur pouvoir de transformer la société25. Ce qui explique cette volonté de structuration d’un réseau de savoirs en dehors des institutions officiellement responsables de l’éducation et qui représentent l’enseignement formel. Nonobstant, n’oublions pas l’apprentissage informel qui se donne partout, tout le temps, et par tous ; contrairement aux systèmes formel et non formel qui nécessitent un temps et un lieu prédéfini, ainsi qu’un personnel spécialisé. Par exemple, c’est dans l’informel que le rôle pédagogique des parents prend une part prépondérante dans l’éducation des enfants. L’observation et l’imitation de situations quotidiennes, culturellement adéquates, fondent un processus d’apprentissage et d’intériorisation des comportements jugés acceptables par le groupe social. C‘est dans le cercle familial que s’impriment les toutes premières représentations, ainsi que les capacités de communication en tant que langage. Jerôme Bruner parlera en ce sens d’une pédagogie populaire, c’est-à-dire la vocation que toute personne a d’intervenir en tant que pédagogue, en se basant sur les références de sa culture. Finalement, puisque l’éducation est « une tentative complexe d’adapter une culture aux besoins de ses membres et d’adapter ses membres et leurs manières aux besoins de la culture »26, les parallèles et les interférences existant entre ces différents domaines éducatifs font preuve de leurs complémentarités en vue de leurs différentes perspectives. Mais dans la pratique, concilier ces différentes dynamiques de transmission des savoirs n’est pas simple. D’autant plus que, très souvent, l’école s’adjuge le monopole du savoir, négligeant par la même occasion la pertinence des autres modes de transmission, qu’ils soient non-formel ou informel. Et même si un mouvement pour la déscolarisation de nos sociétés existe, force est de constater que le modèle de l’école obligatoire tend à se généraliser. Pourtant, pour reprendre les termes clairvoyants d’Ivan Illich « ce qu’il nous faut, ce sont des structures qui mettent les hommes en rapport les uns avec les autres et permettent, par là, à chacun, de se définir en apprenant et en contribuant à l’apprentissage d’autrui »27. 25 COSTA B. (1984), Para analisar uma pratica de educação popular, RJ : Vozes. BRUNER J. (1996), L’éducation entrée dans la culture, Paris : Retz. P. 62 27 ILLICH I. (1971), Une société sans école, Paris : Seuil. P. 122 26 17 3. QU’EN RESTE-T-IL APRÈS LA FÊTE ? A) Empowerment Notre troisième partie abordera les valeurs pédagogiques de la fête. Mais afin de mieux comprendre notre propos, il nous faut tout d’abord différencier la notion de connaissance de celle de savoir. En effet, la connaissance n’est que la dimension intellectuelle du savoir, à laquelle on inclura encore les dimensions affective et pragmatique. Ces considérations entraînent une compréhension du processus éducatif non pas comme la production, transmission et reproduction de la connaissance, mais plutôt comme la production ou reproduction des différents modes de sentir/penser/agir selon chaque culture – matière première de l’éducation. Ce rapprochement entre les notions de savoir et de culture, d’une personne ou d’un groupe, implique le fait que toute relation soit pédagogique et que l’éducation soit justement cet espace de confrontation des savoirs. Dans la préparation de la fête, cette confrontation prend l’allure d’une construction collective où le cheminement (la manière d’apprendre) est plus important que le point d’arrivée (le savoir lui-même). Le terme d’empowerment illustre ainsi parfaitement cette valeur fondamentale de la pédagogie de la fête. L’anthropologue argentin Marco Raul Mejia nous éclaire sur l’origine de ce concept : en produisant de la connaissance, qui est l’attribution de sens à ce que l’on fait, le sujet prend pouvoir sur son action. Cette attribution est ce que les sociologues en Education Populaire en Amérique Latine nomment empowerment28. La chercheuse Annette Mello définit le concept comme prendre pouvoir sur les savoirs qui construisent le sujet de l’action29. Cette définition nous indique que le terme naît de la relation dialectique entre le sujet qui construit et les savoirs construits qui s’incorporent dans la praxis. 28 29 MELLO A. (2001), Mulheres em Construção : casas, sonhos, subjetividades. Recife : Educ. P. 28. Ibid. P. 121. 18 En effet, nous savons que toute action requiert des savoirs en construction, des formes précises d’organisation et de travail, ainsi que l’attribution de nouvelles significations à nos actes. C’est donc dans la praxis que le sujet ressignifie son action et expérimente concrètement les savoirs requis par celle-ci. Le résultat de ce vécu est l’empowerment. Il nous reste maintenant à différencier l’enpowerment de l’apowerment, termes antagoniques qui définissent deux manières opposées d’être en relation au pouvoir. Si, comme nous l’avons vu, l’empowerment découle de l’expérience, du « mûrissement » qui en conséquence proportionne une autorité naturelle et permanente dans un domaine précis, l’apowerment ne demande aucune expérience, on se rend puissant par la simple prise de pouvoir sans l’avoir vécu dans la praxis. Il n’y a pas de mérite dans l’apowerment, l’autorité qu’on lui accorde est nominale ; elle a un caractère institutionnel et temporaire, à l’exemple d’un mandat politique. Finalement, rappelons que la connaissance et le savoir s’articulent en permanence à d’autres savoirs et connaissances, même quand ils sont produits par une seule personne, par son seul travail. Mais si l’enpowerment se fait individuellement, puisque le sujet doit l’expérimenter par soi-même, il n’exclut pas la sociabilité. Bien au contraire, dans la mesure où nous savons tous quelque chose et que nous aurons toujours quelque chose à apprendre de l’autre, avec l’autre. Ce qui rejoint l’idée d’une pédagogie populaire (voir p.17). Voilà bien pourquoi un processus collectif comme celui de la pédagogie de la fête favorise cette dynamique d’enpowerment. La fête met les acteurs en mouvement permettant ainsi la circulation des savoirs tout en replaçant l’apprenant au cœur de l’entreprise éducative. Il en résulte une plus grande autonomie des apprenants et l’avènement d’un véritable réseau de savoirs où l’échange de connaissances se réalise de manière spontanée. 19 B) Sens pratique De nombreuses études en Sciences Sociales révèlent l’existence d’une intelligence corporelle qui se déploie selon deux dimensions. Elle est à la fois le produit de l’incorporation30 d’un savoir-faire stabilisé, acquis par la répétition, et la faculté de s’adapter aux situations inédites, complétant alors les réflexes et les automatismes corporels. Une théorie qui nous semble rejoindre une valeur fondamentale de la Pédagogie de la Fête. La notion d’hexis corporelle, équivalent grec du latin habitus, se réfère à cette théorie plus générale du sens pratique. Elle désigne la « manifestation corporelle incorporée de l’habitus »31 : elle est ce qui transforme incessamment le corps selon les usages sociaux spécifiques à chaque groupe. Elle est pourtant au-delà de la conscience et du discours par son ancrage physique. En réfléchissant ainsi le corps, la sociologie identifie la culture à une sorte de « seconde nature »32. En ce sens, il est intéressant de noter que la dimension culturelle de l’éducation est à l’origine d’un savoir sur le corps qui précède et oriente l’apprentissage de toute connaissance théorique. Bourdieu affirme que « ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est »33. Une distinction qui nous rappelle à l’esprit la pensée de Camille Claudel « connaître, c’est naître avec ». N’ayant ni la rigueur, ni la constance de la logique théorique, la logique pratique présenterait toutefois une certaine « unité de style » : un système sans cohérence stricte ayant la faculté d’anticiper nos choix. Il en résulte que, par un principe de sélection, la vérité de la pratique peut opérer un refoulement de la vérité objective, d’où l’actualité pédagogique de penser cette « dimension cachée » qu’est la dimension culturelle du corps en éducation. Nul doute que la pédagogie de la fête favorise cette dialectique entre pratique et théorie, replaçant ainsi le corps comme véritable informateur de la culture, lieu de rencontre et de la construction des savoirs. 30 DETREZ C. (2002), La construction sociale du corps, Paris : Seuil. P. 157 Ibid. P. 163 32 En ce sens, Bourdieu affirmait en 1979 dans son ouvrage La distinction. Critique sociale du jugement : « la vraie culture est nature ». P. 73 33 BOURDIEU P. (1980), Le sens pratique, Paris : Minuit. P.123 31 20 On retrouve en effet depuis le monde antique cette idée selon laquelle l’harmonie de l’âme ne peut se concevoir sans celle du corps. Dans « le Timée », Platon affirme qu’ « il n’y a qu’un remède, ne jamais mouvoir l’âme sans le corps, ni le corps sans l’âme ; afin que, se défendant l’une contre l’autre, ces deux parties gardent leur équilibre et leur santé. Il faut donc que le mathématicien et quiconque exerce énergiquement quelque activité intellectuelle donne aussi du mouvement à son corps et qu’il pratique la gymnastique »34. Nombreux philosophes feront écho à Platon, en défendant cette dimension quasi corporelle du savoir. Les exemples faisant du corps et de ses archétypes des métaphores de l’intelligence et de la maîtrise de soi sont récurrents en Philosophie. Le thème traverse notamment l’œuvre de Nietzsche, dont le parcours fut marqué par une santé fragile et une quête de bien-être physique. Il voyait dans la beauté de la danse l’harmonie la plus parfaite entre corps et esprit, et affirmait en ce sens dans « le Gai Savoir » : « je ne sais rien qu’un philosophe souhaite plus être qu’un bon danseur. Car la danse est son idéal, son art aussi, sa seule piété, enfin : son culte »35. Le personnage de Zarathoustra déclarait que « ce n’est qu’en dansant que je sais lire le symbole des plus hautes choses »36, illustrant parfaitement cet attachement au corps dans la pensée de Nietzsche. Il appelait l’homme à découvrir que « il y a plus de raison dans ton corps que dans la meilleur sagesse »37, faisant de la danse, comme du corps, le médiateur entre le monde visible et invisible. Nietzsche défendait ainsi le corps comme facteur de réconciliation entre les forces animales et les forces spirituelles de l’homme, la reliance entre la nature et la culture, puisqu’il est à la fois l’un et l’autre. En relisant quelques écrits de danseurs et chorégraphes on retrouve, en effet, cette idée que l’expression du corps dynamise les différentes façons dont l’individu se relie et communique avec le monde. Ivaldo Bertazzo, auteur du livre « Espace et corps : guide de rééducation du mouvement », voit la danse comme « un chemin qui potentialise la relation harmonique entre l’individu et l’espace où il vit, qu’il soit extérieur ou les propres limites de son corps »38. 34 COMMENGE B. (1988), La danse de Nietzsche, Paris : Gallimard. P.27 COMMENGE B. (1988), La danse de Nietzsche, Paris : Gallimard. P.9 36 Ibid P. 79 37 Ibid 38 BERTAZZO I. (2005), Espaço e corpo : guia de reeducação do movimento, São Paulo : Sesc. P. 6 35 21 En s’appuyant sur sa pratique avec des enfants de milieux défavorisés de São Paulo, ce chorégraphe démontre que les exercices corporels peuvent nous rendre sujet de notre propre corps et de notre espace opérant ainsi un phénomène de conscientisation tel que l’a théorisé le pédagogue Paulo Freire : « une pédagogie voulant que les hommes se découvrent eux-mêmes comme artisans de la culture, où l’apprentissage est déjà une façon de prendre conscience du réel »39. Ce pédagogue brésilien, praticien et théoricien, est effectivement internationalement reconnu par son engagement dans la lutte contre toutes les formes d'oppression par l'éducation. Le philosophe Michel Serres citera non seulement les danseurs, mais aussi l’exemple de l’intelligence corporelle des guides de haute montagne, afin de soutenir dans son ouvrage « Variations sur le corps », la primauté du corps dans toute activité humaine. Il défend de la sorte que « quelque activité à laquelle on se livre, le corps demeure le support de l’intuition, de la mémoire, du savoir, du travail et surtout de l’invention »40, soit l’origine de la connaissance objective et intersubjective. En faisant référence à ses fonctions cognitives propres, qui impliquent l’activité sensorielle et qui forcément échappent à notre entendement, Michel Serres ira même jusqu’à associer le corps à cette notion d’inconscient que la psychanalyse définit comme « tout ce qui n'est pas conscient pour un sujet, tout ce qui échappe à sa conscience spontanée et réfléchie ». Finalement, sa réflexion sur le corps résultera en un bilan qui remet en question une science dont « la connaissance croît jusqu’aux rendements décroissants où plus nous savons moins nous connaissons »41. Effectivement, si apprendre par corps nous permet de réaliser la capacité indéfinie qu’à le corps de transformer à la fois soi-même et le monde, à définir l’existence humaine et à donner symboliquement sens et valeur à la vie, alors comment se fait-il que les Sciences Humaines, et notamment les Sciences de l’Education, font si souvent l’impasse de ce médiateur par principe ? La pédagogie de la fête réhabilite le sens pratique et prend en compte la subjectivité du corps qui s’affronte, qui caresse, qui heurte, qui aime… et qui finalement apprend. 39 WEFFORT F., Education et Politique, In : FREIRE P. (2002), Educação como pratica da liberdade. São Paulo : Paz e Terra. 40 SERRES M. (1999), Variations sur le corps, Paris : Le Pommier. P. 28 41 Ibid. P.112 22 C) Transversalité Dans la première partie de ce mémoire nous évoquions à travers l’ancestralité festive, dans quelle mesure la fête se place historiquement au dessus de l’avènement des disciplines, que celles-ci soient scientifiques ou artistiques. Il s’agit d’une pédagogie qui trouve dans la transversalité son mode opératoire de base. Certes, la subdivision en disciplines comporte des avantages en termes de circonscription du champ de savoir et de production de connaissance, mais elle fournit également une garantie de définition d’intérêts catégoriels pour les professionnels de la discipline en question. Nous garderons donc bien à l’esprit que la parcellisation et le calibrage des disciplines trouvent leur origine dans des motivations politiques voire corporatistes de scientifiques ou artistes de la discipline en question. Face à cette conception « compartimenté », divers courants de l’épistémologie contemporaine prônent de nouvelles alternatives. En montrant comment les théories scientifiques n’échappent pas au relativisme historique, ainsi que le rôle joué par les idéologies et les spécificités culturelles dans les découvertes et dans l’évolution des sciences, ces nouvelles recherches proposent de nouveaux paradigmes. Des ponts construits, non seulement entre les sciences, mais entre les différents domaines du savoir, annoncent ainsi une nouvelle science à visée transdisciplinaire. Un renversement que prône le philosophe Edgard Morin, en affirmant que « la frontière disciplinaire, son langage et ses concepts propres vont isoler la discipline par rapport aux autres et par rapport aux problèmes qui chevauchent les disciplines. L'esprit hyperdisciplinaire va devenir un esprit de propriétaire qui interdit toute incursion étrangère dans sa parcelle de savoir. On sait qu'à l'origine le mot discipline désignait un petit fouet qui servait à s'auto-flageller, permettant donc l'autocritique ; dans son sens dégradé, la discipline devient un moyen de flageller celui qui s'aventure dans le domaine des idées que le spécialiste considère comme sa propriété […] On peut néanmoins dire très rapidement que l'histoire des sciences n'est pas seulement celle de la constitution et de la prolifération des disciplines, mais en même temps celle de ruptures des frontières disciplinaires, d'empiètements d'un problème d'une discipline sur une autre, de circulation de concepts, de formation de disciplines 23 hybrides qui vont finir par s'autonomiser ; enfin c'est aussi l'histoire de la formation de complexes où différentes disciplines vont s'agréger et s'agglutiner.42 La pédagogie de la fête avance en ce sens, induisant une démarche transversale où la notion de discipline n’est souvent d’aucune utilité. C’est donc tout naturellement que l’on alternera, sans vraiment s’en rendre compte, entre différentes méthodes transversales transitant par la codisciplinarité, la pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité, jusqu’à atteindre l’idéal transdisciplinaire. Voici la définition de ces termes : La codisciplinarité concerne l'étude d'un objet à partir souvent de deux disciplines tellement imbriquées l'une à l'autre qu'il est impossible de procéder autrement : par exemple, on ne peut pas étudier une « musique à danser » en musique sans associer la danse. La pluridisciplinarité est la rencontre autour d'un thème commun entre personnalités de disciplines distinctes mais où chacun conserve sa spécificité. Il s'agit d'approches parallèles tendant à un but commun par addition des contributions singulières. Ainsi, dans le cadre de la préparation de la fête, différentes disciplines ou métiers peuvent collaborer pour traiter chacun un sous-problème. L’interdisciplinarité suppose un dialogue et l'échange de connaissances, d'analyses, de méthodes entre deux ou plusieurs disciplines. Elle implique qu'il y ait des interactions et un enrichissement mutuel entre plusieurs « spécialistes ». La transdisciplinarité désigne un savoir qui parcourt diverses disciplines sans se soucier des frontières. C’est en quelque sorte l’idéal de toute approche transversale car elle prend en compte la pluralité mouvante de la subjectivité interhumaine. On transforme ainsi la « différence » de l’autre en richesse via un mode de collaboration participatif où chacun peut amener son grain de sable dans l’échange des connaissances et la production du savoir. 42 MORIN E, Articuler les disciplines, communication au colloque « Interdisciplinarité » organisé en 1990 par le CNRS. 24 EN GUISE DE CONCLUSION Ce mémoire touche à sa fin et laisse indubitablement un gout d’inachevé. Certes, nous avons réussi à dresser un premier cadre théorique permettant d’aborder la notion de fête avec ses caractéristiques intrinsèques. Cependant, nous avons démontré qu’il n’est nullement possible de réduire la diversité des formes d’expression de la fête sous un même dénominateur commun. L’anthropologie nous enseigne la prudence, par la prise en compte des principes de relativité et d’altérité. Le chantier reste de taille, notamment concernant la spectacularité de la fête. Toutefois, l’ethnoscenologie offre d’intéressantes pistes de réflexion et nous semble un champ d’étude propice à l’approfondissement de notre approche. En nous inspirant de la dynamique de transmission des savoirs dans les sociétés de tradition orale, nous avons identifié la nécessaire complémentarité entre les modes formels, informel et non-formel d’enseignement. Et c’est en faisant appel à la dimension culturelle de l’éducation que nous avons réussi à faire entrer la fête dans l’éducation. Puis, nous avons tenté d’identifier l’éducation à l’œuvre dans la fête ! Via les notions de sens pratique, d’enpowerment et de transversalité, notre étude entrepris de définir les valeurs sous-jacentes de la pédagogie de la fête. Mais ce travail reste incomplet, dans la mesure où nous avons omis que l’aspect ludique de la fête, moteur dans les aspirations des acteurs, est avant tout une source de plaisir. Cette facette de la pédagogie de la fête mériterait d’être développée, notamment en ce qui concerne les notions de désir et de divertissement. Finalement, convenons que l’idée de transformer l’apprentissage en une célébration est séduisante. La fête comme point de départ d’une démarche éducative originale, par sa capacité à structurer le temps et l’espace pédagogique, mais aussi par la manière dont elle donne du sens à la construction des connaissances tout en replaçant le ludique au cœur de l’apprentissage. Somme toute, des hypothèses qui devront encore être confrontées à la réalité de terrain, par exemple, via une étude de cas ou comparative. Alors… que la fête commence ! 25 BIBLIOGRAPHIE ABDALLAH-PRETCEILLE M. (1996), Vers une pédagogie interculturelle, Paris : Anthropos. BAKHTINE M. (1973), L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris : Galimmard. BERTAZZO I. (2005), Espaço e corpo : guia de reeducação do movimento, São Paulo : Sesc. BOURDIEU P. (, Le sens pratique. BRANDÃO C. R. (2002), A educação como cultura, São Paulo : Mercado de Letras. BRUNER J. (1996), L’éducation entrée dans la culture, Paris : Retz. CAILLOIS R. (1950), L’homme et le sacré, Paris : Gallimard. CALVET L. J. (1984), La Tradition Orale, Paris : PUF. CAMILLERI C. (1985), Anthropologie culturelle et éducation, Genève : Unesco. CAMILLERI C. et COHEN-EMERIQUE M. (1989), Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de interculturel, Paris : l’Harmattan. COSTA B. 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