La roupie
Quand on pense au nom de roupie aujourd’hui, des images très contrastées nous
viennent en tête : une monnaie de l’Inde fastueuse des Moghols mais aussi l’image moins
flatteuse d’une monnaie de pays en voie de développement. Si la roupie correspond en effet à
ces deux visions, sa circulation fut beaucoup plus large et concerne également bien d’autres
horizons. L’objectif de ce modeste article est double : d’une part introduire au monnayage
indien ; d’autre part, présenter l’ampleur de la circulation des monnaies des Indes
Britanniques et les autres monnaies associées circulant il y à de cela un siècle.
I Une nouvelle monnaie née à la veille de l’Empire Moghol
Si on parle de casse tête chinois, en terme de numismatique, celui-ci s’appliquerait plutôt
à l’Inde. Entre la multitude de monnaies et de langues utilisées dans le sous-continent, l’invention
de la roupie contribua à un peu plus de simplicité et d’unité dans cet espace contrasté. Elle trouva
son prototype dans la monnaie d’argent principale émise par le sultanat de Delhi, le tankah, émis
pour la première fois sous le règne du sultan Iltumich (1211-1236). Son étalon était fixé selon
l’étalon indien, le tola de 96 ratis soit environ 11 grammes. La facture de cette monnaie était
purement épigraphique, respectant ainsi les préceptes de l’Islam. Elle portait également la date et
la mention du lieu de frappe. Sa bonne qualité lui permit une large circulation mais fut gênée un
siècle plus tard par les expériences monétaires du sultan Muhammad ibn Tughlug (1354-1365). Il
y gagna le surnom non usurpé de prince des monnayeurs mais ce fut son seul gain dans l’histoire.
Muhammad remplaça le tankah d’argent par des espèces fiduciaires de bronze et tenta d’autres
expériences politiques qui s’avérèrent malheureuses pour le sultanat. Celui-ci déclina au
détriment des autres dynasties islamiques nouvelles, qui se tailleront de larges fiefs en Inde du
Nord. Comme les Mamelouks d’Egypte et les créateurs mêmes du sultanat de Delhi, ces
nouveaux maîtres étaient souvent des esclaves soldats aux origines turque ou africaine.
La division du nord de l’Inde permit à Babur, un chef afghan se prétendant descendant de
Gengis Khan, d’établir les bases de l’empire Moghol en conquérant cet espace morcelé en un
temps record, de 1525 à 1530. A sa mort, son fils Humayun eut du mal à tenir cet ensemble
territorial et ce fut Shir Shah (1538-1547), connu aussi sous le nom de Sher Khan, un autre sultan
d’origine afghane, qui en tira les bénéfices. Son vaste domaine s’étendait sur toute l’Inde du nord,
de la passe de Khyber afghane au golfe du Bengale. En six années, il se montra un gouvernant
remarquable, sachant ménager la majorité hindoue du pays, ce qui était loin d’être le cas chez les
conquérants musulmans. Il sera à l’origine de la ville nouvelle de Delhi et réorganisera le réseau
routier et marchand. Dans le cadre d’un retour à la bonne monnaie, il reprit l’étalon d’argent du
tankah lui donnant désormais le nom de rupiya, terme sanskrit que l’on peut traduire par « argent
orné ». Les descendants de Sher Khan ne furent pas à la hauteur et c’est Akbar (1556-1605), petit
fils de Babur, qui refondera de manière durable l’empire Moghol. Celui-ci reprit également la
roupie d’argent de 11,50 grammes au détriment de ses monnaies antérieures basées sur l’étalon
d’Asie Centrale.
Roupie de Sher Shah. Ar 20 mm et 11,50 grammes. Les marques de poinçon sont
typiques de l’époque ou les changeurs éprouvent par ce moyen la qualité du métal.
La roupie était la monnaie d’échange idéale. Au cours de la période, son contenu d’argent
sera même renforcé à partir de 1611, mais les autorités reviendront sur leur décision devant la
réaction négative du public. La roupie moghole se subdivisait principalement en dams et tankahs
de cuivre, courant respectivement pour 40 dams ou 20 tankahs. Ces monnaies restent uniquement
épigraphiques, écrites en persan, langue administrative et de culture de l’Empire Moghol. Elles
ont un diamètre plus petit que les monnaies européennes de même poids mais sont aussi épaisses
que des piéforts. Elles peuvent être rondes ou bien carrées comme dans la seconde moitié du
XVII
e
siècle. La monnaie d’or était le mohur, le rapport or/argent étant d’un pour neuf, l’argent
étant beaucoup plus coté qu’en Europe ou ce rapport était de un pour quinze.
Roupie d’Akbar frappée à Allahabad dans la seconde moitié du règne.
Ar, 20 millimètres, 11,31 grammes
La richesse proverbiale de l’Empire Moghol se traduisit également par des monnaies de
prestige. On y monnaiera au XVII
e
siècle les plus grosses monnaies d’or jamais frappées, des
multiples pouvant correspondre à 200 mohurs sous le règne de Shah Jahan (1628-1658)! Les
Moghols prirent également de nombreuses libertés avec l’Islam officiel. Akbar soucieux de
conciliation avec ses sujets, envisagea même l’adoption d’une nouvelle religion syncrétique
unifiant l’Hindouisme et l’Islam et ressemblant au Sikhisme. Il abandonnera ainsi le comput de
l’Hégire pour adopter son ère personnelle à partir de 1586. A sa mort, l’expérience religieuse ne
se poursuivra pas. Son successeur Jahangir (1605-1628), brisera l’interdit islamique de la
représentation humaine sur les monnaies en y représentant son père. Ce tabou n’en était pas un
pour les souverains Moghols et leurs miniatures nous le prouvent, mais il s’agit des premières
monnaies islamiques rompant vraiment avec l’interdit de la figuration humaine. On représentera
non pas une figure de souverain caractérisé par ses attributs comme on a pu en voir parfois dans
cette zone, mais bien d’un portait individualisé, proche de l’esprit de la Renaissance européenne.
Jahangir frappera également des mohurs représentant les signes du zodiaque. Ces monnaies
singulières ne circulaient que dans le cercle étroit de la cour et furent sans doute peu connues du
grand public. Les potentats voisins suivirent cette mode dans leurs Etats en frappant des pièces
d’hommage moins dispendieuses mais mieux frappées que les ordinaires. On parle de monnaies
nazanara. On les retrouvait surtout déclinée en roupies et en paisa encore frappé parfois au début
du XX
e
siècle par certains états princiers.
Le règne d’Akbar correspond à l’âge d’or de l’empire Moghol, s’inscrivant dans la
politique de tolérance et de bonne administration de Sher Khan. L’apogée territoriale de l’empire
Moghol correspondra au long règne d’Aurangzeb (1658-1707), mais celui-ci, par ses campagnes
militaires inutiles et son fanatisme religieux contribuera à disloquer l’empire. A sa mort, l’empire
Moghol entamera une lente agonie qui n’est pas sans faire penser à l’empire Romain tardif. Les
aventuriers extérieurs venant d’Asie Centrale ou d’Iran feront maintes incursions. Le fanatisme
religieux musulman forcera les Hindous et les Sikhs à s’armer et sera à l’origine de la
confédération mahratte en Inde centrale et de l’empire Sikh au Pendjab qui deviendront des
acteurs importants du XVIII
e
siècle indien. Plus largement, les gouverneurs provinciaux prirent
beaucoup de liberté et le monnayage s’en ressentit. Il était temps pour les Européens d’entrer en
scène par la grande porte.
Vasco de Gama arriva en 1498, et dans son sillage les Portugais s’installent à Goa,
Cochin, et d’autres comptoirs sur la côte occidentale. Leur désir de conquête était peu de chose
comparé à leur ardeur commerciale et ils se contentèrent principalement du rôle d’intermédiaire
commercial privilégié. L’arrivée des Européens au but du XVI
e
siècle contribua ainsi à
alimenter l’Inde en métaux précieux. Une bonne part de l’argent monnasous forme de roupie
eut son origine dans les entrailles des montagnes mexicaines ou péruviennes. Dès le part, les
Portugais émirent des monnaies pour leurs comptoirs à plusieurs usages. L’usage interne
nécessitait de la petite monnaie frappée au départ en étain, l’or était monnayé pour les valeurs
plus fortes servant d’échange, se calant sur la monnaie locale que les Européens dénommaient la
pagode. Cette pièce d’or était la monnaie principale d’Inde du Sud, sur le modèle de la pagode
monnayée par le royaume de Vijayanagar, un royaume hindou important qui se maintint jusqu’à
la fin du XVI
e
siècle.
La création des différentes compagnies des Indes par les Anglais, erlandais, Français
créa une forte concurrence. L’East India Company créé en 1600 s’affirme face aux Portugais. Les
Anglais obtiennent suite au mariage du roi Charles II et de Catherine de Bragance, fille du roi du
Portugal, la cession de Bombay en 1661. L’essor de la compagnie anglaise progresse lentement et
s’accélère véritablement à partir des années 1740, exacerbée par la concurrence française. A cette
époque, Français et Anglais prennent une plus grande part à la politique indienne. Suite à la
bataille de Plassey en 1757, la France se retrouvera reléguée dans ses comptoirs alors qu’elle était
en passe de dominer le Deccan. La compagnie anglaise prend possession du Bengale en 1765,
accélérant ainsi sa vocation coloniale. Les besoins générés en monnaie par l’administration
directe d’une portion non négligeable du sous-continent la pousse à un monnayage conséquent.
Celui-ci se calera sur le monnayage local et sera émis en persan. La roupie d’Arcot émise au nom
de l’empereur Shah Alam II et au millésime gelé de la 19
ème
année de son règne, 1282 de l’Hégire
soit 1777 sera la monnaie principale frappée jusqu’en 1835. Seules les quelques monnaies de
bronze nécessaires aux comptoirs seront frappées suivant des normes européennes. Les guerres
napoléoniennes arrondissent encore le domaine britannique ; que ce soit au détriment des
Néerlandais a Ceylan ou au détriment des princes locaux qui ont fait l’erreur de s’allier à la
France, tels Tipu Sahib, sultan de Mysore. L’administration directe de la compagnie anglaise
progresse partout depuis les présidences de Bombay en Inde du Nord, Madras au sud-est,
Calcutta au Bengale. La politique de préemption permettait aux Anglais de récupérer les
principautés sans héritiers directs ou dont l’héritier ne leur convenait pas. Les trois présidences
frappèrent des monnaies très diverses suivant les régions indépendamment jusqu’en 1835.
2 V cash de la présidence de Madras frappé en 1803.
Ae, 21 millimètres, 3,23 grammes
II Un monnaie coloniale Britannique dépassant largement les frontières
indiennes
En 1835, les ateliers monétaires de Bombay, Calcutta et Madras frappèrent désormais des
monnaies aux normes européennes. La fiction moghole fait place au portrait de Guillaume IV de
Hanovre, roi de Grande-Bretagne, qui figure sur tous les avers des monnaies d’or et d’argent. Les
armoiries de la compagnie des Indes, quant à elles, se cantonnent aux monnaies de bronze. La
roupie reste la monnaie de compte principale, le rapport or/argent est désormais de 15 roupies
pour un mohur, équivalent à la livre sterling et au cours du bimétallisme européen. La roupie est
fractionnée en 16 annas, chaque anna est elle-même subdivisée en quatre paisa fragmentés
chacun en cinq pie. La nouvelle roupie pèse exactement 11,66 grammes pour un taux de fin de
917 pour 1000. Pour l’or sont frappées des monnaies de un et deux mohur ; pour l’argent la
roupie, la demi-roupie, le quart de roupie et la pièce de deux annas qui correspond au huitième de
roupie. L’anna n’est pas frappée mais on trouve des demi-anna et quart d’anna en bronze ainsi
qu’une pièce d’un pie. Seule la valeur en persan nous rappelle que nous sommes en présence de
monnaies destinées à un espace extra-européen. Un autre élément rappelant le monnayage
antérieur est le gel des dates, 1835 pour les monnaies de Guillaume IV (1828-1837), 1840 pour
les monnaies de Victoria (1837-1901) jusqu’en 1862. Ainsi pour Victoria, deux portraits se
suivent, le premier frappé dans les années 1840 et le second jusqu’à la révolte des cipayes en
1858. Cette révolte sanglante est peu connue en France et sera marquée par des atrocités
commises par les deux camps. A l’issue de la volte, le Royaume Uni prend donc possession
officielle des Indes, déposant le dernier grand Moghol.
Roupie de Guillaume IV (1830-37) frappée à Calcutta (signature F incuse à la base
du cou, initiale du maître de la monnaie William N. Forbes)
Ar, 30 millimètres, 11,66 grammes, 1835
Roupie de Victoria comme reine d’Angleterre frappée à Bombay (présence de 19 baies sur
la couronne de lauriers au revers sans autres marques, les signes de distinction internes aux
ateliers des Indes Anglaises sont très confidentiels) Ar, 31,6-31,8 millimètres, 11,66
grammes, 1840
1 / 19 100%