Logique théorique et logique normative Laurent Joumier Décembre 2000 Introduction Dans sa réfutation du psychologisme en 1900, Husserl ne reprend pas à son compte un argument qu’on lui oppose souvent, et que l’on pourrait appeler l’argument normativiste. Selon cet argument, la logique dirait comment l’homme doit penser, et la psychologie dirait comme il pense effectivement et, pour cette raison, la première ne pourrait être assimilée à la seconde. Pour Husserl, l’argument normativiste est insuffisant et les psychologistes n’ont pas eu de mal à y répondre ; mais surtout il est fallacieux, car il présente la logique comme essentiellement normative et ne permet pas de mettre en évidence l’existence de la logique pure comme science. En fait, la conception normativiste de la logique est une erreur commune aux psychologistes et aux antipsychologistes. C’est parce qu’ils définissent la logique uniquement comme un art que les psychologistes ne voient d’autre possibilité que de la fonder sur des connaissances psychologiques. Et c’est parce qu’ils n’ont pas reconnu, eux non plus, l’existence d’une science logique pure, que les antipsychologistes ne sont pas parvenu à faire reconnaître la justesse de leurs critiques. D’après cela, il n’est pas surprenant que Husserl, tout en reconnaissant l’existence et la légitimité d’une logique normative et d’une logique pratique, insiste sur le fait que la logique est d’abord une discipline théorique, et réserve à la logique théorique le nom de logique pure, ce qui veut dire que la logique normative ou pratique n’est pas purement de la logique, que c’est une logique coupée d’autre chose, par exemple de psychologie. Cette mise au point permet-elle cependant de régler la question de la normativité en logique ? On peut en douter, et même douter que la question s’arrête là pour Husserl lui-même. En réalité cette « logique pure » théorique se réduit dans les Prolégomènes à la logique mathématique, à la mathesis universalis. Or, dans la philosophie husserlienne, il ne s’agit finalement que d’une petite partie du système de la logique au sens large (ou de la doctrine de la science), celui dont, quelques années plus tard, les leçons d’Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance donneront les grandes articulations. La question que l’on peut se poser est donc celle-ci : la normativité est-elle exclue de la logique au sens large et husserlien du terme comme elle est exclue, en 1900, de la « logique pure » mathématique ? Et si ce n’est pas le cas, quelle place occupe-t-elle ? Qu’en est-il en définitive de la normativité en logique ? Il se pourrait qu’elle joue un rôle beaucoup plus fondamental qu’on ne le soupçonne au vu de la mise à l’écart pure et simple dont elle fait l’objet dans les Prolégomènes à la logique pure. 1 Normativité et théoricité en logique dans les Prolégomènes. Définir la logique comme normative ne la préserve de toute réduction psychologiste L’argument normativiste des antipsychologistes consiste à supposer que c’est son caractère normatif qui rend la logique irréductible à la psychologie, à peu près comme l’éthique est irréductible à une sociologie ou une psychologie du comportement. Double erreur pour Husserl : car, premièrement, une logique normative pourrait très bien être fondée sur la psychologie, et deuxièmement, la logique n’est de toute façon pas normative, si du moins on parle de la logique pure. Dans le résumé que fait Husserl des « objections habituelles » des antipsychologistes et des réponses apportées par les psychologistes, c’est à ces derniers qu’il donne plutôt raison, même si c’est pour révéler finalement une « faille » dans leur argumentation. 1 On pourrait s’en étonner. L’argument normativiste paraît à première vue frappé du bon sens : comment un discours normatif pourrait-il se fonder sur un discours factuel, comment ce qui doit être pourrait-il être dérivé de ce qui est ? Mais cette opposition radicale entre norme et fait est simpliste. La norme ne se déduit pas du fait, sans doute, mais tout discours normatif doit cependant s’appuyer sur un fondement de connaissances, un fondement théorique. Les psychologistes l’ont vu, et ils ont eu le mérite de situer cette base théorique du discours normatif dans une science déterminée, la psychologie. Les antipsychologistes, eux, ont souvent négligé de chercher sur quel autre fondement théorique que celui de la psychologie pourrait s’appuyer l’art logique. En quel sens exactement le discours normatif (par exemple logique) requiertil un fondement théorique ? Husserl l’explique de façon très précise. Bien avant de développer l’idée d’une éthique formelle comme il le fera dans ses leçons de 1908/9 2 , il esquisse en 1900, au § 14 des Prolégomènes, une théorie formelle des sciences normatives, et montre déjà qu’elles se structurent de façon comparable à la logique. On doit distinguer en effet les prescriptions fondamentales et les prescriptions dérivées. Au départ de la science normative, il y a une évaluation fondamentale de ce qui sera estimé bon ou mauvais de façon immédiate. C’est à peu près l’équivalent d’une définition fondamentale ou d’un axiome. Ensuite, la science normative doit développer un ensemble de jugements normatifs dérivés énonçant des conditions nécessaires ou suffisantes pour la possession du prédicat « bon ». 1. Husserl, Recherches logiques I, Prolégomènes à la logique pure (abréviation : PLP), chapitre III. 2. Vorlesungen über Ethik und Wertlehre 1908-1914, Husserliana volume XXVIII (abréviation : VEW). 2 Quelque chose pourra alors être estimé bon, non parce qu’il aura été évalué tel immédiatement, mais parce qu’il représentera une condition nécessaire ou suffisante pour la possession de la bonté. C’est ici qu’intervient nécessairement un fondement de connaissance. La dérivation de normes secondes à partir de normes premières suppose la connaissance du domaine d’application de la norme. La proposition normative repose sur la connaissance du rapport de conditionnement grâce auquel l’objet évalué est estimé bon de façon médiate. En résumé, désigner X comme norme fondamentale n’est pas du ressort de la connaissance, cela relève d’un acte d’évaluation irréductible ; mais désigner Y comme norme dérivée, cela requiert la connaissance théorique que Y est une condition nécessaire ou suffisante de X. Pour revenir au cas particulier de la logique et lui appliquer ces analyses, le respect de certaines formes de raisonnement est la condition nécessaire à l’établissement d’une vérité, but ultime et norme fondamentale. La logique, qui indique les moyens de parvenir à la vérité et évalue les démarches de pensée en fonction de leur aptitude pour cela, est à la fois une discipline normative (c’est-à-dire évaluative) et pratique. Mais les normes et les règles logiques reposent nécessairement sur un ensemble de connaissances scientifiques. Lorsque le logicien prescrit par exemple de ne pas se contredire, il s’appuie sur la connaissance que deux propositions contradictoires ne peuvent être vraies à la fois. La contradiction n’est pas immédiatement estimée mauvaise, elle est évaluée telle en vertu de la connaissance du rapport d’implication qui existe entre elle et la fausseté d’une théorie qui la contiendrait. Toute la question est alors de savoir si cette connaissance, et toutes les connaissances de ce genre qui constituent le fondement théorique des prescriptions logiques, sont des connaissances relevant de la psychologie ou bien relevant d’une discipline spécifique qu’il faudrait appeler logique pure. Il se trouve — c’est ce que montre Husserl au chapitre IV — que leur caractérisations essentielles interdit de les rattacher à la psychologie : ce ne sont pas des connaissances vagues mais exactes, pas des connaissances empiriques mais a priori, etc. Au bout du compte, le psychologisme est bel et bien réfuté. Mais il ne l’est pas pour la raison qu’indiquaient certains de ses adversaires, pas à cause de la normativité de la logique. Rien n’empêcherait a priori qu’une discipline normative repose essentiellement sur un corps de connaissances qui soient empiriques. Il n’y a pas d’incompatibilité entre l’idée de normativité et celle d’empiricité. L’exemple du calcul suffirait à l’attester. Le calcul, avec tous les procédés symboliques qu’il offre pour parvenir à des connaissances médiates, est bien un art, donc une discipline normative et pratique ; or, à en croire Husserl dans la Philosophie de l’arithmétique 3 , cet art repose sur la connaissance des possibilités psychiques qui sont les nôtres, en particulier des limites de nos capacités d’intuition. C’est uniquement parce que l’homme ne peut se représenter proprement les nombres au delà de 12 qu’il doit élaborer un art mathématique substitutif correspondant à ses possibilités et lui permettant d’obtenir une représentation impropre des grands ou des très grands nombres. Pour3. Mais aussi dans les PLP, § 42. 3 quoi, après tout, ne pourrions-nous pas interpréter l’ensemble de la logique de la même manière ? Ce n’est pas absurde d’emblée. Les règles de raisonnement seraient des moyens symboliques, mécaniques de parvenir à la détermination d’une vérité que nous ne pouvons pas intuitionner. Ce mécanisme symbolique serait un artifice conçu en fonction des caractéristiques de l’esprit humain. Evidemment, ce n’est pas ainsi que Husserl voit les choses en 1900. Non que cette présentation soit entièrement fausse, mais elle est réductrice. Les formes de raisonnement ne sont pas des constructions symboliques utiles, ce sont des lois idéales régissant les objets idéaux que sont les propositions. 4 Mais, en tout cas, l’affirmation du caractère normatif de la logique n’est absolument pas un argument suffisant pour la préserver du psychologisme. Une fois le but fixé, une fois la norme fondamentale posée, les conditions pour s’y conformer sont en partie fonction de notre psychologie. Il y a forcément des connaissances psychologiques au fondement de l’art logique. Il est vrai que ce qu’on appelle vérités logiques depuis Aristote, ce ne sont pas ces connaissances psychologiques ; mais on pourrait, pourquoi pas, constituer une logique en un nouveau sens qui serait une sorte de méthodologie de la recherche. En résumé, un art de la connaissance psychologiquement fondé n’est pas une absurdité ; mais, de fait, ce n’est pas cela que nous appelons logique. 2 L’interprétation psychologiste des normes logiques fondamentales Pourtant, cette analyse est encore incomplète : elle montre simplement le caractère fondé de normes dérivées. Qu’en est-il des normes fondamentales, par exemple, en logique, de l’évaluation de la vérité comme valeur immédiate pour la connaissance ? La vérité comme norme fondamentale et comme but ultime n’est assurément pas un concept psychologique, c’est un idéal, non une réalité empirique. Par cet aspect-là au moins, la logique normative n’échappe-t-elle pas nécessairement à la réduction psychologiste ? Cependant, même si sur le fond on peut reconnaître la justesse de ce jugement, il serait là encore faux de dénoncer de la part des psychologistes une incohérence. Il est vrai que la norme fondamentale est déterminée par un acte d’évaluation et non de simple connaissance ; de ce point de vue, elle ne peut être le fait de la psychologie ni d’ailleurs d’aucune science pure : pas davantage donc de la logique pure telle que la définit Husserl dans les Prolégomènes, en en excluant tout considération normative précisément. Mais cette norme fondamentale, si elle constitue un « idéal », rien n’oblige à ce que ce soit au sens « idéaliste » du terme. Il serait envisageable de définir la vérité en termes psychologiques. On dira que ce n’est pas le concept authentique de vérité : pour un empiriste, en tout cas, ce serait en 4. Dans l’Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance (abréviation : ILTC), il insistera sur l’idée que ce n’est pas seulement pour nous que le théorème de Pythagore est une vérité médiate ; il l’est essentiellement (§ 5, p. 63 [14]). 4 réalité un concept plus rigoureux que tout autre. Pour Lipps, que cite Husserl, la pensée logiquement correcte ne peut être définie autrement que comme la pensée autonome, la pensée qui suit les lois psychologiques qui sont les siennes, par opposition à celle qui reçoit les influences extérieures des habitudes, des sympathies ou antipathies, etc. 5 La vérité au sens de la conformité de la pensée aux choses ne pourrait signifier que le fait de penser les choses conformément à la façon dont les lois de notre pensée, et elles seules, l’exigent. Et ces lois sont bien entendues comprises ici comme des lois psychologiques. Dès lors, le but de la vérité étant compris de façon psychologique, et aussi les lois de la pensée permettant de l’atteindre, la logique normative puiserait tout son fondement théorique dans la psychologie. Cette conception n’est pas tenable en définitive pour Husserl, on le sait bien. Mais elle n’est pas incohérente. Ou bien alors, elle ne l’est que d’une façon toute particulière. Il faut se rappeler que la « contradiction » (Widersinn) que Husserl dénonce dans tout psychologisme, plus généralement dans tout empirisme, plus généralement dans tout scepticisme, n’est pas une contradiction logique au sens habituel (Widerspruch). Le discours psychologiste est intrinsèquement cohérent, il n’y a pas d’inconséquence à vouloir établir une science normative sur le fondement théorique d’une science empirique. L’absurdité consiste uniquement dans une sorte d’auto-destruction du discours sceptique, qui nie les conditions de possibilité de toutes théorie (par exemple en relativisant le sens de la notion de vérité) et qui, en même temps, se présente comme un discours théorique prétendant à la vérité. 3 La normativité ne condamne pas la logique au réductionnisme psychologique. Possibilité d’une «logique pure» normative. Le caractère normatif de la logique ne permet pas d’emblée d’exclure sa fondation théorique sur la psychologie ; sur ce point, on y a insisté, les Prolégomènes sont clairs. Tellement clairs qu’on peut se demander, à l’inverse, s’il ne faudrait pas considérer que le normativisme condamne forcément au psychologisme. L’argument normativiste n’est pas simplement récusé par Husserl, il semble être totalement renversé : c’est parce que l’on voit dans la logique une discipline normative que l’on est amené à la fonder sur la psychologie. C’est cela, l’attitude la plus cohérente. Les antipsychologistes qui se rendent compte que cette réduction n’est pas satisfaisante n’ont pas vu comment l’éviter, et ont continué à revendiquer pour la logique un caractère normatif. Il ont donné prise aux objections psychologistes. Le psychologisme ne pourrait donc être évité que sur le terrain de la logique théorique, que si l’on met en évidence l’existence d’une logique pure qui soit non seulement pure de toute psychologie, mais aussi, et indissociablement, pure de toute normativité. Ne serait-il pas possible pourtant de définir une normativité logique pure, to5. PLP, § 19 p. 60 [55]. 5 talement apriorique ? Si l’on revient aux analyses précédentes, on voit que les rapports de conditionnement sur lesquels repose la prescription de règles normatives en logique sont des rapports idéaux entre des objectivités idéales, des relations d’implication ou d’exclusion entre des propositions idéales, et non pas des relations de causalité psychique. Si l’on traduit, comme cela est toujours possible d’après Husserl, les énoncés théoriques de la logique en règles normatives, si par exemple, au lieu de dire que la proposition A implique la proposition B, on dit que si on admet la vérité de A, on doit admettre la vérité de B, on passe du discours théorique au discours normatif ; en quoi sort-on du cadre de la logique « pure » ? Il est vrai que cette « traduction » n’est pas qu’un changement de tournure. L’introduction de la notion d’un devoir-être suppose la référence à une activité de connaissance régie par une norme fondamentale, qui est celle de la vérité. Mais on n’est pas obligé d’interpréter cette norme de façon psychologiste, à la manière de Lipps. La vérité ne se définit pas en fonction d’un conditionnement factuel de la connaissance humaine, elle se définit en référence à l’essence même de la connaissance. Elle est, elle aussi, un concept idéal. En tout cas, c’est la conception qu’en a Husserl. On ne voit donc pas bien pourquoi la normativité serait exclusive de la « pureté » logique et devrait être abandonnée au psychologisme. On ne voit pas pourquoi il n’y aurait pas possibilité (ou même nécessité) d’une logique pure normative. Cependant, cette idée est bel et bien exclue par Husserl dans les Prolégomènes. Pour lui, on quitte le champ du logique pur dès que l’on introduit une normativité, parce qu’au lieu de faire porter la recherche sur des relations idéales entre des objets idéaux (propositions, etc.), on aborde la connaissance elle-même comme activité subjective régie par des normes. Or la subjectivité n’intéresse pas le logicien mathématicien, et Husserl ne semble pas envisager qu’elle puisse faire partie du domaine d’investigation d’une autre science que la psychologie. Le champ d’investigation du logicien, c’est l’objectivité pure des propositions. Sur ce domaine, il met au jour des lois qui ne sont pas de type naturel ou empirique, il atteint une sphère d’idéalité pure qui le place à l’abri de toute annexion à la psychologie. Mais il n’en va pas de même dans le domaine de la subjectivité : l’idée d’un a priori subjectif n’est pas encore, en 1900, une idée husserlienne. Les seules lois aprioriques de la subjectivité, d’après les Prolégomènes, sont celles qui résultent de l’application à la sphère subjective des principes logico-mathématiques objectifs. Nous nions que les propositions purement logiques elles-mêmes énoncent quoi que ce soit sur l’évidence et sur ses conditions. Nous croyons pouvoir montrer qu’elles ne peuvent acquérir cette relation aux vécus d’évidence que par la voie de l’application, voire de la conversion, c’est-à-dire de la même manière que toute loi « se fondant purement sur des concepts » peut être transposée au domaine de la représentation générale des cas singuliers empiriques de ces concepts. (PLP, § 50, p. 202) Donc il n’existe, dans la sphère subjective, qu’une apriorité par application, par subsomption, à peu près comme il est a priori nécessaire que deux cailloux et deux 6 cailloux fassent quatre cailloux, sans que cela fasse de la minéralogie une science pure. La meilleure preuve que la subjectivité appartient entièrement à l’empirie est par ailleurs le fait que, si la logique s’affirme comme discipline autonome dans les Prolégomènes, on sait que la phénoménologie des Recherches du second tome continuera d’être considérée, elle, comme une partie de la psychologie, qu’elle sera définie comme « psychologie descriptive ». Pour le Husserl de 1900/1, il n’y a de science de la subjectivité que psychologique ; et c’est la raison pour laquelle la logique normative n’est pas vraiment, pas « purement » logique. En conséquence, la recherche phénoménologique subjective, quoique fondamentale pour la logique, se présente comme extérieure à elle. La phénoménologie n’a qu’un rôle préparatoire. Elle a pour fonction de nous faire revenir aux choses mêmes, c’est-à-dire de passer d’une compréhension ordinaire des concepts logiques qui demeure symbolique, vague, souvent faussée par des interprétations, à leur compréhension authentique et intuitive. Mais c’est une fois les concepts éclaircis que la logique proprement dite entre en jeu, qu’elle énonce les lois qui s’y rattachent. Au fond, c’est presque accidentellement que la logique a besoin de la phénoménologie : les purs concepts ne doivent rien à la subjectivité, ils sont objectifs, en soi ; c’est seulement nous-mêmes qui avons besoin de la phénoménologie pour parvenir à eux. 4 L’introduction de la noétique dans la logique en 1906/7 Les choses seront très différentes dans les textes ultérieurs de Husserl : la phénoménologie elle aussi s’affranchira clairement de la psychologie, il n’y aura donc plus d’obstacle à l’intégrer dans la logique au sens large, dans la doctrine de la science, au lieu de la reléguer à un rôle préparatoire. Qu’en sera-t-il alors de la place (éventuelle) de la normativité en logique ? On pourrait avoir l’impression que, sur ce plan là, en revanche, il n’y aura guère d’évolution. Au début des Leçons de 1906/7, par exemple, Husserl reprend la même démarche de pensée que dans les Prolégomènes (qu’il se contente même parfois de citer littéralement) et semble aboutir à la même conception : il est possible et légitime de parler de logique normative ou pratique, mais la « logique au sens originaire et spécifique », c’est la logique théorique, la logique débarrassée de toute tournure normative inessentielle, bref, c’est la mathesis universalis. 6 En réalité, il ne faut pas tirer des conclusions trop rapides de cette apparente similitude. La reprise des analyses de 1900 ne constitue qu’une première étape dans le parcours effectué en 1906/7 qui conduit à délimiter un système de logique bien plus large que la seule mathesis universalis. Ce qui paraît d’abord exclu du domaine logique peut s’y trouver finalement inclus à un stade ultérieur de la démarche. Les distinctions ou les oppositions radicales auxquelles Husserl s’arrêtait dans les Prolégomènes peuvent s’avérer seulement provisoires. Par exemple, en reprenant en 1906/7 la démarche de 1900, Husserl commence par exclure le champ de la subjectivité de la sphère logique. Si l’on s’en tenait 6. ILTC, § 10, p. 82 [33]. 7 à la première section des Leçons, la thématique subjective semblerait ramenée à des considérations psychologiques non pertinentes en logique, à l’évocation de « processus psychiques » singuliers et temporels (§ 11). Dans un premier temps, le concept de logique qui est développé, c’est uniquement celui de la logique mathématique objective, exactement comme dans les Prolégomènes. Et pourtant, quelques leçons plus loin, Husserl revient sur cette abstraction initiale et montre qu’une logique comme doctrine de la science, si elle a pour objet d’étudier tout ce qui constitue l’essence de la connaissance, doit nécessairement porter son intérêt sur la subjectivité connaissante. Outre la mathesis objective, la logique inclut la noétique ; et si celle-ci appartient à la logique, c’est parce qu’il existe une législation apriorique subjective. Or, si la noétique nous intéresse particulièrement ici, c’est parce qu’elle n’est pas seulement l’étude de la subjectivité, elle est aussi la discipline qui pose la question du droit des actes de connaissance, celle de leur légitimation. Les deux choses vont de pair. Poser la question du droit, c’est renvoyer la connaissance aux actes subjectifs qui la produisent. La noétique fait donc entrer la dimension normative dans la logique en même temps que la dimension subjective, en repoussant la double restriction à laquelle restait soumise la logique pure des Prolégomènes. Il faut toutefois préciser une chose : la noétique n’est pas un concept entièrement nouveau en 1906/7, puisqu’on le trouve présent dans les Prolégomènes en une acception à peu près équivalente. Plus exactement, les leçons de 1906/7 distinguent deux noétiques, l’une, qualifiée de « morphologique » et d’encore « superficielle », étant rattachée à la mathesis, l’autre, « analytique » et « approfondie », débouchant sur un questionnement transcendantal (§ 29). La première de ces deux noétiques se trouve déjà définie en 1900. Au § 65 des Prolégomènes, Husserl fait la distinction entre les conditions de possibilité subjectives et les conditions de possibilité objectives de la connaissances. Parmi celles qui sont subjectives, il distingue encore celles qui sont réelles, psychologiques (la mise en place de certaines « conditions causales » dont dépend notre pensée) et celles qui sont idéales, aprioriques, et qu’il désigne déjà comme « noétiques ». Ces conditions, écrit-il, sont fondées dans l’idée de la connaissance comme telle, et cela a priori, sans nulle considération de la singularité empirique de la connaissance humaine dans ses modes psychologiques. (p. 262 [237-8]) Mais la noétique de 1900 se distingue de la noétique de 1906/7 en ce qu’elle se trouve encore à l’extérieur du champ logique. Aux conditions noétiques (idéales subjectives) de la connaissance, Husserl oppose les conditions idéales objectives qui sont seules qualifiées de « logiques ». Ce n’est pas simplement une question d’appellation. Si la noétique n’appartient pas à la logique, c’est parce qu’elle concerne un conditionnement de la connaissance certes effectif et apriorique, mais second et subordonné. Les conditions noétiques subjectives de la connaissance sont en fait comprises dans les Prolégomènes comme des conditions dérivées, ellesmêmes dépendantes de ses conditions logiques objectives. Tout l’a priori de la subjectivité connaissante consiste dans sa conformation nécessaire à un a priori 8 objectif qui lui est antérieur. La noétique constate que les actes de connaissances ne sont valables que pour autant qu’ils se soumettent aux principes logiques objectifs de la mathesis. Encore une fois, l’a priori subjectif n’existe pas encore pour Husserl, ou bien il n’est qu’une reformulation subjective d’un a priori en réalité objectif. Au lieu de dire que deux propositions s’impliquent, il est toujours possible de dire que l’acte propositionnel correspondant à la première motive et justifie celui correspondant à la seconde. On assortit la loi logique d’une référence explicite à son usage subjectif. Cela n’ajoute aucun contenu nouveau de connaissance, cela ne fait apparaître aucune législation apriorique vraiment nouvelle. Les conditions subjectives noétiques de la connaissance ne sont que des conversions, des changements de tournures pour les conditions objectives. 5 La noétique logique n’est pas la logique normative En 1906/7, la noétique représente bien un domaine de recherche spécifique et une partie de la logique. En elle, l’introduction en logique d’une recherche orientée vers la subjectivité va de pair avec la prise en compte de la question du droit, de la justification, bref de la question normative. Mais est-ce à dire qu’avec la noétique logique, Husserl donne enfin un statut réellement logique, « purement » logique, à la logique normative ? Les explications précédentes le laisseraient penser, n’étaient les dénégations de Husserl lui-même. . . Car la noétique n’est pas la logique normative. La thématisation de la dimension normative en logique est une chose : c’est le rôle de la noétique, cela relève bien de la logique ; mais la normativité du discours logique lui-même en est une autre, qui demeure exclue. La noétique, tout autant que la mathesis universalis, est une discipline théorique, même si elle porte sur les normes de la connaissance. C’est pour cela d’ailleurs que Husserl préfère l’appellation de noétique à celle, également possible mais plus équivoque, de « doctrine des normes de la connaissance » : nous ne la comprenons pas, comme le nom de « doctrine des normes » semble vouloir le dire, <comme> un art pratique de juger les revendications de droit de connaissances pouvant être données préalablement, mais comme une science qui, par un intérêt purement scientifique, explore l’un après l’autre les actes de connaissance, c’est-à-dire les prises de position intellectuelles élevant, selon leur nature, la revendication d’un droit, et qui évalue les relations de droit leur appartenant aussi bien isolément que dans leur jonction et leur fondation les unes sur les autres. (§ 27, p. 180 [134]) La noétique est « une science », elle poursuit « un intérêt purement scientifique », et cela semble bien vouloir dire ici : un intérêt purement théorique. Elle ne fixe pas des règles aux actes de connaissance, elle étudie des rapports de fondation ou de légitimation entre ces différents actes. Elle constate que l’acte A justifie 9 l’acte B, elle ne prescrit de motiver B par A. En ce sens, elle dit ce qui est, et non ce qui doit être. Il ne faut pas davantage (Husserl le précise aussitôt après) interpréter la noétique comme une critique au sens kantien. Elle « rend possible » une critique, mais elle n’en est pas une elle même. La connaissance des sources justificatrices de la connaissance bénéficiera à la séparation, nécessaire dans la vie actuelle de la connaissance, de la connaissance authentique et de la connaissance prétendue. (§ 28, p. 181 [134]) Autre chose serait donc d’établir les sources justificatrices de la connaissance (noétique), autre chose serait de se servir de cela pour faire la part de la connaissance authentique et de la connaissance prétendue (critique), et autre chose encore serait de formuler des règles pour évaluer la connaissance (logique normative). Evidemment, toutes ces nuances peuvent sembler ténues. Et surtout, la question est de savoir ce qui les nécessite. Quelle raison Husserl a-t-il encore en 1906/7 d’interpréter la logique comme une discipline théorique stricto sensu, y compris lorsqu’elle a affaire à des normes ? En 1900, il y avait une bonne raison : à savoir que la normativité concernait la sphère subjective que Husserl considérait comme relevant de la psychologie empirique. S’il s’avère maintenant que les rapport de motivation entre les actes sont aprioriques, pourquoi un discours normatif fondé uniquement sur eux, et donc lui-même entièrement apriorique, n’appartiendrait-il pas à la logique pure ? En fait, la position de Husserl en 1906/7 n’est pas entièrement nette. N’écrit-il pas, au moment même où il affirme que la noétique est « une science » poursuivant « un intérêt purement scientifique », qu’elle explore sans doute, mais aussi qu’elle « évalue » (wertet) les relations de droit ? Or le § 14 des Prolégomènes ramenait les propositions normatives à des propositions évaluatives, justement. 7 Et si juste après, il précise que la noétique n’est pas la critique de la connaissance, ne perd-il pas lui-même de vue cette mise au point en associant constamment, dans la suite des leçons, les deux termes ? Ici comme ailleurs, l’équivoque est la marque d’une évolution de la pensée husserlienne ; en reprenant ses analyses anciennes, Husserl les retravaille insensiblement ; en semblant conserver ses positions initiales, il les fait avancer peu à peu dans une certaine direction. D’où une confusion parfois entre des positions sur le point d’être abandonnées et des positions sur le point d’être prises. Sans doute alors les choses seront-elles plus claires lorsque la question du sens et des délimitations de la logique sera à nouveau posée quelques années plus tard : par exemple dans les Leçons de 1911 intitulées Logique et théorie générale de la science. 8 7. « En général, nous pouvons poser comme semblables, tout au moins comme équivalentes, les formes suivantes : “ Un A doit être B ”, et “ Un A, qui n’est pas B, est un mauvais A ”, ou “ Seul un A qui est B est un bon A ”. Naturellement, nous employons ici le terme « bon » au sens le plus large, d’avoir, de quelque façon, valeur. . . » (PLP, § 14, p. 44 [41]) 8. Husserl, Logik und allgemeine Wissencschaftstheorie, Husserliana vol. XXX. 10 6 Logique théorique et logique normative dans les Leçons de 1911. Utilisation de l’argument normativiste Si l’on considère la façon dont est introduite l’idée de logique dans les leçons de 1911, l’évolution par rapport aux positions de 1900 est beaucoup plus nette. . .même si cela n’empêche pas Husserl de reprendre une fois de plus sa démarche ancienne, en se référant explicitement aux Prolégomènes, sans rien dire de la distance qu’il a prise par rapport à ses positions initiales. Cela commence donc d’une façon habituelle, familière au lecteur des Prolégomènes ou à l’étudiant qui aurait suivi cinq ans plus tôt les Leçons d’Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance. Husserl part du concept de la logique qui est à la fois le plus traditionnel et le plus répandu, celui d’une discipline normative et pratique dont l’objet principal est l’entendement. On s’attend alors à ce que, comme en 1900 et comme en 1906/7, il reconnaisse, bien sûr, la légitimité de cette acception de la logique, mais montre aussitôt la nécessité de lui substituer un concept de logique plus essentiel, celui de la mathesis universalis purement théorique, irréductible à la psychologie. Mais on a, au lieu de cela, la surprise de constater que c’est l’argument normativiste qui est d’abord opposé au psychologisme — ce même argument qui était estimé insuffisant et fallacieux dans les Prolégomènes, et qui, cette fois (Husserl le reconnaît, même si c’est avec quelques précautions de langage), permet d’attester l’irréductibilité de la logique normative à la psychologie théorique. Si grande que soit la généralité indéterminée dans laquelle se meuvent de telles pensées, elles suffisent à rendre nette dans une certaine mesure (einigermassen) une distinction entre la logique normative et qui tend à la pratique dont nous avons parlé ici, et la psychologie, plus précisément la psychologie de la connaissance. Rendons clair ceci : la psychologie n’est pas une science normative. Son but (Absehen) n’est pas de fixer des normes au cours des actes psychiques et au développement des dispositions psychiques. Ce qu’elle veut étudier, c’est ce qu’ils sont d’après leur nature légale, mais non ce qu’ils doivent être conformément à de quelconques idéaux directeurs. (§ 3, p. 9) Il n’y a pourtant pas forcément une totale contradiction entre ce que dit Husserl en 1911 et ce qu’il disait en 1900. L’argument normativiste était jugé irrecevable dans les Prolégomènes parce que la normativité d’une discipline en général n’exclut pas a priori sa fondation sur un savoir empirique, par exemple psychologique. Husserl ne dit pas le contraire en 1911. Il met simplement en avant le fait que la normativité logique, elle, est idéale et non pas factuellement déterminée. Ce qui dirige le logicien est une idée, l’idée de la vérité ou encore l’idée de la justesse et toutes les idées particulières qui y sont impliquées ou qui sont en connexion idéale avec l’idée de vérité. Avec cette idée de vérité et de justesse comme conformité à la vérité s’introduit 11 en logique quelque chose de fondamentalement nouveau par rapport à la psychologie, donc quelque chose qui manque à la psychologie aussi longtemps qu’elle est psychologie, science de la nature portant sur la vie de l’âme. (§ 3, p. 11) Dans les Prolégomènes déjà, Husserl faisait une distinction entre normes logiques idéales et normes logiques empiriques (§ 42). Les secondes correspondent à des méthodes de connaissance adaptées à la nature de l’homme et fondées sur sa connaissance psychologique (ce sont par exemple les méthodes de calcul) ; mais les premières sont les reformulations normatives de connaissances logiques pures, elles sont donc indépendantes de la constitution psychologique particulière de l’homme. Elles sont aprioriques. De ce point de vue, dès 1900, Husserl aurait pu sans se contredire utiliser l’argument normativiste, du moins une version de cet argument, contre le psychologisme. Les normes logiques, si l’on parle des normes idéales, sont effectivement un démenti au psychologisme ; mais elles le sont, non pas parce que ce sont des normes, mais parce qu’elles sont idéales. 7 L’idéalité logique est d’abord normative Il n’y a donc pas de contradiction radicale entre ce que dit Husserl en 1900 et ce qu’il dit en 1911. Et pourtant, le fait qu’il oppose en premier lieu au psychologisme la normativité idéale de la logique, et non son contenu théorique apriorique, atteste une modification profonde de sa conception. Il y a eu, par rapport aux Prolégomènes, un changement de priorité. L’idéalité logique se présente désormais d’abord comme une idéalité normative, et ensuite seulement comme étant aussi une idéalité théorique. Les normes logiques aprioriques ne sont plus de simples « traductions normatives » de principes originairement objectifs et théoriques. Ce sont au contraire les principes théoriques qui apparaissent comme une approche possible et seconde des normes idéales. Dès 1900, c’est vrai, Husserl reconnaissait l’existence d’une normativité logique, et même d’une normativité logique apriorique ; cependant, cette normativité était inessentielle à la logique, et n’apparaissait que lorsqu’on rapportait les lois logiques objectives aux actes subjectifs. Elle était apriorique, bien sûr, puisqu’elle ne se fondait pas sur la psychologie ; mais elle n’était pas pure, puisqu’il s’y mêlait la référence à une réalité empirique subjective. Et surtout, elle était seconde, dérivée. Elle consistait dans une traduction des principes théoriques dans le langage de la subjectivité et de ses normes. En 1911, c’est au contraire la logique théorique apriorique qui devient la traduction théoricienne de normes idéales. Il appartient au sens de l’idéalité logique d’être normative ; mais il est possible d’adopter vis-à-vis d’elle le point de vue du théoricien et de prendre les normes elles-mêmes comme de simples objets de connaissance, sans chercher à les prescrire, ou à les utiliser pour évaluer. Par exemple, les principes logico-mathématiques, composant cette « logique pure » dont Husserl donnait en 1900 les prolégomènes, sont des conditions de possibilité 12 de la connaissance juste ; mais l’approche purement théoricienne dont elles font l’objet dans la logique mathématique précisément, ne permet pas de les appréhender comme telles : elle les considère comme des vérités théoriques présentant un intérêt théorique pour elles-mêmes et ne faisant aucune référence, dans leur contenu, à une quelconque activité de connaissance dont elles seraient conditions de possibilité et de légitimité. La portée normative et même pratique de ces propositions ne devient explicite que lorsque l’on s’élève au niveau de la noétique, que lorsqu’on sort de cette abstraction initiale qui consistait à écarter toute dimension normative. La normativité n’est donc pas rajoutée à l’apriorité logique lorsqu’on la rapporte à la subjectivité connaissante ; il faut plutôt dire qu’elle est rétablie, parce qu’elle en avait d’abord été ôtée par une approche purement objectivante et théoricienne. Ce changement de conception, il est vrai, risquerait de passer inaperçu à la lecture de Leçons qui se présentent toujours comme une reprise de l’argumentation des Prolégomènes. Husserl fait toujours évoluer sa pensée sur fond de continuité. Ainsi repose-t-il en 1911 (§ 6) la question centrale des Prolégomènes, celle du fondement théorique de l’art logique, ce qui à première vue serait l’indice qu’il continue de voir dans la logique pure une science d’abord théorique. On remarquera cependant, comme signe de nouveauté, le fait que la logique théorique et apriorique qu’il oppose au réductionnisme psychologiste soit la noétique, et non plus comme en 1900 ou même en 1906/7 la logique mathématique (qu’il appelle désormais logique noématique : orientée sur le contenu objectif de la connaissance). De celle-ci, il n’a d’ailleurs pas encore été question à ce stade de la leçon. En fait, la logique se présente d’abord comme normative et elle s’oppose déjà en tant que telle à toute réduction psychologique (en vertu de l’argument normativiste que Husserl a finalement pris à son compte). Le psychologisme est réfuté dès les §§ 3 et 4. Lorsqu’au § 6, Husserl pose, comme en 1900, la question du fondement théorique de la logique, il s’agit seulement pour lui de se placer du point de vue des psychologistes eux-mêmes, à la fois pour leur rendre justice, reconnaître leur part de vérité, et pour les réfuter une seconde fois. Le fondement de vérité du psychologisme, c’est justement que l’art logique est en partie fondé sur des connaissances psychologiques (§ 5). Mais il ne l’est qu’en partie seulement. Et pour le montrer, il faut faire apparaître que les règles logico-pratiques reposent avant tout sur un fondement théorique purement logique. Voilà pourquoi la logique théorique est à nouveau opposée au psychologisme. Et d’ailleurs, même à ce moment, c’est la dimension normative que Husserl continue de mettre en avant : Toute technologie (Kunstlehre) présuppose une connaissance théorique des activités et des produits auxquels elle a à fixer des normes. . .Mais, d’un autre côté, toute technologie est aussi dirigée par une idée normative. Or si en celle-ci se trouvent des sources, mais des sources aprioriques pour la connaissance théorique, nous trouverons comme fondement théorique, outre cette science de la nature, une science aprio- 13 rique, une pure science des idées. (§ 6, p. 23) S’il y a un fondement théorique non psychologique, apriorique, de l’art logique, c’est dans la dimension normative de la logique qu’il faut en chercher les « sources ». La logique théorique se présente d’abord comme la théorie que l’on peut faire des normes logiques, donc comme noétique. 8 La fonction d’une approche théoricienne de la logique En résumé, dans la tripartition entre logique pratique — logique normative — logique théorique, la césure s’est déplacée. Il n’y a plus, d’un côté, la logique normativo-pratique impure, de l’autre, la logique théorique pure ; il y a, d’un côté, la logique pratique, appliquée à une réalité empirique et donc impure, et de l’autre, la logique normativo-théorique pure. Et ce n’est pas tout : non seulement la normativité relève de l’essence même de la logique et est mise du côté de la pureté, mais c’est elle qui prime cette fois. Au lieu que la logique normative soit une forme dérivée et inessentielle (« traduction normative ») de la logique théorique, c’est la logique théorique qui est une approche possible de la normativité essentielle des idéalités logiques. Nette évolution par rapport aux Prolégomènes. Mais alors, pourquoi Husserl conserve-t-il, ne serait-ce que temporairement, ce point de vue théorique initial ? Quel est l’intérêt de maintenir une approche théoricienne de la logique, sachant maintenant que cette approche est abstraite, partielle et provisoire ? Avant de tenter de répondre à cette question, on peut signaler que le cas de la logique n’est pas unique chez Husserl. De façon plus surprenante encore, on constate, à la lecture des Leçons de 1908/9 (Husserliana XXVIIII), qu’il en va de même pour l’éthique. L’éthique, elle aussi, est présentée comme une discipline purement théorique poursuivant une finalité purement théorique. Elle est comparable, explique Husserl, à la logique formelle traditionnelle qui, dans ses anciennes délimitations, pouvait aussi revendiquer une valeur plus théorique que pratique. Et il ajoute un peu plus loin : Le simple fait de l’existence d’une telle discipline formelle [l’éthique formelle] et d’une pure doctrine des normes de l’évaluation lui appartenant est un enrichissement extraordinaire de notre connaissance théorique (VEW, C, § 1b, p. 243) . . .À défaut de fournir une « quantité infinie de conséquences hautement fécondes sur le plan pratique » (ibidem). Que l’éthique formelle apparaisse comme une pure science dégagée de tout intérêt pratique, cela peut surprendre, évidemment ; mais on comprend d’après ce qui précède ce que cela peut signifier : il est possible, dans un premier temps, de traiter de l’éthique d’un point de vue strictement théoricien. Comme la noétique, l’éthique 14 formelle étudie les normes, elle ne les prescrit pas. Pour autant, qui dirait que la dimension normative est inessentielle en éthique ? Que les principes éthiques ne sont pas en soi normatifs ou pratiques, et seulement traduisible en langage normatif ? Il en va de même en logique : la logique est aussi essentiellement normative que l’éthique, sa finalité est d’évaluer la connaissance et de lui permettre d’accéder à une rationalité supérieure, c’est donc une finalité non seulement normative (évaluative), mais même aussi pratique (volitive) ; mais on peut avoir tout d’abord une approche de la logique qui la dissocie de sa finalité essentielle et l’appréhende comme un simple secteur de recherche apriorique parmi d’autres. Le point de vue purement théoricien est un point de vue abstractif possible sur la normativité logique comme sur la normativité éthique. Il reste donc à comprendre la fonction de cette abstraction, et la persistance d’une approche uniquement théoricienne de la logique chez le Husserl de 1906/7 et même, finalement, chez celui de 1911. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela. D’abord, l’objet des leçons sur la logique comme celui des leçons sur l’éthique, est d’établir la possibilité de disciplines aprioriques, parce que ces disciplines sont soit nouvelles, soit anciennes mais contestées dans leur sens apriorique par un psychologisme réductionniste. Tour à tour, Husserl montre qu’une apophantique formelle, une ontologie formelle, une ontologie régionale, une noétique enfin sont possibles. Déjà, les Prolégomènes avaient pour objet de montrer la possibilité de développer une logique pure. Et dans les Leçons sur l’éthique, c’est la même chose pour l’axiologie formelle puis la pratique formelle. La question de la finalité ne peut intervenir qu’ensuite. Inutile d’engager des considérations poussées sur les apports d’une discipline ou d’un groupe de disciplines aprioriques, tant que leur existence même n’est pas établie. Lorsque parfois cette question est mentionnée, c’est de façon incidente et elle se trouve rapidement expédiée. Par exemple, le chapitre II des leçons de 1906/7 montre que l’apophantique formelle est possible ; mais quant à savoir l’intérêt de développer une telle science, la question est réglée de façon bien peu satisfaisante. Dans la mesure où la dimension pratique est considérée comme hors de propos, dans la mesure aussi d’ailleurs où l’on constate que la science progresse sans s’appuyer forcément sur une fondation logique satisfaisante 9 , Husserl doit se retrancher dans la revendication d’un intérêt théorique pur et désintéressé : Poursuivre les pures théories partout où un champ de pures théories peut être constitué, c’est le principe directeur de toute science moderne. . . .Comme si la prise en compte d’une finalité pratique était indigne du scientifique et réservée au technicien. Dans cette perspective, chaque fois qu’un nouveau domaine de connaissance apriorique s’ouvre pour le logicien, il néglige conscien9. « Ce n’est heureusement pas l’évidence concernant l’essence (wesenhafte Einsicht) qui rend possible la science au sens ordinaire, si fécond pratiquement, de ce mot, mais l’instinct scientifique et la méthode. » (PLP, § 71, p. 280 [253]). 15 cieusement d’en envisager la finalité et se contente d’établir sa possibilité, notamment en montrant son irréductibilité à la psychologie. Cette attitude contraste beaucoup avec celle du dernier Husserl qui mettra constamment en avant la dimension téléologique de la philosophie en général, donc aussi de la logique. Mais il y a peut-être moins contradiction que différence de point de vue. L’approche de la logique dans les années 1900/10 est analytique, sectorielle. Chaque discipline logique fait l’objet d’un traitement séparé en vue d’en établir le sens et la possibilité. Un système logique général se construit, mais partie par partie. Or la dimension téléologique, la finalité dernière ne peut apparaître au contraire que globalement. On a vu plus haut que le sens téléologique de la logique mathématique, son rôle fondateur pour la connaissance ne devient explicite que si on la rattache à la noétique pouvant seule contenir les notions mêmes de connaissance ou de fondation. Mais la noétique à son tour ne paraît vouloir étudier le droit de la connaissance que de manière purement intellectuelle et désintéressée. Il faut aller plus loin pour comprendre ce qui est visé par son moyen. Plus loin, c’est en réalité au delà des limites de la logique proprement dite. Dans les leçons de 1906/7, c’est l’idée de métaphysique, développée au chapitre 3, qui donne son sens à tout l’édifice logique : l’idée d’une connaissance absolue et ultimement fondée et qui n’est possible que grâce au dépassement de la naïveté première de la science et à sa réflexion logico-naturelle, puis logico-philosophique. La métaphysique est l’achèvement de la science, c’est pour Husserl la philosophie dernière plutôt que la philosophie première. Elle n’est donc pas une composante de la logique : elle n’est d’ailleurs même pas apriorique, puisqu’elle présuppose les sciences empiriques. Elle dépasse en fait les distinctions pourtant essentielles, tranchées et apparemment définitives entre science naturelle, logique et philosophie, puisqu’elle est le savoir ultime né du concours de ces trois groupes de disciplines. La question de la finalité de la logique ne peut recevoir de réponse sans sortir du cadre logique : c’est la raison principale sans doute de sa mise à l’écart dans les travaux de logique proprement dits. La preuve en est que, lorsque le dernier Husserl s’efforcera d’expliciter la téléologie de la philosophie, il la considérera du point de vue le plus large qui soit, rassemblant sous ce terme non pas seulement les différentes disciplines logiques, non pas seulement la science en général, mais aussi l’éthique, mais aussi la pratique et finalement toute la vie et toutes les oeuvres de l’homme. C’est à ce moment-là qu’il récusera la distinction traditionnelle entre raison théorique, raison normative et raison pratique, distinction qu’il avait pourtant si souvent mise en oeuvre dans ses recherches antérieures. La question, abordée ici, de la normativité logique n’était peut-être qu’une illustration parmi d’autres d’un trait général de la philosophie husserlienne : la recherche de la vérité est toujours analytique, dissociative, elle progresse par « distinctions essentielles » parce que ce qu’elle a à combattre d’abord, c’est le réductionnisme et l’amalgame (entre nature et idéalité, entre imagination et signification, entre conscience temporelle et imagination, etc. — les exemples sont partout). Mais en même temps, la réfutation des confusions initiales ouvre la porte à une compréhension synthétique et globalisante, peut-être pourrait16 on dire holistique, dans laquelle les éléments initialement séparés ne trouvent leur sens définitif que replacés dans la totalité de la vie de la conscience comme unique processus téléologique. 17