Logique théorique et logique normative
Laurent Joumier
Décembre 2000
Introduction
Dans sa réfutation du psychologisme en 1900, Husserl ne reprend pas à son
compte un argument qu’on lui oppose souvent, et que l’on pourrait appeler l’ar-
gument normativiste. Selon cet argument, la logique dirait comment l’homme doit
penser, et la psychologie dirait comme il pense effectivement et, pour cette raison,
la première ne pourrait être assimilée à la seconde. Pour Husserl, l’argument nor-
mativiste est insuffisant et les psychologistes n’ont pas eu de mal à y répondre ;
mais surtout il est fallacieux, car il présente la logique comme essentiellement nor-
mative et ne permet pas de mettre en évidence l’existence de la logique pure comme
science. En fait, la conception normativiste de la logique est une erreur commune
aux psychologistes et aux antipsychologistes. C’est parce qu’ils définissent la lo-
gique uniquement comme un art que les psychologistes ne voient d’autre possibilité
que de la fonder sur des connaissances psychologiques. Et c’est parce qu’ils n’ont
pas reconnu, eux non plus, l’existence d’une science logique pure, que les antipsy-
chologistes ne sont pas parvenu à faire reconnaître la justesse de leurs critiques.
D’après cela, il n’est pas surprenant que Husserl, tout en reconnaissant l’exis-
tence et la légitimité d’une logique normative et d’une logique pratique, insiste sur
le fait que la logique est d’abord une discipline théorique, et réserve à la logique
théorique le nom de logique pure, ce qui veut dire que la logique normative ou pra-
tique n’est pas purement de la logique, que c’est une logique coupée d’autre chose,
par exemple de psychologie.
Cette mise au point permet-elle cependant de régler la question de la norma-
tivité en logique ? On peut en douter, et même douter que la question s’arrête là
pour Husserl lui-même. En réalité cette « logique pure » théorique se réduit dans
les Prolégomènes à la logique mathématique, à la mathesis universalis. Or, dans la
philosophie husserlienne, il ne s’agit finalement que d’une petite partie du système
de la logique au sens large (ou de la doctrine de la science), celui dont, quelques
années plus tard, les leçons d’Introduction à la logique et à la théorie de la connais-
sance donneront les grandes articulations. La question que l’on peut se poser est
donc celle-ci : la normativité est-elle exclue de la logique au sens large et husserlien
du terme comme elle est exclue, en 1900, de la « logique pure » mathématique ?
Et si ce n’est pas le cas, quelle place occupe-t-elle ? Qu’en est-il en définitive de
la normativité en logique ? Il se pourrait qu’elle joue un rôle beaucoup plus fon-
damental qu’on ne le soupçonne au vu de la mise à l’écart pure et simple dont elle
fait l’objet dans les Prolégomènes à la logique pure.
1 Normativité et théoricité en logique dans les Prolégo-
mènes. Définir la logique comme normative ne la pré-
serve de toute réduction psychologiste
L’argument normativiste des antipsychologistes consiste à supposer que c’est
son caractère normatif qui rend la logique irréductible à la psychologie, à peu près
comme l’éthique est irréductible à une sociologie ou une psychologie du compor-
tement. Double erreur pour Husserl : car, premièrement, une logique normative
pourrait très bien être fondée sur la psychologie, et deuxièmement, la logique n’est
de toute façon pas normative, si du moins on parle de la logique pure.
Dans le résumé que fait Husserl des « objections habituelles » des antipsycho-
logistes et des réponses apportées par les psychologistes, c’est à ces derniers qu’il
donne plutôt raison, même si c’est pour révéler finalement une « faille » dans leur
argumentation. 1On pourrait s’en étonner. L’argument normativiste paraît à pre-
mière vue frappé du bon sens : comment un discours normatif pourrait-il se fonder
sur un discours factuel, comment ce qui doit être pourrait-il être dérivé de ce qui
est ? Mais cette opposition radicale entre norme et fait est simpliste. La norme ne se
déduit pas du fait, sans doute, mais tout discours normatif doit cependant s’appuyer
sur un fondement de connaissances, un fondement théorique. Les psychologistes
l’ont vu, et ils ont eu le mérite de situer cette base théorique du discours norma-
tif dans une science déterminée, la psychologie. Les antipsychologistes, eux, ont
souvent négligé de chercher sur quel autre fondement théorique que celui de la
psychologie pourrait s’appuyer l’art logique.
En quel sens exactement le discours normatif (par exemple logique) requiert-
il un fondement théorique ? Husserl l’explique de façon très précise. Bien avant
de développer l’idée d’une éthique formelle comme il le fera dans ses leçons de
1908/9 2, il esquisse en 1900, au § 14 des Prolégomènes, une théorie formelle des
sciences normatives, et montre déjà qu’elles se structurent de façon comparable à
la logique. On doit distinguer en effet les prescriptions fondamentales et les pres-
criptions dérivées. Au départ de la science normative, il y a une évaluation fon-
damentale de ce qui sera estimé bon ou mauvais de façon immédiate. C’est à peu
près l’équivalent d’une définition fondamentale ou d’un axiome. Ensuite, la science
normative doit développer un ensemble de jugements normatifs dérivés énonçant
des conditions nécessaires ou suffisantes pour la possession du prédicat « bon ».
1. Husserl, Recherches logiques I,Prolégomènes à la logique pure (abréviation : PLP), chapitre
III.
2. Vorlesungen über Ethik und Wertlehre 1908-1914,Husserliana volume XXVIII (abréviation :
VEW).
2
Quelque chose pourra alors être estimé bon, non parce qu’il aura été évalué tel im-
médiatement, mais parce qu’il représentera une condition nécessaire ou suffisante
pour la possession de la bonté. C’est ici qu’intervient nécessairement un fondement
de connaissance. La dérivation de normes secondes à partir de normes premières
suppose la connaissance du domaine d’application de la norme. La proposition
normative repose sur la connaissance du rapport de conditionnement grâce auquel
l’objet évalué est estimé bon de façon médiate. En résumé, désigner X comme
norme fondamentale n’est pas du ressort de la connaissance, cela relève d’un acte
d’évaluation irréductible ; mais désigner Y comme norme dérivée, cela requiert la
connaissance théorique que Y est une condition nécessaire ou suffisante de X.
Pour revenir au cas particulier de la logique et lui appliquer ces analyses, le
respect de certaines formes de raisonnement est la condition nécessaire à l’établis-
sement d’une vérité, but ultime et norme fondamentale. La logique, qui indique les
moyens de parvenir à la vérité et évalue les démarches de pensée en fonction de
leur aptitude pour cela, est à la fois une discipline normative (c’est-à-dire évalua-
tive) et pratique. Mais les normes et les règles logiques reposent nécessairement
sur un ensemble de connaissances scientifiques. Lorsque le logicien prescrit par
exemple de ne pas se contredire, il s’appuie sur la connaissance que deux propo-
sitions contradictoires ne peuvent être vraies à la fois. La contradiction n’est pas
immédiatement estimée mauvaise, elle est évaluée telle en vertu de la connaissance
du rapport d’implication qui existe entre elle et la fausseté d’une théorie qui la
contiendrait.
Toute la question est alors de savoir si cette connaissance, et toutes les connais-
sances de ce genre qui constituent le fondement théorique des prescriptions lo-
giques, sont des connaissances relevant de la psychologie ou bien relevant d’une
discipline spécifique qu’il faudrait appeler logique pure. Il se trouve — c’est ce
que montre Husserl au chapitre IV — que leur caractérisations essentielles interdit
de les rattacher à la psychologie : ce ne sont pas des connaissances vagues mais
exactes, pas des connaissances empiriques mais a priori, etc. Au bout du compte,
le psychologisme est bel et bien réfuté. Mais il ne l’est pas pour la raison qu’in-
diquaient certains de ses adversaires, pas à cause de la normativité de la logique.
Rien n’empêcherait a priori qu’une discipline normative repose essentiellement
sur un corps de connaissances qui soient empiriques. Il n’y a pas d’incompatibi-
lité entre l’idée de normativité et celle d’empiricité. L’exemple du calcul suffirait à
l’attester. Le calcul, avec tous les procédés symboliques qu’il offre pour parvenir à
des connaissances médiates, est bien un art, donc une discipline normative et pra-
tique ; or, à en croire Husserl dans la Philosophie de l’arithmétique 3, cet art repose
sur la connaissance des possibilités psychiques qui sont les nôtres, en particulier
des limites de nos capacités d’intuition. C’est uniquement parce que l’homme ne
peut se représenter proprement les nombres au delà de 12 qu’il doit élaborer un art
mathématique substitutif correspondant à ses possibilités et lui permettant d’ob-
tenir une représentation impropre des grands ou des très grands nombres. Pour-
3. Mais aussi dans les PLP, § 42.
3
quoi, après tout, ne pourrions-nous pas interpréter l’ensemble de la logique de la
même manière ? Ce n’est pas absurde d’emblée. Les règles de raisonnement se-
raient des moyens symboliques, mécaniques de parvenir à la détermination d’une
vérité que nous ne pouvons pas intuitionner. Ce mécanisme symbolique serait un
artifice conçu en fonction des caractéristiques de l’esprit humain.
Evidemment, ce n’est pas ainsi que Husserl voit les choses en 1900. Non que
cette présentation soit entièrement fausse, mais elle est réductrice. Les formes de
raisonnement ne sont pas des constructions symboliques utiles, ce sont des lois
idéales régissant les objets idéaux que sont les propositions. 4Mais, en tout cas,
l’affirmation du caractère normatif de la logique n’est absolument pas un argu-
ment suffisant pour la préserver du psychologisme. Une fois le but fixé, une fois la
norme fondamentale posée, les conditions pour s’y conformer sont en partie fonc-
tion de notre psychologie. Il y a forcément des connaissances psychologiques au
fondement de l’art logique. Il est vrai que ce qu’on appelle vérités logiques de-
puis Aristote, ce ne sont pas ces connaissances psychologiques ; mais on pourrait,
pourquoi pas, constituer une logique en un nouveau sens qui serait une sorte de
méthodologie de la recherche. En résumé, un art de la connaissance psychologi-
quement fondé n’est pas une absurdité ; mais, de fait, ce n’est pas cela que nous
appelons logique.
2 L’interprétation psychologiste des normes logiques fon-
damentales
Pourtant, cette analyse est encore incomplète : elle montre simplement le ca-
ractère fondé de normes dérivées. Qu’en est-il des normes fondamentales, par
exemple, en logique, de l’évaluation de la vérité comme valeur immédiate pour
la connaissance ? La vérité comme norme fondamentale et comme but ultime n’est
assurément pas un concept psychologique, c’est un idéal, non une réalité empi-
rique. Par cet aspect-là au moins, la logique normative n’échappe-t-elle pas néces-
sairement à la réduction psychologiste ?
Cependant, même si sur le fond on peut reconnaître la justesse de ce jugement,
il serait là encore faux de dénoncer de la part des psychologistes une incohérence.
Il est vrai que la norme fondamentale est déterminée par un acte d’évaluation et
non de simple connaissance ; de ce point de vue, elle ne peut être le fait de la psy-
chologie ni d’ailleurs d’aucune science pure : pas davantage donc de la logique
pure telle que la définit Husserl dans les Prolégomènes, en en excluant tout consi-
dération normative précisément. Mais cette norme fondamentale, si elle constitue
un « idéal », rien n’oblige à ce que ce soit au sens « idéaliste » du terme. Il serait
envisageable de définir la vérité en termes psychologiques. On dira que ce n’est
pas le concept authentique de vérité : pour un empiriste, en tout cas, ce serait en
4. Dans l’Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance (abréviation : ILTC), il
insistera sur l’idée que ce n’est pas seulement pour nous que le théorème de Pythagore est une vérité
médiate ; il l’est essentiellement (§ 5, p. 63 [14]).
4
réalité un concept plus rigoureux que tout autre. Pour Lipps, que cite Husserl, la
pensée logiquement correcte ne peut être définie autrement que comme la pensée
autonome, la pensée qui suit les lois psychologiques qui sont les siennes, par op-
position à celle qui reçoit les influences extérieures des habitudes, des sympathies
ou antipathies, etc. 5La vérité au sens de la conformité de la pensée aux choses ne
pourrait signifier que le fait de penser les choses conformément à la façon dont les
lois de notre pensée, et elles seules, l’exigent. Et ces lois sont bien entendues com-
prises ici comme des lois psychologiques. Dès lors, le but de la vérité étant compris
de façon psychologique, et aussi les lois de la pensée permettant de l’atteindre, la
logique normative puiserait tout son fondement théorique dans la psychologie.
Cette conception n’est pas tenable en définitive pour Husserl, on le sait bien.
Mais elle n’est pas incohérente. Ou bien alors, elle ne l’est que d’une façon toute
particulière. Il faut se rappeler que la « contradiction » (Widersinn) que Husserl
dénonce dans tout psychologisme, plus généralement dans tout empirisme, plus
généralement dans tout scepticisme, n’est pas une contradiction logique au sens
habituel (Widerspruch). Le discours psychologiste est intrinsèquement cohérent, il
n’y a pas d’inconséquence à vouloir établir une science normative sur le fondement
théorique d’une science empirique. L’absurdité consiste uniquement dans une sorte
d’auto-destruction du discours sceptique, qui nie les conditions de possibilité de
toutes théorie (par exemple en relativisant le sens de la notion de vérité) et qui, en
même temps, se présente comme un discours théorique prétendant à la vérité.
3 La normativité ne condamne pas la logique au réduc-
tionnisme psychologique. Possibilité d’une «logique pu-
re» normative.
Le caractère normatif de la logique ne permet pas d’emblée d’exclure sa fon-
dation théorique sur la psychologie ; sur ce point, on y a insisté, les Prolégomènes
sont clairs. Tellement clairs qu’on peut se demander, à l’inverse, s’il ne faudrait
pas considérer que le normativisme condamne forcément au psychologisme. L’ar-
gument normativiste n’est pas simplement récusé par Husserl, il semble être tota-
lement renversé : c’est parce que l’on voit dans la logique une discipline normative
que l’on est amené à la fonder sur la psychologie. C’est cela, l’attitude la plus co-
hérente. Les antipsychologistes qui se rendent compte que cette réduction n’est pas
satisfaisante n’ont pas vu comment l’éviter, et ont continué à revendiquer pour la
logique un caractère normatif. Il ont donné prise aux objections psychologistes. Le
psychologisme ne pourrait donc être évité que sur le terrain de la logique théorique,
que si l’on met en évidence l’existence d’une logique pure qui soit non seulement
pure de toute psychologie, mais aussi, et indissociablement, pure de toute norma-
tivité.
Ne serait-il pas possible pourtant de définir une normativité logique pure, to-
5. PLP, § 19 p. 60 [55].
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