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se veulent objectifs et parient sur le fait que leur objectivité suffira à convaincre les plus
récalcitrants qu’il existe un ordre du monde et que l’on serait bien avisé de s’y soumettre.
Depuis quelques années, l’expertise est entrée en crise. C’est particulièrement le cas dans le
domaine de l’économie, mais il n’est pratiquement aucun registre où le discours de l’expert n’est
pas accueilli avec défiance. C’est précisément dans cette brèche ouverte par le soupçon que la
philosophie s’est engouffrée. Pour la première fois dans son histoire, elle s’est alliée à l’opinion
pour demander des comptes à ceux qui sont le plus souvent perçus comme des « technocrates ».
C’est sans doute le propre des périodes de crise que de permettre des alliances improbables. Le
besoin de philosophie qui se manifeste dans les journaux et les associations de la société civile
dépasse aujourd’hui de loin de le cadre de l’université. Au point que le philosophe-universitaire
est parfois perçu avec une certaine méfiance : ne serait-il pas, lui aussi, un expert ?
Cette nouvelle situation présente quelques avantages. Le fait que la parole de la philosophie soit
devenue pour beaucoup « évidente », lui permet de ne plus avoir à se justifier, par exemple en
expliquant à quoi elle sert… Il n’y a plus, aujourd’hui, de passages obligés dans le travail des
philosophes : l’absence de doctrine dominante permet d’explorer de nouveaux domaines et de se
défaire des traditions. Il n’est plus obligatoire de philosopher sur Dieu, sur la liberté ou sur le
temps alors que le soupçon à l’égard des savoirs techniques ouvre d’autres horizons : le génome,
le cyborg, le genre, etc. Il n’y a plus de « mauvais objets » en philosophie : c’est la rançon positive
de sa nouvelle lune de miel avec une opinion en quête de sens.
Mais il y a aussi un risque dans cette normalisation : que la philosophie se réduise à un
« supplément d’âme » pour une société fatiguée par le prosaïsme des experts. L’erreur serait de
croire que la philosophie a pour seule vocation d’apporter du sens « en plus », de donner des
raisons d’espérer « tout de même », bref de réenchanter le monde à un moment où il entre en
crise. Il me paraît erroné de dire que les sociétés actuelles manquent de sens, alors même
qu’elles en sont saturées. Les discours de l’expertise, dont il été question, mais aussi la
multiplication des médias, le triomphe de l’« information » et du commentaire seraient plutôt des
signes de ce que le sens circule à toute vitesse, de manière de plus en plus anarchique. De ce
point de vue, la philosophie a peut-être moins pour tâche d’interpréter le sens (les commentateurs
en tous genres s’en chargent déjà), que d’en faire la critique. Ce que Derrida appelait la
« déconstruction » est une geste typique de la philosophie : non pas seulement apporter du sens,
mais remettre en cause les attentes qui portent sur lui. C’est pourquoi les philosophes ont autant
de mal à répondre à des questions qu’ils n’ont pas posé eux-mêmes : lorsqu’ils s’y consacrent
avec sérieux, leur discipline les incite à reformuler les problèmes plutôt qu’à les aborder sans
prudence.
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