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Où en est la philosophie contemporaine ?
Author : Michaël Foessel
Categories : Philo Contemporaine
Date : 23 mai 2012
« La philosophie, à quoi ça sert ? ». Que l’on fasse de la philosophie son métier ou qu’on préfère
l’exercer en amateur, on se méfie de cette question qui ouvre la porte à tous les malentendus. La
philosophie ça sert à « être heureux », « devenir sage », exercer son « esprit critique » ou « mourir
moins bête » : tout cela est vrai, sans doute, mais est-ce satisfaisant ? Dans tous les cas, on
suppose que quelque chose comme « la » philosophie existe, qu’elle demeure identique à elle-
même dans toutes les périodes historiques. Or les philosophes eux-mêmes hésitent à définir la
discipline à laquelle ils se consacrent. Comme le notait Deleuze, pourtant un des rares penseurs à
avoir abordé directement ce problème, la question « qu’est-ce que la philosophie ? » vient très
tard. C’est une question pour la vieillesse, une question pour celui qui a fait de la philosophie
pendant des années et qui se retourne enfin pour savoir ce qu’il a fait.
Chez les philosophes, il n’y a de consensus ni sur la définition de la philosophie, ni, par
conséquent, sur son éventuelle utilité. Sans doute, les oppositions sur ce point n’ont-elles
d’ailleurs jamais été aussi marquées qu’aujourd’hui où les « maîtres à penser » ont disparu de la
scène. En l’absence de figures et de courants dominants, le paysage philosophique est éclaté en
une multitude d’écoles. C’est pourquoi, il faut peut-être poser une question moins ambitieuse que
« qu’est-ce que la philosophie ? » et se demander à quels types d’attentes sociales elle répond
dans le contexte actuel.
Il me semble que le succès de la philosophie, dont on perçoit quotidiennement les signes
médiatiques, s’explique par le fait qu’elle se distingue autant de l’opinion que des discours de
l’expertise. Depuis Platon, le philosophe est censé se démarquer de l’opinion par la rigueur de
ses arguments, sa constance et son souci de ne rien accorder à l’air du temps. De ce point de
vue, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, sinon que le statut de « philosophe » se voit décerné
dans les médias avec beaucoup de générosité, y compris à des individus qui se contentent de
mettre en forme l’opinion. Mais, même dans ce cas, celui qui se revendique de la philosophie doit
au moins faire mine de rompre avec le consensus. C’est un hommage à Socrate et à son goût
pour la provocation des gens ordinaires. L’adversaire est toujours le même : l’opinion et ses
préjugés.
Ce qui est nouveau, c’est l’apparition depuis quelques décennies des discours de l’expertise.
Eux aussi prétendent rectifier l’opinion en enseignant aux citoyens ce qu’il en est vraiment de
l’état du monde, de la société ou des aléas de l’économie. Mais, à la différence des philosophes,
les experts n’opposent pas des arguments aux croyances, mais des chiffres ou des prévisions. Ils
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se veulent objectifs et parient sur le fait que leur objectivité suffira à convaincre les plus
récalcitrants qu’il existe un ordre du monde et que l’on serait bien avisé de s’y soumettre.
Depuis quelques années, l’expertise est entrée en crise. C’est particulièrement le cas dans le
domaine de l’économie, mais il n’est pratiquement aucun registre où le discours de l’expert n’est
pas accueilli avec défiance. C’est précisément dans cette brèche ouverte par le soupçon que la
philosophie s’est engouffrée. Pour la première fois dans son histoire, elle s’est alliée à l’opinion
pour demander des comptes à ceux qui sont le plus souvent perçus comme des « technocrates ».
C’est sans doute le propre des périodes de crise que de permettre des alliances improbables. Le
besoin de philosophie qui se manifeste dans les journaux et les associations de la société civile
dépasse aujourd’hui de loin de le cadre de l’université. Au point que le philosophe-universitaire
est parfois perçu avec une certaine méfiance : ne serait-il pas, lui aussi, un expert ?
Cette nouvelle situation présente quelques avantages. Le fait que la parole de la philosophie soit
devenue pour beaucoup « évidente », lui permet de ne plus avoir à se justifier, par exemple en
expliquant à quoi elle sert… Il n’y a plus, aujourd’hui, de passages obligés dans le travail des
philosophes : l’absence de doctrine dominante permet d’explorer de nouveaux domaines et de se
défaire des traditions. Il n’est plus obligatoire de philosopher sur Dieu, sur la liberté ou sur le
temps alors que le soupçon à l’égard des savoirs techniques ouvre d’autres horizons : le génome,
le cyborg, le genre, etc. Il n’y a plus de « mauvais objets » en philosophie : c’est la rançon positive
de sa nouvelle lune de miel avec une opinion en quête de sens.
Mais il y a aussi un risque dans cette normalisation : que la philosophie se réduise à un
« supplément d’âme » pour une société fatiguée par le prosaïsme des experts. L’erreur serait de
croire que la philosophie a pour seule vocation d’apporter du sens « en plus », de donner des
raisons d’espérer « tout de même », bref de réenchanter le monde à un moment où il entre en
crise. Il me paraît erroné de dire que les sociétés actuelles manquent de sens, alors même
qu’elles en sont saturées. Les discours de l’expertise, dont il été question, mais aussi la
multiplication des médias, le triomphe de l’« information » et du commentaire seraient plutôt des
signes de ce que le sens circule à toute vitesse, de manière de plus en plus anarchique. De ce
point de vue, la philosophie a peut-être moins pour tâche d’interpréter le sens (les commentateurs
en tous genres s’en chargent déjà), que d’en faire la critique. Ce que Derrida appelait la
« déconstruction » est une geste typique de la philosophie : non pas seulement apporter du sens,
mais remettre en cause les attentes qui portent sur lui. C’est pourquoi les philosophes ont autant
de mal à répondre à des questions qu’ils n’ont pas posé eux-mêmes : lorsqu’ils s’y consacrent
avec sérieux, leur discipline les incite à reformuler les problèmes plutôt qu’à les aborder sans
prudence.
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