De la crise de la sociologie au problème de son objet cg L'Harmattan, 2003 ISBN: 2-7475-5234-9 Lies BOUKRAA De la crise de la sociologie au problème de son objet L'Harmattan 5-7, rue de l'ÉcolePolytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Jtalia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE SOMMAIRE Introduction: Les méandres d'un questionnement Première partie: Science, crise d'une science et société 3 23 Chapitre I : Qu'est-ce qu'une science ? 31 1.1. L'unité d'une science et ses fondements 37 1.2. Le rapport d'une science particulière à son objet ... ... 141 1.3. La logique de la découverte scientifique 154 1.4. La logique de l'adoption des théories scientifiques 166 Chapitre II: Qu'est-ce que la crise d'une science? 177 Deuxième partie: La sociologie: crise d'une science fondamentale et incomplètement formée 195 Chapitre III : Une science d'importance fondamentale 111.1. Sociologie et politique 111.2. Sociologie et philosophie 203 213 238 Chapitre IV: Une science incomplètement formée IV.1. Problèmes de définition de son objet IV.2. Problèmes de définition des concepts fondamentaux IV.3. Problèmes des lois sociologiques 263 266 Chapitre V : La crise de la sociologie V.I. La situation de crise de la sociologie V.2. La crise des sociologues 293 295 322 278 290 INTRODUCTION: LES MEANDRES D'UN QUESTIONNEMENT Toutes les disciplines connaissent des problèmes d'identité, ne serait-ce que les cloisonnements interdisciplinaires qui sont, le plus souvent, arbitraires. Cependant, l'identité de la sociologie est encore plus problématique que celle des autres sciences sociales. Par ailleurs, en plus de ce problème d'identité, la sociologie est aussi confrontée à un autre problème, celui de la légitimité. La sociologie apparaît comme une discipline extrêmement fragilisée, aussi bien par rapport à une extériorité extra-scientifique, face à des discours idéologiques (le commentaire social et les sondages d'opinion) qui tendent, de plus en plus, à la supplanter dans l'opinion publique, que par rapport à des disciplines concurrentes qui parviennent à se vendre mieux. Autrement dit, non seulement la sociologie ne sait pas dire ce qu'elle est, mais elle ne parvient pas à acquérir le poids nécessaire qui confère à toute discipline, dans la société, la certitude de son absolue légitimité. C'est à partir des années soixante que ces faits se sont brusquement révélés. Au début de cette mémorable décennie, les grands systèmes de théorie sociologique, qui ont pendant longtemps entretenu l'espoir de voir un jour la sociologie accéder au rang d'une authentique discipline scientifique, cohérente et unifiée, se sont effondrés et la sociologie a éclaté en une myriade de micro-courants, ce qui ajouta aux hésitations et aux incertitudes premières, le sentiment d'une crise profonde. Depuis, en sociologie, le « roi est nu » et plus aucun sociologue ne peut se le cacher: la sociologie est en crise. Nous sommes parti de ce constat pour nous interroger sur les causes profondes de cette crise théorique. Ce qu'on peut dire, il faut le taire. Depuis un premier temps, nous avons pensé que s'il y a bien crise de la sociologie, la meilleure façon de la révéler (au sens chimique du terme) réside dans l'étude du rapport de la sociologie à son objet. Nous avons donc associé la question de 5 la crise de la sociologie à celle de son objet, partant du présupposé qu'une science est une théorie sûre de son objet. Poser à la sociologie la question de son rapport à son objet, c'est-à-dire, à la fois la question de la spécificité de cet objet, et celle de la spécificité de son rapport à cet objet, revient à poser la question du type du discours mis en œuvre pour traiter de cet objet. Mettre en question l'objet spécifique du discours sociologique, et le rapport spécifique de ce discours à cet objet, c'est aussi poser à l'unité discours-objet qui fonde la sociologie, la question du statut et des titres épistémologiques qui distinguent cette unité particulière d'autres types d'unité discours-objet. A cet égard, les problèmes à examiner sont ceux des cloisonnements inter-disciplinaires et de leurs bases. Nous sommes donc bien face à deux registres d'approche du problème de l'objet de la sociologie. Sur le premier registre, la mise en question de la sociologie nous confronte aux questions suivantes: a) La sociologie est-elle une simple production idéologique parmi tant d'autres, la réalisation spéculative d'un «noyau doctrinal» conçu et déjà défini hors d'elle? En effet, la tentation est grande de ne voir dans la sociologie que la simple idéologie dont avait besoin la bourgeoisie de la IIIème République pour assurer sa cohésion et la soumission des autres classes, pour traduire son dynamisme et légitimer son expansion. Mais cela n'explique pas pourquoi c'est précisément la sociologie qui a été appelée à assumer la fonction d'une mise en forme idéologique susceptible d'introniser un réflexe d'identification entre la vérité positive de type scientifique et la volonté de domination de la bourgeoisie. De plus, toutes les sciences sociales sont susceptibles de tomber sous le coup d'une pareille condamnation. Dès lors, l'idéologie serait partout et la science nulle part. 6 b) La sociologie est-elle la simple continuation et comme l'achèvement de la pensée sociale (philosophique), de laquelle la sociologie aurait hérité et son objet et ses concepts? Cela signifierait que la sociologie se distinguerait de la pensée sociale (philosophie), non par son objet (continuité), mais par sa seule méthode scientifique empruntée aux sciences naturelles (discontinuité). Cette conception implique un certain nombre de conséquences, parmi lesquelles la considération que les méthodes scientifiques sont une somme de conditions ou de prescriptions techniques artificiellement, «aprioriquement» construites et imposées de l'extérieur à l'activité scientifique. Or, l'histoire des sciences nous apprend qu'une méthode s'inscrit nécessairement dans la structure de l'objet. Une méthode scientifique est inséparable de l'objet étudié. Cette adéquation méthode/objet est assurée par l'intégration de la méthode à la structure de la théorie scientifique. c) Ou bien, au contraire, la sociologie constitue-telle une véritable révolution épistémologique dans son objet, ses méthodes et ses théories, c'est-à-dire une science nouvelle rejetant à la fois les spéculations doctrinales, les idéologies sociales et la philosophie dans sa préhistoire qui, désormais, relèvera de son archéologie. Deux présupposés épistémologiques sous-tendent cette conception. D'une part, une position erronée en ce qui concerne la place et le rôle de la philosophie dans le système des savoirs. On sait que le néo-kantien allemand W. Windelband comparait la philosophie au roi Lear. Ce dernier, semble-t-il, ayant réparti tous ses biens entre ses filles, resta, de ce fait, complètement démuni. Poussant cette idée jusqu'à ses derniers retranchements logiques, le positivisme décréta que la philosophie n'est qu'une forme pré-scientifique de la connaissance, condamnée à céder progressivement sa place au fur et à mesure que se développent les sciences particulières. La philosophie se trouve ainsi dessaisie de sa pertinence au profit des sciences singulières qui 7 en naissent et finalement s'en détachent. Nous reconnaissons là le travers du «gnoséologisme» qui interprète la philosophie comme l'étude des processus cognitifs non médiatisés par l'expérience concrète du mouvement contradictoire de l'être. C'est précisément ce rétrécissement injustifié de la problématique philosophique qu'ont réalisé les néo-positivistes. D'autre part, il y a la thèse, désormais classique, de l'idéologie comme envers de la science. C'est l'idée que les sciences se suffisent à elles-mêmes, qu'une fois constituées, à l'issue d'une coupure épistémologique, elles se meuvent dans leur univers propre, un univers aseptisé, à l'exclusion de tout autre, et que la scientificité - réalité toujours affectée, comme l'usage du singulier en témoigne, d'un caractère unitaire et contraignant - d'une discipline abolit pour celle-ci tout autre perspective philosophique et/ou idéologique. L'erreur de cette thèse consiste en ce qu'elle estime possible d'appréhender la science comme une sphère particulière de la réalité, achevée et détachée des autres sphères de l'activité humaine. Précisons-le. Les sciences, à aucun moment de leur histoire, ne peuvent être conçues comme des réalités détachées de la société et du tissu culturel et idéologique qui intègre cette dernière. Autrement dit, les sciences ne sont jamais indemnes d'idéologies, même si elles en filtrent le contenu en le « digérant» de manière sélective. Nous reconnaissons, à travers ces deux présupposés épistémologiques, cet « effet de masque» qui résulte de la négation scientiste et/ou positiviste des liens organiques qui existent entre la science, la philosophie et l'idéologie. Les sciences naissent toujours adossées à la philosophie et à l'idéologie et ces dernières sont, à leur tour, constamment travaillées par les sciences. Sur le second registre, celui relatif aux problèmes des cloisonnements inter-disciplinaires, tout essai en vue de déterminer les limites de l'objet de la sociologie repose 8 inévitablement sur des découpages arbitraires. D'abord, parce que les frontières entre la sociologie et les sciences apparentées et/ou connexes sont si complexes et si élastiques que le moindre effort visant à les fixer revient en fait à les figer. Ensuite, parce que toute classification des sciences évolue avec le progrès scientifique. L'approfondissement des champs de recherche existants conduit à la découverte de nouveaux champs qui deviennent objets de sciences nouvelles. Mais, en plus de ces problèmes, plus ou moins communs à l'ensemble des sciences, la sociologie est aussi confrontée à des problèmes particuliers. En effet, à travers ce type de questionnement, trois possibilités s'offrent à nous. Ou bien la sociologie a un objet spécifique qui la distingue de toutes les autres sciences sociales. Dans ce cas, il faut d'abord partir de cet objet spécifique, pour penser ensuite les relations entre la sociologie et les sciences apparentées et/ou connexes. Par conséquent, la question des cloisonnements interdisciplinaires devient secondaire et dérivée. Ou bien la sociologie a pour objet celui de toutes les autres sciences sociales. Alors, il nous faut admettre que, dans ce cas, s'il y a effectivement une sociologie, il ne pourrait y avoir de sociologues et, inversement, s'il y a des sociologues, il ne saurait y avoir de sociologie. Ou bien, dernière possibilité, la sociologie a pour objet celui que n'ont pas les autres sciences sociales. Dans ce cas de figure, cet objet, n'étant que sa propre négativité, est, en fait, un objet sans objet. En définitive, ce questionnement de la sociologie débouche sur la reconnaissance d'une somme d'apories, d'une somme d'impossibilités d'ordre rationnel indépassables. Une possibilité logique (la quête d'un objet de connaissance) s'est transformée en une impossibilité logique (une série d'impasses). Ce qui apparaissait clair, au début, intuitivement compréhensible et simple, est devenu au terme d'un certain questionnement, complexe, problématique, voire même erroné. Il semble que la question du rapport de la sociologie à son objet échappe au discours au moment même où elle est posée. Faut-il alors s'en 9 tenir à la sage recommandation de Wittgenstein: peut dire, ilfaut le taire? Ce qu'on ne De la signification profonde de certains silences D'ailleurs, le silence à ce propos n'a pas d'autre source. Mais, comme se taire ne signifie pas ne rien dire, le silence est souvent plein d'un discours. Le silence et le dire s'impliquent et se commettent, ils sont à l'intérieur d'un même rapport épistémologique. De quel(s) discours s'enveloppent ces silences? Contentons-nous d'appeler à la barre des témoins les seules contributions récentes. Dans ce contexte, ce «non-dit» sur l'objet de la sociologie se traduit soit directement par une négation de la pertinence scientifique de la sociologie, soit par un transfert incontrôlé de l'objet-social au sujet-social. - Il Y a d'abord ceux qui dénient à la sociologie un objet quelconque. Ils affirment, et d'une manière péremptoire, que la sociologie n'a pas d'objet spécifique. Cependant, une démarche discursive qui n'a pas d'objet propre est une démarche qui peut s'approprier n'importe quel objet. Autrement dit, si la sociologie n'a pas d'objet propre, elle peut prendre n'importe quel objet. De ce fait, il existerait une kyrielle d'objets donnés, sans discours spécifique correspondants, mais qui sont tous virtuellement assignables à une démarche sociologique. Toutefois, les seuls objets qui existent en dehors et indépendamment de tout discours (donc de toute représentation) sont les seuls objets concrets-réels (observables). Si le procès de connaissance sociologique porte sur les seuls objets observables, cela signifie que la connaissance scientifique se réduirait au passage mécanique de l'objet concret-réel à sa représentation immédiate. Ce sont les présupposés de la problématique empiriste de la connaissance scientifique. Dès lors, en refusant un objet spécifique à la sociologie, on ramène le choix des objets traités à faire rentrer dans la sociologie tous les objets sans s'inquiéter de savoir s'ils sont propres ou non à être 10 construits en objets sociologiques. A la faveur de cette «permissivité épistémologique », on peut faire la sociologie de n'importe quoi, même « une sociologie de la barbe », ironise un sociologue. En déniant tout objet spécifique à la sociologie, on procède finalement d'un recours aveugle au « réel », qui cache l'incapacité profonde de saisir cet objet comme un fragment de la réalité dont la science doit produire, à travers un processus de déconstruction-reconstruction, la connaissance véritable. L'objet de la sociologie, par le fait même de sa « répudiation », ressurgit dissous dans une multitude d'objets qui relèvent de ce dont tout le monde peut parler: la société ou, ce qui revient au même, le social. L'objet impensé est en réalité pensé, mais dans la continuité de l'objet donné et dissous dans une multitude d'objets dont la seule particularité commune est de relever de la société/du social. L'objet donné, celui qu'appréhende l'expérience première et/ou la connaissance immédiate est traité sur le même plan que l'objet construit, solidaire d'une problématisation et d'un champ conceptuel spécifié. - Il Y a aussi ceux qui éludent la question de l'objet de la sociologie en définissant sa spécificité non par rapport à un objet donné dans son extériorité, mais comme celle d'un champ (espace/lieu/moment) où se déploie le mouvement de l'autoréflexion de la société sur elle-même, mouvement luimême doublé de l'auto-engendrement de la société. La société s'auto-réfléchit en s'auto-reproduisant. Et le lieu privilégié où se révèlent ces processus complexes est la sociologie. Nous trouvons cette position chez A. Caillé, dans son livre, Splendeurs et misères des sciences sociales] et chez P. Bourdieu, notamment dans sa Leçon sur la leçon.2 « A' travers 1_ CAILLE A, Splendeurs et misères des sciences sociales, Droz, 1986. 2_ BOURDIEU P., Leçon sur la leçon, Paris, Éd. de Paris, 1982. Il Genève/Paris, le sociologue, écrit par exemple P. Bourdieu, agent historique historiquement situé, l'histoire, c'est-à-dire la société dans laquelle elle se survit, se retourne un moment sur soi, se réfléchit; et par lui, tous les agents sociaux peuvent savoir un peu mieux ce qu'ils sont, et ce qu'ils font »3. C'est une autre manière d'écarter la question de l'objet de la sociologie pour mieux retrouver la société comme sujet et la sociologie comme discours de ce sujet lui-même. Il y a une reconversion de l'objet de connaissance en sujet-objet producteur de lui-même et révélateur de son sens ultime. Que cache ce glissement de l'objet-social en social-sujet? La société est posée comme un être immanent et le savoir que l'on peut en acquérir est issu de son propre mouvement auto-réflexif. De ce fait, la sociologie s'inscrit dans le principe même de l'auto-réflexivité (auto-cognition) de la société. Cette thèse procède de deux postulats fort discutables. Premièrement, si le social dit le social, c'est parce que le social naît du social. Le social est donc engendré à partir du lieu même qui est censé être engendré par son action. C'est l'aporie de la circularité sur laquelle ont buté toutes les grandes théories sociologiques à partir du moment où elles postulent l'immanence du social à luimême et son irréductibilité par rapport au biologique et au psychique. Mais, quand au principe de circularité s'ajoute celui de l'auto-réflexivité, le social (la société) apparaît non seulement comme producteur de lui-même, mais aussi comme révélateur de sa signification et de son sens ultimes. La société devient Esprit ou Conscience Transcendantale et le sociologue, l'oracle par la bouche duquel s'exprime cette nouvelle divinité. En fin de compte, cette reconversion de l'objet en objet-sujet dilue la sociologie dans une philosophie spontanée. Deuxièmement, si la sociologie s'inscrit dans le principe même de l'auto-réflexivité de la société, cela suppose qu'il existe une coïncidence parfaite de l'être social avec lui-même. Or, une transparence de la 3_ Ibid., p. 29. 12 société à elle-même rendrait inutile toute sociologie. On ne peut donc s'empêcher de soulever le problème des mécanismes d'occultation et de dissimulation qui sont inhérentes à la représentation immédiate que la société se fait d'elle-même. Dès lors, la sociologie ne peut prendre tout son sens que dans la rupture avec l'illusion de la transparence du sens du social à travers le procès de son existence. Aussi, il nous semble injustifié, voire même impossible, d'inscrire ou d'asseoir le projet sociologique dans et sur le principe d'une prétendue autoréflexivité de la société. Non seulement, la sociologie, comme projet de connaissance objective ne peut s'inscrire dans ce principe de l'auto-réflexivité de la société, mais elle ne prend tout son sens qu'en s'inscrivant en dehors de ce principe. Voyons maintenant à quoi se résume fondamentalement la démarche de ces deux attitudes pour pouvoir s'interroger ensuite sur la signification profonde de ce silence à l'endroit de l'objet de la sociologie. Dans les deux cas, nous sommes face à une démarche qui met un blanc là où on ne voit rien, en se persuadant que ce qu'on ne voit pas (l'objet de la sociologie) n'existe pas. Mais, qu'on le veuille ou non, la sociologie existe. Et, on ne peut annuler d'un trait de plume tout le travail accompli depuis Durkheim, Mauss, Weber, Simmel, etc... En d'autres termes, on ne peut pas rayer tout simplement la sociologie du champ des sciences sociales, même si on lui dénie un objet quelconque. Il ne reste plus qu'à admettre le fait qu'il peut exister des sciences sans objets et l'idée qui en découle, qu'en certaines circonstances particulières ces sciences sans objets peuvent revêtir, dans l'élaboration des théories de leurs « objets» fantomatiques, les formes logiques de la rationalité dominante. Historiquement, cette thèse nous la devons d'abord à E. Kant qui a toujours cherché à prémunir la science et les scientifiques de la suffisance scientiste. Ecoutons-le à ce propos: 13 Que le tempérament et les dispositions naturelles..., écrivait Kant dans sa Critique de la raison pure, aient besoin d'une discipline à plusieurs égards, c'est ce que tout le monde accordera facilement. Mais que la raison, dont le propre est de prescrire une discipline à toutes les autres tendances de notre nature, en manque elle-même, c'est ce qui paraîtra sans doute étrange. Et en fait, elle s'est effectivement soustraite jusqu'ici à cette espèce d'humiliation, précisément parce qu'en voyant son air important et solennel, personne ne pouvait facilement la soupçonner capable de s'occuper d'un jeu frivole d'images au lieu de concepts, et de mots au lieu de choses.4 En avançant cette thèse, Kant entendait justifier la possibilité de science sans objet (la métaphysique et la psychologie rationnelle). Nous le verrons plus loin, l'originalité de cette thèse est à mettre en relation avec une double rupture épistémologique. Dans la perspective de cette double rupture, Kant va assigner à l'objet la portée d'une création catégorique. L'objet, cessant d'être extérieur au sujet, assumera désormais la consistance d'une création transcendantale. Que reste-t-il, sinon la pertinence d'une démarche qui confère toute son importance à l'activité de connaissance dans l'élaboration du savoir? Il faut donc admettre la thèse de la possibilité de l'existence de sciences sans objet et, finalement résoudre le problème de l'objet dans la question de l'objectivité. La quête de l'objectivité se substitue à celle de l' objet. Aussi, ce silence à l'endroit de l'objet de la sociologie, au-delà des différents types de discours dont il peut s'envelopper, recouvre une position philosophique: l'agnosticisme kantien. 4 _ E. KANT,Critique de la raison pure, Paris, 1864, t. II, p. 312. 14 Une science est-elle nécessairement son objet? une théorie sûre de Au terme de ces réflexions, il semble que notre questionnement de la sociologie débouche soit sur une somme d'impossibilités d'ordre rationnel indépassables, soit sur un renouement avec l'agnosticisme. Y a-t-il une raison à cela? Si oui, elle est dans nos prémisses. C'est donc notre mode de questionnement qu'il faut maintenant questionner. En effet, une question n'est souvent que la mise sous forme interrogative d'une affirmation préalable. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la problématisation est l'essentiel de l'activité scientifique. Notre question part d'une affirmation/d'une thèse: Une science se définit par son objet, son objet propre. Cette thèse a une histoire. Elle nous vient de l'épistémologie bachelardienne qui définit la science comme une théorie sûre de son objet. Elle fut ensuite reprise dans les travaux de L. Althusser sur le matérialisme historique (cf. Lire le Capital) et sur la psychanalyse (cf. Freud et Lacan). Si la psychanalyse est bien une science, écrit L. Althusser, car elle est la science d'un objet propre, elle est aussi une science selon la structure de toute science: possédant une théorie et une technique (méthode) qui permettent la connaissance et la transformation de son objet dans une pratique spécifique. Comme toute science authentique constituée, la pratique n'est pas l'absolu de la science, mais un moment théoriquement subordonné,. le moment où la théorie devenue méthode (technique) entre en contact théorique (connaissance) ou pratique (la cure) avec son objet propre (l'inconscient). 5 Il Y a beaucoup de choses à dire sur ce passage. Limitonsnous cependant à noter que l'auteur nous y définit la science 5 _ ALTHUSSER L., Positions, Paris, Ed. Sociales, 1975, p. 15. 15 comme une théorie sûre de son objet. Quelles conséquences cette définition peut-elle avoir? Une fois admise, elle occasionne beaucoup de glissements épistémologiques et méthodologiques. Premièrement, s'attacher à définir une science par son objet, c'est procéder à toute une série de raccourcis qui conduisent à réduire l'ensemble du procès de connaissance scientifique, qui est à la fois et théorique, à la seule théorie scientifique. Ce qui revient à réduire l'ensemble de l'activité de recherche au seul discours par lequel elle présente ses résultats. Deuxièmement, poser qu'une science est une théorie sûre de son objet implique la mise en rapport de deux éléments: la théorie (le travail de la pensée) et l'objet (la matière première sur laquelle travaille cette pensée). Compte tenu de ces deux rôles, nous pouvons caractériser la science de deux façons différentes: soit comme un ensemble de connaissances organisées, unifiées et hiérarchisées, soit comme la théorie d'un objet. Cependant, toute la réflexion de L. Althusser (de Pour Max en 1965 à Éléments d'autocritique en 1974) repose exclusivement sur la première définition, la seconde disparaissant au cours de l'analyse. Pourquoi Althusser pose-t-il une définition, pour l'abandonner ensuite? Pour répondre à cette question, revenons à l'œuvre de L. Althusser. Si nous réfléchissons sur la manière dont ce penseur appréhende le rapport d'une science à son objet, nous nous retrouvons face à deux propositions fondamentales: - Selon la première, la science se définit par son objet, son objet propre. Si nous nous attachons à cette première définition, il est entendu que c'est l'objet qui définit la science. Le matérialisme historique et la psychanalyse se définissent par l'organisation théorique de leurs objets respectifs, à savoir l'histoire et l'inconscient. - Par ailleurs, Althusser nous apprend que c'est la science qui, à travers un ensemble de procédés théoriques et techniques, construit l'intelligibilité d'un domaine du réel (d'un objet). Si on s'en tient à cette définition, il est évident que c'est la science qui définit son objet. 16 En résumé, et à suivre les propos d'Althusser, la vérité d'un objet se trouve dans sa science et la vérité d'une science se trouve dans son objet. Nous comprenons, maintenant, pourquoi toute la réflexion de l'auteur repose sur la première définition, tandis que la seconde disparaît comme par enchantement. Ce tour de force dissimule simplement l'idéalisme du terrain sur lequel se déroule cette réflexion épistémologique qui s'organise autour d'une double expulsion: de l'expulsion du procès de la connaissance scientifique de tout objet de connaissance préexistant à sa connaissance, d'une part, et de l'expulsion du procès de la connaissance de tout sujet concret de la connaissance, d'autre part. Par conséquent, se préoccuper de définir une science par référence à un objet qui serait donné dans l'extériorité, c'est opérer une série de raccourcis injustifiés. Il n'est pas faux de dire qu'une science se définit par son objet, à la condition d'entendre par objet, non pas ce qui est placé devant ladite science, mais comme l'ensemble de son procès d'appropriation scientifique d'un domaine du réel, c'est-à-dire comme l'ensemble des connaissances de cette science ou plus exactement, comme son mode axiomatique de représentation du réel envisagé. Ainsi, science et objet sont une seule et même chose. En ce sens, il est faux de dire qu'une science se définit par son objet, car cela revient à dire qu'une science se définit par elle-même. A la lumière de ces précisions, il faut revoir notre question. Désormais, selon nous, interroger une science sur son rapport à son objet (donc à elle-même), c'est s'interroger sur son mode axiomatique de représentation d'un domaine/fragment donné du réel et sur les déterminants logiques et matériels qui expliquent la stabilité théorique de ce mode de représentation et son renouvellement constant. Désormais, face à une science donnée, la question fondamentale n'est plus quel est son objet, mais comment et pourquoi, à un moment historique déterminé, le type de procès réel qu'elle envisage/désigne et qu'elle prétend appréhender/17 expliquer est devenu, à travers les effets qu'il produit, accessible sous forme d'objet conceptuel, permettant à cette intention de connaissance de se constituer en science. Il nous faut donc repenser le concept de science. A ce propos, nous n'abordons pas une terra incognita. Bien au contraire, nous abordons un terrain occupé par une multitude de conceptions dont le néorationalisme (A. Lalande, R. Blanché), le rationalisme critique (K. Popper), le rationalisme appliqué (G. Bachelard), le théoricisme (L. Althusser), l'épistémologie génétique (J. Piaget, L. Goldman), l'archéologie du savoir (M. Foucault), l'épistémologie historico-critique (T. Kuhn, I. Lakatos), la conception anarchiste de la connaissance (P. Fayerband). Cependant, dans toutes ces épistémologies, et au-delà des divergences entre elles, la réflexion sur la science est exclusivement axée sur le savoir. Dans tous les cas, nous restons dans les limites des résultats de l'activité scientifique. Nous connaissons déjà les dangers de cette réduction. Par ailleurs, et compte tenu de la perspective nouvelle dans laquelle nous nous plaçons désormais, il est un fait nouveau qu'il faudrait aussi envisager. Aucune réalité donnée n'est inscrite a priori dans une situation problématique sous la forme d'un objet de connaissance scientifique, que certains savants parviendraient à déceler du fait de leur sensibilité particulière. Une réalité donnée ne devient accessible à la connaissance scientifique, sous la forme d'un objet de connaissance possible inscrit dans une structure problématique (logique) que sous la pression d'un contexte aux déterminations multiples (sociales) exprimées dans un ensemble de références culturelles. Néanmoins, cette perspective nouvelle n'est féconde que si nous n'envisageons pas le «social» comme une réalité externe par rapport à la logique de la connaissance scientifique. C'est dire qu'une conception de la science en tant qu'unité contradictoire du logique et du social s'oppose à la fois au logicisme et au sociologisme abstrait. C'est dans le cadre de cette double rupture que nous avons entrepris, tout au long de notre premier 18