Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe

Traits verbaux dans les noms
et les formes nominalisées du verbe
Raffaele Simone* & Anna Pompei
*
1. 1P
RELIMINAIRES1
Dans cet article nous allons à la recherche de propriétés verbales dans les
noms et les formes nominalisées du verbe (FNV). A la base de notre analyse est
une hypothèse qui veut (a) que les verbes (V) et les noms (N) ne forment pas
deux Classes de Mots disjointes mais qu’ils sont reliés dans un continuum ayant
à un extrême les V « purs » et à l’autre les N « purs » ; et (b) qu’entre N et V il y
a une « mobilité » bidirectionnelle
2
qu’on observe en plusieurs langues (Simone
2000, 2003 ; Gaeta 2003) et qui constitue un phénomène typologique important.
La première partie de l’hypothèse, qu’a proposée Ross dans ses travaux
bien connus (1973a, b), est à considérer comme presque universellement acquise
en linguistique. Quant à la deuxième, la mobilité V N se manifeste de
plusieurs manières au niveau empirique. Par ex., beaucoup de langues ont des
formes « intermédiaires » entre N et V, dont la typologie et les formes
superficielles varient d’un cas à l’autre. On a en fait des V avec des propriétés
nominales (tels les infinitifs, les participes et les gérondifs en plusieurs langues
3
)
de même que des N avec des propriétés verbales (comme les N déverbaux ou les
divers types de masdar dans les langues sémitiques et d’autres). (Les
« propriétés » dont on parle ici peuvent être aussi bien sémantiques que
grammaticales.) Ce phénomène est encore plus évident au niveau du discours
le passage d’un V à un N (et vice-versa) est tout à fait fréquent et accepté. (On en
reparlera.)
Nous nous bornerons ici à examiner dans quelle mesure les traits verbaux
*
partement de Linguistique - Université Roma Tre, Rome.
1
Si les deux auteurs ont établi conjointement les lignes essentielles de ce travail, la daction
en est entrement due à Anna Pompei. Sur le sujet de cet article v. aussi Simone (sous presse
a).
2
Contra l’hypotse des neurosciences, d’après qui N et V ont des localisations corticales
distinctes et séparées (par ex., Shapiro et al. 2006).
3
Cf. Simone (2005) sur les infinitifs ; Pompei (2003, 2004) sur les participes.
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe 2
affectent les N et les FNV. Nous discuterons en outre si des traits verbaux se
trouvent également dans des N sans aucune relation morphologique à un V.
Notre démarche consistera donc à (a) proposer des traits propres à la
verbalité l’anglaise, verbiness) par rapport à la nominalité (nouniness); (b)
déceler des traits de verbalité dans les FNV et dans les N; et finalement (c)
montrer comment les FNV et les N pourvus des propriétés verbales se situent
dans le continuum V N.
Il est utile, finalement, de signaler que en parlant génériquement de N on
fera référence à l’ensemble union des N « purs » et des N déverbaux. Quand il le
faudra, on marquera la différence par une terminologie spécifique.
2. T
RAITS DE VERBALITE
2.1. V et N « purs ». Comme toile de fond pour notre analyse nous allons
rappeler quelques éléments de théorie des classes des N et des V. Là, nous
emploierons les notions basiques de la Grammaire de Catégorie et Constructions
(GCC), le modèle de « sens grammatical » à base pragmatico-discursive dont les
assises sont illustrées dans plusieurs travaux d’un des auteurs (Simone 2006a, b;
sous presse a).
Dans la GCC le « sens grammatical » se distribue en deux canaux : les
Catégories et les Constructions. Nous n’allons pas nous arrêter sur les premières,
car ici ce n’est que les catégories qui sont en cause. Il y a trois types de
catégorie :
(1) Types de catégories
a. Catégories grammaticales au sens conventionnel de la linguistique
(temps, mode, aspect, Aktionsart, etc.): leur facteur commun réside
en ceci, qu’elles codent la manière dont l’évènement est représenté
dans l’énoncé.
b. Catégories notionnelles, c’est-à-dire les ‘notions’ (Participation,
Possession, Concomitance, Proximité, etc.) que chaque langue est
censée être obligée à coder : ces catégories, codent la relation entre le
locuteur et le contexte extralinguistique.
c. Classes de Mots (ou catégories lexicales).
En particulier, la GCC a des hypothèses pour ce qui concerne les Classes de
Mots, la troisième forme des catégories. En GCC une Classe de Mots n’est pas
un magasin sélectionner sic et simpliciter des éléments à combiner sur la
chaîne syntagmatique. Au contraire, c’est une manière particulière de coder (où,
à l’anglaise, to package) le sens sous forme de mot, en répondant ainsi à des
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe 3
fonctions pragmatiques et discursives précises (Hopper & Thompson 1984;
Simone 2000, sous presse a). En d’autres termes, une Classe de Mots est un
format prédéfini de sens (grammatical), ou – pour le dire en d’autres termes un
faisceau de coefficients sémantiques préformés.
Quant aux fonctions des diverses Classes de Mots, quoique la question
soit plutôt litigieuse (cf., par ex., Lyons 1977, 1966; Croft 1984), on reconnaît
que les Classes de Mots basiques (N, V, Adjectif) ont des fonctions lato sensu
sémantico-pragmatiques différenciées et pondent aux exigences essentielles du
langage. La liste n’en est pas définie, mais un accord existe quand même (aussi
chez les générativistes) sur certaines fonctions,
4
comme celles de référence,
prédication et modification, dont la distribution sur les différentes Classes de
Mots est inégale mais caractérisante.
Depuis plusieurs points de vue on admet désormais que la distinction
entre les N et les V deux classes qui assurent deux modelages du sens
radicalement différents (Lyons 1966, 1977 ; Givón 1979 ; Hopper & Thompson
1984, 1985 ; Simone 2006b ; Lazard 2006) – est à reconduire à l’opposition
sémiotique entre référence (ou désignation) et prédication.
5
Les mots qui
désignent imposent à leur sens le format d’une entité, d’un objet qui a bien sûr la
propriété de time-stability que prétend Givón (1979) mais plus encore le fait de
pouvoir (a) opérer comme « thème » d’une prédication, (b) s’inscrire dans une
chaîne anaphorique et (c) permettre une reprise pronominale.
Les mots qui, par contre, assurent la prédication ont un format sémantique
plus complexe : ils « disent » quelque chose au sujet d’une autre chose, donc ils
établissent des relations entre des référents ou ils indiquent des propriétés et,
dans certaines de leurs sous-classes, ils imposent à leur sens le format d’un
procès.
On suppose donc que la référence est propre en premier lieu aux N
« purs », la prédication aux V « purs ».
6
4
V. par ex. Seiler (1977), Lyons (1977: 429), Croft (1984, 1991: 67), Hopper & Thompson
(1984, 1985), Wierzbicka (1986); pour la position générative, Barker & Dowty (1993), Baker
(2003).
5
Cf. les remarques intéressantes de Sapir (1921 : 119) : « This distinction [scil. entre la
chose dont on parle et ce que l’on dit à son sujet] is of such fundamental importance that the
vast majority of languages have emphasized it by creating some sort of formal barrier
between the two terms of the proposition. » Voir aussi Givón (1979), Hopper & Thompson
(1984), Seiler (2000), Simone (2000).
6
Il faut prévenir que dans cette étude on va parler de N « purs » et V « purs » dans un sens
nérique, c’est-à-dire en supposant fictivement qu’ils ne se présentent que sous une forme
prototypique, avec leurs proprs spécifiques au plus haut degré. Cela est loin d’être vrai,
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2.2. Degrés de nominalité et de verbalité. L’idée d’après laquelle quelques N
et V peuvent être « purs » entraîne qu’il soit possible situer les uns et les autres
sur une échelle affichant divers degrés de nominalité et, respectivement, de
verbalité. Il y a donc des N qui sont [+N] et, graduellement, des N qui sont de
moins en moins nominaux [-N] ; ainsi de même pour les V.
En se mouvant le long de cette échelle, les V adoptent des traits
nominaux, dont surtout la Force Référentielle (FR). De l’autre côté, au fur et à
mesure qu’ils se déplacent vers l’extrémité opposée de l’échelle, les N adoptent
des traits verbaux, dont surtout la Force Prédicative (FPr), c’est-à-dire la capacité
de faire de base à une prédication.
2.3. Propriétés de la prédication. La FPr s’associe à d’ultérieures propriétés
des V, comme les suivantes :
(2) Propriétés associées à la FPr
(a) temporalité
(b)aspectualité
(c) modalité
(d)structure argumentale
(e) diathèse
(f) modification adverbiale
On peut noter d’emblée (a) que ces paramètres
7
ne se trouvent pas
forcément tous simultanément dans un N, mais ils peuvent n’y apparaître qu’en
des sélections caractéristiques, (b) et que certains traits verbaux semblent
incompatibles avec certaines classes de N (par ex., la diathèse ne semble pas
pouvoir se transférer sur les N « purs »). Une hypothèse que nous avançons
d’ores et est que la hiérarchie de transfert des traits verbaux sur les FNV et
les N dépend de façon cruciale du degré de FPr de celles-ci.
2.4. Opérations discursives. A une Classe de Mots ainsi définie peuvent
d’ailleurs s’appliquer des Opérations Discursives (OD) qui en modifient
certaines propriétés. Cette manipulation peut porter des résultats soit au niveau
du système, en donnant lieu à des solutions stables, soit au niveau du discours,
comme tout le monde peut remarquer. Des considérations plus nuancées sur ces questions se
trouvent dans plusieurs travaux d’un des auteurs (Simone 2006b, 2007).
7
Nous ne pouvons les discuter tous dans cet article. Pour d’autres remarques, qu’il nous soit
permis de renvoyer à Simone (sous presse a).
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe 5
elle donne lieu à des solutions qui ne peuvent s’employer que dans ce cas-là
mais qui sont d’autre part parfaitement viables et acceptées. (On en donnera des
exemples tout de suite.)
Une des OD les plus puissantes est le Forçage de Type (type coercion:
Pustejovsky 1995), qui transfère une entrée lexicale d’un type sémantique a un
autre, au niveau du discours aussi qu’au niveau du système. C’est par le Forçage
de Type par ex. que livre passe de (3) (où son sens est <objet physique>, donc il
est un N « pur » doué de FR élevée
8
) à (4) (où son sens est <message,
information> et sa FR est réduite) ou que café passe de (5) à (6) :
9
(3) J’ai brûlé ce livre (livre <objet physique>)
(4) J’ai lu ce livre (livre <message, information>)
(5) J’ai offert un café à ce monsieur-là (café <boisson>)
(6) Le café veut aussi un croissant (ca <dénomination provisoire de la
personne qui a commandé un café ; synonyme discursif de ce monsieur-
>)
La mobili V N a un bien-fondé discursif et est favorisée par la
disponibilité des OD, chacune desquelles a un effet spécifique. Dans le discours
le locuteur peut shifter du format « entité » au format « procès » ou vice-versa.
C’est lui qui, sur la base de ses exigences, décide (a) le choix d’un élément
nominal ou verbal, (b) la transition d’un choix nominal à un verbal, (c) le
transfert d’un trait verbal dans un N, etc.
Les OD ont parmi leurs propriétés celle de « détacher » un ou plusieurs
traits d’une catégorie (par ex. un V) sur une autre (par ex. un N). Telle est la
nominalisation (Simone, sous presse a), qui détache un coefficient de durativité
sur les N :
(7) Le dépannage a duré trois heures (> les trois heures du dépannage
m’ont fatigué)
(8) Le voyage a duré trois jours (> les trois jours de voyage nous ont
amusés)
Cette potentialité se manifeste parfois en forme forte. Par ex., un N [+N]
8
La notion de Force Référentielle, centrale en GCC, est illustrée dans Simone (2006b,
2007).
9
On remarquera que le Forçage affectant livre a lieu au niveau du système, tandis que celui
qui affecte ca se manifeste au niveau du discours.
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