4 Mais d’un autre côté, les sciences, et même les mathématiques, ne sont pas réductibles ni
à l’a priori, ni à la logique, ni encore à des procédures purement intellectuelles. Non
seulement elles sont l’œuvre de sujets incarnés, mais elles sont toujours pris dans un
développement qui, forcément, est historique puisqu’il est humain. Autrement dit, les
sciences n’existent que sur un substrat humain, qui leur confère un caractère historique.
Quelle part les sciences doivent alors accorder à leur histoire ? Cette histoire doit-elle être
réservée aux historiens, ou bien le travail scientifique doit-il s’en saisir lui aussi ?
5 Kuhn, comme le rappelle Jean-Luc Gautero, considérait que le travail scientifique suppose
une forme d’ignorance de l’histoire de sa discipline :
La dépréciation du fait historique est profondément et sans doute
fonctionnellement intégrée à l’idéologie de la profession scientifique, cette même
profession qui accorde tant de valeurs au détail des faits d’un autre genre.
6 L’histoire des sciences ne devrait donc intéresser que les historiens, et pas les
scientifiques eux-mêmes. Toutefois, même si l’on réduit l’aspect historique des sciences à
la subjectivité de ces acteurs, on ne peut ignorer le caractère culturel et social des
sciences. Comme le rappelle Jean-Luc Gautero, « il n’y a pas de connaissance sans support
social de cette connaissance ». Il cite à ce sujet Fleck :
On ne peut pas considérer les sciences comme étant simplement un ensemble de
phrases ou un système de pensées. Ce sont des phénomènes culturels complexes,
qui furent peut-être autrefois individuels mais sont à présent collectifs, faits
d’institutions diverses, d’actions diverses, d’événements directs. Des phrases
écrites, des coutumes non écrites, des fins propres, des méthodes, des traditions, un
développement. La préparation de l’esprit, l’habileté des mains. Une structure
organisationnelle particulière, avec sa hiérarchie, ses modes de communication et
de coopération, une opinion publique, une presse et des congrès.
7 Si toute science est une œuvre collective, elle est donc aussi, en elle-même, un
phénomène social, et par conséquent aussi un phénomène historique.
8 Faut-il alors inscrire l’histoire au cœur même du travail scientifique et du développement
scientifique ? Adopter une telle perspective oblige en particulier à renoncer à l’idée d’une
marche triomphale de la science vers la vérité et se montrer attentif à ses hésitations, à
ses erreurs, à ses illusions aussi, et parfois à ses mensonges. C’est renoncer à faire de la
science une victoire permanente de l’esprit sur la matière, et à la concevoir plutôt comme
une tentative risquée et bien plus délicate qu’il n’y paraît, de se repérer au sein de
l’expérience humaine. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à voir la tension souvent présente
entre, d’un côté, la pratique du savant produisant la science, et, de l’autre, ce qu’il dit lui-
même de son travail, ou bien ce qu’en dit l’épistémologue qui réduit ou schématise sa
méthode. Ainsi Newton se disait-il méthodologiquement contre toute hypothèse, et il finit
par avoir recours à des hypothèses métriques. Dans cette perspective, l’histoire des
sciences devient une façon de restituer les conflits de méthode et leur impact dans la
production scientifique. Pierre Duhem a su évaluer la part historique présente dans la
théorie elle-même. Comme le dit Ali Benmakhlouf :
[…] en faisant passer l’expérience du rôle de base qu’elle avait dans la pensée
inductive au rôle de critère de la théorie, Duhem prend une décision qui instaure
l’histoire dans le processus théorique, car le critère fait qu’on se demandera
toujours dans quel contexte et selon quelles méthodes de mesure l’expérience
couronne la théorie. Mais si l’on considère l’expérience comme base, on aura
toujours l’illusion de commencer ex nihilo ou in abstracto par rapport à l’histoire de
la physique.
Introduction
Noesis, 17 | 2012
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