Controverses
autour de la transgénèse végétale:
des visions du monde divergentes
M K
Directeur de recherche au CNRS à Grenoble (France)
marcel.kuntz@ujf-grenoble.fr
Dernier ouvrage paru : OGM, la question politique (Presses Universitaires de Grenoble, )
Résumé
Cet article propose de séloigner de la dichotomie naturel vs. articiel en
ce qui concerne les OGM, pour cerner trois « cadrages » des risques supposés
de la technologie, qui sont autant de visions du monde (moderne, écologiste
et postmoderne). Les leçons de la gestion politique du dossier, tant par cer-
tains pouvoirs publics que par certains instituts de recherche ou d’évaluation
des risques européens sont discutées.
Quelques dénitions
D’un point de vue juridique, un OGM est un organisme vivant (micro-
organisme, végétal ou animal) qui a subi par une étape en laboratoire une
modication des caractéristiques génétiques initiales, par ajout, suppression
ou remplacement dau moins un gène. Dans le cas des plantes, la législation
européenne sur ces « organismes génétiquement modiés » exclut en fait la
plupart des techniques damélioration des plantes (comme la sélection varié-
tale assistée par marqueurs, la mutagenèse provoquée, la fusion cellulaire et
les autres techniques de culture in vitro) pour ne retenir que la transgénèse.
Revue des Questions Scientiques, ,  () : -

   
Celle-ci consiste à greer (en quelque sorte) un gène an de procurer à la
plante et à sa descendance un nouveau caractère génétique (on parle de plante
transgénique).
Si l’opération réussit, cette lignée « exprimera » donc un nouveau gène
(transgène) présent dans son patrimoine génétique (aussi appelé génome ou
chromosomes). Ce gène pourra donc déterminer la production d’une nouvelle
protéine, car le code génétique (la correspondance entre ADN et protéine) est
universel. Les protéines sont (entre autres fonctions) les catalyseurs de la
chimie du vivant. Ainsi la protéine nouvelle, par une réaction ou une interac-
tion biochimique, permettra à la plante transgénique d’être tolérante à un
herbicide, résistante à certains insectes ravageurs ou à un virus, comme c’est
le cas pour les lignées de plantes transgéniques commercialisées de première
génération. Parmi les plantes de seconde génération, citons le Riz Doré (Gol-
den Rice) enrichi dans sa graine en béta-carotène, le précurseur de la vita-
mineA.
Les concepts de Nature et d’Artice
Il est douteux que la distinction entre naturel et articiel décrive adéqua-
tement les interactions de lagriculture avec lenvironnement, ni les consé-
quences de lagriculture moderne en terme de santé. En eet, toutes les plantes
de culture ont été largement sélectionnées par l’Homme depuis linvention de
lagriculture au néolithique. Citons le maïs domestiqué à partir de la plante
naturelle téosinte au Mexique il y a quelques milliers dannées, puis sélec-
tionné pour ladapter aux besoins humains en produisant les variétés dites
traditionnelles du Mexique et dautres pays, puis les hybrides productifs mo-
dernes. Ajouter un transgène est certainement un processus articiel, mais où
se situe la limite entre naturel et articiel dans lévolutionentre téosinte et
maïs ? Les premiers maïs domestiqs ne sont-ils pas déjà articiels?
Les mêmes remarques sappliquent pour les autres grandes cultures ali-
mentaires de lhumanité (blé, riz, colza, etc.). En fait, plus la culture dune
espèce végétale est importante, plus ses caractéristiques génétiques ont été
améliorées. Ainsi, navons-nous pas tendance à appeler « naturelles » des
plantes objectivement articielles, mais qui nous sont familières. La dichoto-
mie nature/artice semble donc peu pertinente, mais pourtant présente dans
     
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le regard contemporain sur la Nature, et susceptible de régénérer nombre de
mythes négatifs. Dont certains issus de lAntiquité, mais qui nous parlent
encore. Examinons dautres arguments, plus étayés.
Points de vue sur les risques des OGM
Un premier point de vue sur les OGM retient qu’il s’agit dun gène
« étranger »: la « barrière des espèces » a été abolie. Un autre point de vue rela-
tivisera la notion despècechez les plantes, dautant plus que l’hybridation
interspécique est couramment utilisée pour lamélioration des plantes culti-
vées - cela nimplique pas cependant des gènes dorganismes aussi « distants »
que les bactéries. Cependant, il ny a pas de lien de causalité entre l« étranger »
et le danger (certaines bactéries sont eectivement pathogènes, mais dautres
sont utiles à notre santé). De plus, on remarquera quune plante est une plante
(capable dassimiler le gaz carbonique par la photosynthèse) grâce aux chloro-
plastes, qui sont en fait dérivés dune ancienne bactérie qui a colonisé une
cellule « hôte » (il y a environ un milliard dannées), avec ses gènes « étran-
gers ». On constatera ainsi que les notions de « pureté » et d« identi» s’oppo-
sent ici à celle de « diversité ».
En examinant la transgénèse sous un autre angle, le premier point de vue
s’inquiétera du caractère intrusif et perturbateur du transfert de gènes. Le
deuxième retiendra la « plasticité des génomes »: des transferts naturels de
gènes existent entre espèces éloignées (on parle de transfert « horizontal » de
gènes); il existe dautre part des gènes dit « sauteurs » (ou transposons) qui se
déplacent le long des chromosomes de manière plus ou moins aléatoire; de
plus lADN des chloroplastes (dérivé de la bactérie ancestrale) est souvent relâ-
ché par ces organites et peut sintégrer dans les chromosomes du noyau des
cellules (un phénomène fréquent à l’échelle de la vie dune plante).
Le premier point de vue insistera sur les conséquences de la transgénèse,
en les jugeant impvisibles et irréversibles. Le deuxième considérera que les
risques sont maîtrisables, en raison des progrès de la connaissance (la re-
cherche a eectivement accumulé des connaissances remarquables sur les
OGM) et que nous sommes en face dune simple évolution des pratiques (déjà
articielles). Linquiétude et la conance s’opposent donc sur cette question
comme sur dautres. Pour être plus spécique, se trouve ainsi face à face les
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   
mythes fondateurs de lécologisme et la vision « moderne » (que Nietzsche
qualiait de « mythe rationnel de lOccident »).
Dans un troisième « cadrage » (appelé « postmoderne » en reprenant le
termede Pierre-Benoit Joly et collègues), les OGM s’inscrivant en rupture,
l’incertitude étant forte et non maîtrisée et les eets des OGM étant irréver-
sibles , ces technologies doivent être « co-construites », lexpertise doit être
« large, plurielle et contradictoire » et prendre en compte lensemble des eets
(y compris socio-économiques). Il est à noter ses similitudes de vues avec
l’écologisme (incertitudes, eets irréversibles, etc.).
Tandis que la logique daction « moderne » est daccompagner la diu-
sion des OGM et déduquer le consommateur de façon objective, la logique
daction « postmoderne » est dorganiser la participation des « citoyens », le
débat contradictoire et le moratoire. Ces deux logiques ont été expérimen-
tées lors de la querelle des OGM et nous les examinerons de manière critique
ci-dessous.
La nature politique des oppositions
Un des facteurs déclencheurs de la querelle des OGM est la question de
la propriété des semences. Il s’agit en fait dune querelle ancienne (clenchée
lors de la mise sur le marché des semences hybrides dans les années ).
Dans cette vision, tout à fait légitime, de lagriculture, acheter (des semences,
des intrants, etc.) est considéré comme une « dépendance ». Mais ny a-t-il pas
là un malentendu? Si aux Etats-Unis et au Canada un brevet est une forme
légale de protection dune variété végétale, cela n’est pas le cas partout, bien
au contraire. Ainsi en Europe une variété végétale nest pas brevetable. Celle-
ci est protégée par un certicat dobtention végétale qui permet à lagriculteur
qui la achetée de la resemer sur son exploitation. Un gène nest pas lui-même
brevetable, seule une invention basée sur un gène l’est. Les arguments rhéto-
riques sur la « privatisation du vivant » sont donc largement exagérés, même
s’il peut exister des abus en la matière.
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
Le caractère politique de la querelle est parfaitement illustré par cette
déclaration de Bruno Rebelle (alors un cadre de Greenpeace France) lors dune
table ronde dun débat sur les OGM au Conseil Economique et Social, en
France, le  février : « Nous navons pas peur des OGM. Nous sommes
seulement convaincus quil sagit d’une mauvaise solution ». « Les OGM sont
peut-être une merveilleuse solution pour un certain type de projet de société. Mais
justement, c’est ce projet de société-là que nous ne voulons pas ».
La querelle des OGM s’est construite autour de publics réceptifs (expri-
mant des valeurs, des sentiments identitaires, des méances, etc.), et des pu-
blics se sont construits en fonction des problématiques que certains groupes
ont « mis sur agenda ». Une querelle sans progrès notable depuis son origine,
accompagnée de violences. Sporadiques au début des années , les destruc-
tions sont devenues une stratégie politique, avec comme première cible choisie
Monsanto (le  juin, en France, sous la forme dun champ expérimental
de colza). Puis, à partir de , également des essais de la recherche publique.
Environ  attaques contre la recherche publique ont ainsi été recensées en
Europe, rendant aujourdhui quasi impossible ces recherches dans de nom-
breux pays.
La question des risques est devenue un argument commode pour les
opposants aux OGM, qui remplace avantageusement- médiatiquement par-
lant- leurs visions sans doute très hétérogènes du futur de lagriculture. Il faut
se rappeler que se sont ainsi coalisés contre les OGM des groupes radicale-
ment anti-capitalistes et des entreprises privées comme la multinationale de la
grande distribution Carrefour!. Cette société nance ainsi depuis des années
diverses opérations anti-OGM et a contribué à lattribution dun cadre juri-
dique à l’étiquetage « nourris sans OGM » en France par exemple.
Lanalyse des risques et son inversion politique
Quels sont réellement ces risques ? Dans le cas de ces plantes transgé-
niques, les risques considérés, après une large concertation scientique et in-
ternationale, sont sanitaires dune part - la nouvelle lignée de plante pourrait
avoir une composition biochimique modiée, ou des teneurs en toxines ou en
allergènes augmentées. D’autre part, les risques environnementaux potentiels
. K M. () OGM, la question politique (Presses Universitaires de Grenoble).
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