Le sexe du PIB
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Le PIB est un concept neutre, au-dessus des valeurs, il est purement technique, c’est un outil, au
même titre qu’un thermomètre. Peut-on rêver plus apolitique que la somme des valeurs ajoutées des
organisations et plus technique que le « volume » des quantités produites en une année ? C’est ce
que presque tout le monde croit. C’est faux.
Tous les grands indicateurs de « progrès », y compris le PIB, sont des constructions sociales
incorporant des valeurs morales et politiques. Notamment parce qu’ils sont tous calculés en
commençant par des questions telles que : que met-on dedans et que laisse-t-on en dehors, que
voulons-nous compter, quel type de progrès voulons-nous mesurer ?
On utilisera encore des thermomètres en 2050, y compris en raison du réchauffement climatique. Le
PIB, en revanche, aura été remisé aux rayons des souvenirs d’une époque, 1980-2010, que l’on
qualifiera de « Trente calamiteuses », celle où des adorateurs de croissance, avec nombre
d’économistes à leur tête, auront tenté de nous faire croire que l’on pouvait changer de cap sans
changer les outils de pilotage, en prétendant que les vieux outils étaient neutres, purement
techniques et intemporels.
Il est toutefois un domaine largement laissé dans l’ombre par ceux et celles qui ont entrepris depuis
des années de relativiser le PIB et d’exhiber les conventions discutables qui le fondent. C’est celui
du sexe du PIB. Pour le dire de façon fort peu académique, le PIB, c’est un truc de mecs ! Voici
trois indices.
1. Premier indice. Quand on se penche sur l’histoire de l’invention du PIB, il n’y a que des
hommes. 100 % d’hommes. Vous allez me dire : normal, dans les années 30 à 50, les femmes
n’avaient même pas le droit de vote (elles l’exerceront pour la première fois en avril 1945 en
France), on n’allait pas leur demander de penser aux comptes de la Nation… Cela dit, une invention
mise au point seulement par des hommes pour définir la richesse de la Nation peut-elle être « neutre
» au sens du genre ? Nous allons voir que, dans le cas du PIB, la réponse est : non.
2. La grande référence pour comprendre comment les comptes nationaux se sont installés dans le
paysage français après la guerre est le livre de François Fourquet, « Les comptes de la puissance »,
publié en 1980. Fourquet se fonde notamment sur une enquête directe par entretiens auprès de tous
les grands acteurs de la période. Voici ce qu’il explique (on retrouve ces références dans les livres
de Dominique Méda, « Au-delà du PIB », et de Patrick Viveret, « Reconsidérer la richesse », deux
incontournables récemment réédités avec des préfaces inédites).
La mise au point des comptes de la Nation s’est effectuée dans des logiques de puissance guerrière
et, après la guerre, de reconstruction industrielle. Dans les années trente, un objectif central était de
donner aux gouvernements une vision des ressources mobilisables en cas de guerre. Fourquet écrit :
est alors considéré comme productif « ce qui crée la richesse et la puissance d’une nation en
guerre… C’est la défaite de 40 qui a éveillé beaucoup de mes interlocuteurs et les a portés vers
l’étude économique, parce qu’ils ont vu sa cause ultime dans la faiblesse industrielle et le
malthusianisme de la France ». C’est aussi pour cela qu’il a fallu attendre près de trente ans pour
qu’en France, en 1976, les services non marchands, liés dans l’imaginaire collectif à la reproduction
de la société (éducation, santé, protection sociale…) plus qu’à la production et à la puissance
matérielles, soient considérés comme dignes de figurer dans le PIB.
Mais la puissance, la guerre, la performance technique et l’industrie sont, si je puis dire, des
attributs masculins. Il y a bel et bien des représentations sexuées de la richesse, du développement,