L’oikos de l’écologie selon Haeckel et Uexküll : l’adaptation à des places et l’habitation de
mondes
par Jean-Claude Gens
La nécessité de donner un fondement philosophique à l’écologie peut sembler étrange au regard du fait que, pour
beaucoup, le terme d’écologie désigne d’abord une discipline scientifique qui semble n’avoir pas besoin de la
philosophie pour se déployer en tant que telle. Mais l’ambiguïté de ce terme tient à ce qu’il désigne également un
courant de pensée qui invite à reconsidérer la place de l’homme dans la nature et défend des thèses d’ordre moral
et politique. Il conviendra donc de commencer par éclairer brièvement cette ambiguïté pour remonter ensuite au
contexte dans lequel le terme d’écologie a été forgé par Ernst Haeckel à une époque où elle n’existe pas encore
en tant que discipline, puisque ce sont des concepts comme ceux d’environnement, écosystème, biosphère, qui
circonscriront ultérieurement son champ. La question est en effet de savoir si, à cette époque, le terme d’écologie
est plus qu’un nouveau mot pour dire ce que recouvrait l’ancienne notion d’« économie de la nature », et cela
d’autant plus que l’écologie haeckelienne n’interroge pas l’impact de l’action humaine sur le monde naturel.
Mais même la considération de cet impact est loin de suffire à caractériser l’écologie, car elle est toujours
déterminée par une conception donnée des êtres naturels et plus largement de la nature. Et, c’est à ce niveau que
se justifie, aujourd’hui encore, l’examen de l’œuvre haeckelienne. Afin de mettre en évidence les limites de
celle-ci, nous la confronterons à celle de Jacob von Uexküll qui, comme Haeckel, pense l’écologie sur un arrière-
plan explicitement philosophique. Car si les travaux de Uexküll, qui sont une référence évidente pour nombre de
philosophes du XXe siècle, ont pu être considérés un temps comme obsolètes, ils se voient aujourd’hui
redécouverts par certains chercheurs en sciences de la nature.
L’assise philosophique de l’écologie
La question du rapport de l’écologie, comme science empirique, à la philosophie, et de la nature de ses
fondements, ne se pose pas dans le cours habituel de la recherche, celle qui relève de ce que Thomas Kuhn
appelle « la science normale ». Ce genre d’interrogation surgit en revanche lorsqu’un paradigme scientifique
donné entre en crise, et que deviennent problématiques aussi bien les objets que les méthodes de ce paradigme.
En d’autres termes, durant ces périodes de crise, la frontière entre la recherche scientifique et le philosophique a
tendance à s’estomper. L’ambiguïté de cette frontière est patente si l’on considère l’autre acception du terme
d’écologie, puisque celui-ci désigne non seulement une science, mais également une sensibilité, une conception
d’ordre philosophique, ce qui n’est évidemment pas le cas d’intitulés comme « chimie » ou « astronomie ».
Par ailleurs, l’écologie, comme science, n’engage apparemment à rien celui qui s’y adonne, alors que, en sa
seconde acception, elle est immédiatement politique. On comprend donc l’appellation d’« écologue »
revendiquée par certains chercheurs pour se démarquer des « écologistes », et l’existence aussi bien d’« écoles »
à l’intérieur de la science écologique, que de « mouvements » de pensée, de sensibilités susceptibles de se
traduire par des engagements d’ordre social ou politique. Seulement, l’audience de l’écologie comme science
tient à cette dimension sociale et vitale des questions dont elle s’occupe. Ainsi, en tant qu’elle prend en compte
l’action des hommes sur leurs milieux, l’écologie est une science qui se situe à l’intersection des sciences de la
nature et des sciences humaines et sociales, voire les englobe. Et ce qui donne non pas son contenu, mais son
sens particulier à l’écologie « scientifique », ce n’est pas sa scientificité, puisqu’elle n’est pas plus scientifique
que d’autres sciences comme la chimie, le calcul des probabilités, la numismatique ou la linguistique, mais le fait
qu’elle concerne finalement l’inscription des hommes dans le monde naturel.
Plus encore, même en tant que discipline scientifique, l’écologie n’est pas neutre du point de vue des valeurs,
puisqu’elle se déploie au contraire, plus ou moins explicitement, en fonction de projets qui en déterminent
l’esprit comme les directions de recherche, c’est-à-dire en fonction d’un sens qui se décide au niveau de ce que
Husserl appelait « le monde de la vie ». De fait, ce qui la détermine le plus souvent, c’est le projet moderne,
répondant à l’idéologie du progrès propre aux Lumières, visant à la plus grande maîtrise possible des
phénomènes naturels, c’est-à-dire à l’exploitation ou à la « gestion » des ressources naturelles. Nombre de
recherches en écologie se voient ainsi prescrire leur objet par les industries agro-alimentaires et pharmaceutiques
qui les financent, et dont la visée est de maximiser des profits économiques. C’est pourquoi les retombées
théoriques de ces recherches n’excluent pas une rationalisation accrue, c’est-à-dire une intensification et une
multiplication des problèmes qu’elle a pour tâche de résoudre.
À ce niveau, l’ambiguïté de l’écologie tient au fait qu’elle est inversement susceptible de se déployer dans le
cadre d’une critique de ce projet moderne, en appelant à interroger la manière dont l’homme conçoit son rapport
à la nature, y intervient, et donc la manière dont il se conçoit lui-même. Elle s’avère ainsi contemporaine à la fois
du déploiement de la technique moderne et de la réaction suscitée par ses retombées. Dans l’espace américain, la
dévastation des terres conquises par les pionniers américains et l’impact de l’industrialisation ont ainsi engendré
une sensibilité nouvelle à l’égard de la nature qui a, par exemple, conduit à la création du premier parc naturel
sur le territoire de Yellowstone en 1872. Sans qu’il soit possible de considérer que la naissance d’un phénomène
coïncide purement et simplement avec le moment il trouve son appellation, il convient de revenir à l’acte de
baptême de l’écologie, c’est-dire à Haeckel qui en forge le concept, pour en dégager le contexte philosophique.
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