La révolution au miroir du néocriticisme français

LA RÉVOLUTION AU MIROIR
DU NÉOCRITICISME FRANÇAIS
Laurent Fedi
La philosophie de Charles Renouvier (1815-1903), a joué un rôle non
négligeable dans la formation des idées républicaines en France, de 1848
jusqu’à l’édification des grandes institutions de la IIIeRépublique. Grâce à
une longévité appréciable et à un travail constant, Renouvier a œuvré pendant
plus d’un demi-siècle à la diffusion d’une philosophie républicaine cohé-
rente consistant principalement à promouvoir la concrétisation d’un état
social fondé sur la réciprocité des droits et des devoirs, sur la reconnaissance
de l’obligation morale et sur la garantie d’une justice terrestre. Il a été accom-
pagné ou suivi dans cette voie par ses amis, François Pillon au premier chef,
et par ses disciples, souvent de jeunes universitaires qui ont ensuite propagé
la doctrine dans leurs écrits ou leur enseignement.
Plusieurs évidences s’imposent à Renouvier, tout comme à ses contem-
porains: la Révolution française est inachevée, son héritage, omniprésent,
est problématique, ses excès ont compromis ou du moins retardé le succès de
l’idée républicaine. Interpréter l’événement est un passage obligé. Mais pour
Renouvier, l’enjeu n’est pas seulement politique, il est philosophique: il y
va de la cohérence de sa pensée.
Sa position philosophique sur le statut du politique situe d’emblée le lieu
de sa réflexion. Selon lui, la politique se fonde intégralement sur la morale1.
Or le bilan de la Révolution est double. La Révolution est bien sûr un moment
inaugural, aux yeux du républicain, puisqu’elle représente, en son sens uni-
versel, l’avènement d’une politique fondée sur la raison et sur l’autonomie du
citoyen. Jusqu’en 1851, Renouvier cherche à justifier la Révolution contre
ses détracteurs. Pour des raisons circonstancielles, il met l’accent sur les
grands principes posés pendant cette période, et préfère se taire sur les
heures sombres. Dans le Manuel républicain de l’homme et du citoyen, de
1848, on lit ainsi ce plaidoyer un peu naïf: «On a caché au Peuple ce que la
République a fait pour le Peuple, et on a étalé sous ses yeux, pour la lui faire
haïr, des violences par lesquelles elle fut provoquée par beaucoup de traîtres
et par luniverselle coalition des nobles et des rois []. La République
a été si peu cruelle quelle na jamais fait souffrir ceux quelle mettait
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ÉTUDES
1. Lidée est déjà présente dans le Manuel républicain de lhomme et du citoyen, de 1848 :
«Vous voyez que la vraie politique vient de la morale. Qui connaît la morale, connaît aussi la poli-
tique.»Nouvelle édition publiée avec une notice sur Charles Renouvier, un commentaire et
des extraits de ses œuvres par Jules Thomas. Avant-propos et éclairages de Jean-Claude Richard,
Maurice Agulhon et Laurent Fedi. Paris/Genève: Slatkine Reprints, 2000. p. 223.
à mort []2». Dans larticle de LAlmanach du peuple pour 1851 intitulé
«Le socialisme pendant la première Révolution», Renouvier se réclame dun
«socialisme»qui entend accomplir l’œuvre sociale de la Révolution, fort de
la conviction quune «République sociale»est plus stable et plus durable
quune «République politique3».
Mais comme épisode historique concret, la Révolution révèle aussi de
spectaculaires manquements à la loi morale: Renouvier, devenu le père du
«néocriticisme»français, le reconnaît, tout particulièrement dans les années
1870, et son principal mérite est de refuser les faux-fuyants habituels, la
nécessité de lhistoire, par exemple, ou la doctrine des circonstances. La
cohérence de sa philosophie politique passe désormais par lexamen moral
de la Révolution. Lhistoire est appelée à comparaître devant le tribunal de la
raison.
Mais dabord, quest-ce que la Révolution? Elle nest pas pour lui un
moment anonyme, mais une série dactes individuels ou collectifs résultant
de la volonté des hommes et de leur libre arbitre. Pour Renouvier, la
Révolution doit être jugée à travers ses acteurs, et ceux-ci à travers leurs
décisions. On comprend alors que la figure de Robespierre nait pu échap-
per à une telle réflexion. Prise dans ses contradictions, elle devient emblé-
matique dun écart entre les principes et laction. Elle révèle aussi linanité des
mythes fondateurs, et la nécessité dun point de vue critique, au double sens
du terme: regard sans complaisance, examen soucieux de déterminer les
fondements, et les conditions de possibilité de la République.
Nous voudrions montrer ici que Renouvier, désavouant Robespierre,
condamne, à travers cet exemple, limmoralité des pratiques révolutionnai-
res; quil intègre lhéritage inachevé de la Révolution à la fondation de la
République; enfin, quil propose de terminer la Révolution par l’éducation4.
Condamner l’immoralité des pratiques révolutionnaires
L’histoire jugée
Dès le troisième numéro de la Critique philosophique, celui du
22 février 1872, Renouvier publie un article exposant ses jugements moraux
sur lhistoire de la France depuis la Révolution, sous un titre éloquent :
«Esquisse de lhistoire de limpératif catégorique depuis lan 1791 ».
Largument est peu commun. Renouvier sefforce de démontrer que
lajournement dune politique authentiquement républicaine en France ne
tient pas à des erreurs de stratégie, mais à une faute majeure et récurrente
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ÉTUDES
2. Manuel républicain de lhomme et du citoyen, p. 233.
3. LAlmanach du peuple pour 1851. Paris: Joubert. p. 113-126, en particulier p. 114 et 126.
4. Les développements qui suivent ont été exposés initialement au colloque international sur
la citoyenneté organisé à loccasion de lexposition du peintre Matieu «Rêver à Robespierre»par
le Centre de recherches politiques de la Sorbonne et le Cerphi de lENS de Fontenay-Saint-
Cloud (22 janvier 1999).
commise par les acteurs politiques qui ont dirigé le destin de la France depuis
la Révolution, et que cette faute a consisté à faire toujours le mauvais choix,
en considérant à des degrés variables la loi morale comme inactuelle. Il passe
en revue quinze décisions historiques qui illustrent son propos. La sixième
concerne Robespierre:
«Après cela [lexécution de Louis XVI], tout se précipite sur une pente
fatale. Aucune grande résolution politique nest digne de nous arrêter, sauf
peut-être celle de Robespierre qui, aux dires de certains apologistes, fit adop-
ter la loi odieuse et vraiment infâme qui organisa le dernier tribunal révolu-
tionnaire; non quil lapprouvât en elle-même, mais parce quil comptait sen
servir pour détruire ses derniers ennemis, en vue dinaugurer enfin la clé-
mence le jour où le sol de la République ne porterait plus que des hommes
purs, nécessairement ses amis. Mais ses ennemis déconcertèrent son dessein
par une interprétation de cette loi, à laquelle il crut dangereux de sopposer.
Ce fut ce tribunal qui lenvoya bientôt à l’échafaud après avoir constaté sa mise
hors la loi pour cause de salut public. Les principaux auteurs de sa mort ne
portèrent pas bien loin leur victoire, mais la machine du salut se détendit
un peu, et ils sauvèrent leur tête5.»
Désavouer Robespierre
Quest-il reproché à Robespierre? Ce nest pas son caractère. Le per-
sonnage nest pas un monstre, il a en vue la clémence: à ses yeux la loi de prai-
rial nest pas une fin en soi, seulement un moyen den découdre avec ses
ennemis. Cest donc plutôt sa conduite. Il a choisi lutilité à tout prix, au
point même de senfermer dans une logique fatale. Le cas nest pas isolé.
Parmi les cinq décisions historiques précédemment analysées dans la cri-
tique philosophique, quatre ont consisté à privilégier lutile au détriment du
juste, lefficacité au détriment de la raison; le serment civique imposé aux
membres du clergé par lAssemblée constituante ne proclame pas la séparation
de l’Église et de l’État, mais officialise l’écart entre la parole jurée et la cons-
cience; la fuite à Varennes: au lieu de réhabiliter le roi ou de voter au contraire
sa déchéance, on a laissé subsister lambiguïté de son statut6; les massacres
de septembre 1792: lindulgence des jacobins envers les assassins, consé-
quence de lintérêt bien compris, a été le point de départ de cruels déchire-
ments; lexécution de Louis XVI: cette décision a desservi lidée républicaine
en laissant une trace durable dans la mémoire collective7. Une décision fait
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5. La Critique philosophique, 1872, vol. I, p. 36.
6. On pourrait objecter que sur une question comme celle-ci, Robespierre avait exprimé une
position nette; mais Renouvier ne mène pas une étude sur Robespierre, il veut examiner les
décisions qui ont triomphé, et qui ont pesé sur le destin de la France. Nous remercions Laurence
Cornu pour la remarque qui a inspiré cette précision.
7. Voir Renouvier Charles. La Science de la morale. Paris : Ladrange, 1869. Vol. II, p. 399:
«Aussi le moraliste qui étudie les mobiles de telles résolutions [il sagit des régicides décidés en
assemblée] découvre-t-il que ces grands actes de force apparente sont au fond des actes de fai-
blesse.»
exception: la transition de la Constituante à lAssemblée législative. En défen-
dant à ses membres de siéger dans la nouvelle assemblée, la Constituante a
cru accomplir son «devoir», mais ce choix nest que le triomphe du sentiment
noble sur la raison: en réalité, la nouvelle assemblée avait besoin d’élus com-
pétents et chevronnés; ici, cest lutilité qui a été à tort négligée. Renouvier
soulève en somme un problème classique: dans une situation de conflit,
comment accorder la conduite avec les principes sans compromettre le
succès de ces derniers?
Ce problème a été traité par Renouvier en 1869, dans La Science de la
morale. Dans cette œuvre maîtresse, Renouvier opère une distinction capitale.
Le droit rationnel pur suppose l’état de paix, cest-à-dire l’état des relations
humaines où chacun reconnaîtrait autant de droits à autrui qu’à soi, où, dans
les cas particuliers, on serait daccord sur les droits et les devoirs des uns et
des autres, où enfin chacun travaillerait avec une égale bonne volonté à rem-
plir ses engagements, sans douter de lhonnêteté dautrui. L’état de guerre est
celui que livre le spectacle de lhistoire. Il consiste dans des désaccords de faits
et dans la pensée quon ne doit pas à autrui ce quautrui nous doit. Renouvier
propose une morale appliquée qui ne serait pas un compromis entre lidéal
et le fait, mais plutôt un moyen efficace d’élever graduellement les rapports
humains vers un état de paix où les droits et les devoirs s’équilibreraient, le
but final étant le passage du droit positif au droit rationnel. Se penchant
alors sur les conditions dapplication, Renouvier est amené à préciser plusieurs
points.
La morale appliquée demeure attachée à lobligation morale, qui en est le
fondement, cest-à-dire quil faut «cultiver la raison, tenir les regards cons-
tamment fixés sur le devoir et lidéal, et ne jamais souffrir que les faits quels
quils soient apportent la moindre altération dans lidée de ce qui seul mora-
lement peut et doit être8». Or cette exigence fournit précisément le thème de
larticle. «Chercher consciencieusement ce que la Loi morale commande en
chaque circonstance, et laccomplir autant quon le peut sans se préoccuper
des résultats, toujours complexes dans la vie, plus complexes en politique
que partout ailleurs, impossibles à prévoir, comme lexpérience ne la que
trop prouvé, voilà lImpératif catégorique selon le vocabulaire de Kant [].
Le bien, lutile et le juste, ou ce quon doit, sont des idées qui correspon-
dent à un seul et même objet selon la foi de lhonnête homme. De tous ces ter-
mes, un seul éclaire vivement et immédiatement la conscience: cest le devoir,
défini par la Loi morale. Il doit donc diriger la conduite9.»
Lobligation morale est une donnée irréductible de la raison, dotée dune
valeur universelle. Renouvier suit Kant sur ce point, bien quil se sépare du
formalisme de Kant, jugé trop indifférent à lhomme réel et aux passions de
lagent. Cependant la morale appliquée ne peut se résumer à lapplication de
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ÉTUDES
8. Renouvier. La Science de la morale. Op. cit., vol. I, p. 503.
9. La Critique philosophique, 1872, vol. I, p. 33.
la loi pure. Lobligation sadresse à la conscience individuelle, mais celle-ci ne
peut réagir quen tenant compte des circonstances. Par suite, ce que la morale
exige de lagent, cest quil conforme le fait à la raison «autant que cela est pos-
sible», ou plutôt «autant quen conscience il le juge possible10 ». De là le
recours à un «jugement de possibilité»toujours relatif, consistant à choisir
les moyens daction qui satisferont à lexigence defficacité mais qui s’éloi-
gneront le moins possible de la justice pure.
Ce que Renouvier reproche à Robespierre, cest davoir contourné le
problème au profit dune logique utilitaire. Ce qui est critiqué, au-delà de cet
exemple particulier, cest lidée selon laquelle «la fin justifie les moyens».
«Ce qui nest point juste nest point justifiable11.»Les circonstances font
que lutile peut parfois mordre sur le juste, mais la morale appliquée pose des
limites. Examinant dans La Science de la morale le «droit révolutionnaire»,
Renouvier formule en ce sens quatre remarques qui nous aident à com-
prendre ses considérations sur Robespierre et sur la Révolution française.
Le «droit révolutionnaire»est un «droit de guerre ».
Il doit respecter les règles morales sur lesquelles il repose. La réussite de
laction dépend de la légitimité des principes. «Cest ainsi que par le fait on
a vu saccomplir beaucoup de grandes réformes, toujours préparées dailleurs
par le long et persévérant emploi de moyens daction rigoureusement légiti-
mes12.»
Tout manquement à la loi morale condamne la révolution à l’échec ; la
violence est incapable de faire régner la justice, elle en est lantithèse13.
La conciliation de lefficacité et dune moralité contenue dans les bor-
nes imposées par l’état de guerre, ne peut être cherchée que dans «la double
règle des ménagements et du choix des moyens utiles14 », qui impose des
renoncements15.
Lobligation morale
Dans le vingt-septième numéro de la Critique philosophique, celui du
8août 1872, Renouvier et Pillon publient une sorte de manifeste qui résume
leur position: «La doctrine républicaine, ou ce que nous sommes, ce que
nous voulons.»Les thèses précédentes sont réaffirmées, et le thème du jaco-
binisme sy trouve plus amplement développé.
La Révolution française, disent les auteurs, a fait obstacle à la réalisation
du projet républicain. «Ses incontestables bienfaits, ses justes aspirations et
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10. Renouvier. La Science de la morale. Op. cit., vol. I, p. 505.
11. Ibid., p. 509.
12. Ibid., p. 511.
13. Ibid., p. 511.
14. Ibid., p. 511-512.
15. Le bouleversement de 1789 naurait peut-être pas eu lieu si ces règles avaient été appliquées.
Mais ceci nest pas propre à Renouvier. Kant a été un spectateur enthousiaste (à distance) de la
Révolution française, et pourtant on sait que sa philosophie ne prédisposait pas à la révolu-
tion. Nous remercions Jacques DHondt pour la remarque qui a inspiré cette précision.
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