exception: la transition de la Constituante à l’Assemblée législative. En défen-
dant à ses membres de siéger dans la nouvelle assemblée, la Constituante a
cru accomplir son «devoir», mais ce choix n’est que le triomphe du sentiment
noble sur la raison: en réalité, la nouvelle assemblée avait besoin d’élus com-
pétents et chevronnés; ici, c’est l’utilité qui a été à tort négligée. Renouvier
soulève en somme un problème classique: dans une situation de conflit,
comment accorder la conduite avec les principes sans compromettre le
succès de ces derniers?
Ce problème a été traité par Renouvier en 1869, dans La Science de la
morale. Dans cette œuvre maîtresse, Renouvier opère une distinction capitale.
Le droit rationnel pur suppose l’état de paix, c’est-à-dire l’état des relations
humaines où chacun reconnaîtrait autant de droits à autrui qu’à soi, où, dans
les cas particuliers, on serait d’accord sur les droits et les devoirs des uns et
des autres, où enfin chacun travaillerait avec une égale bonne volonté à rem-
plir ses engagements, sans douter de l’honnêteté d’autrui. L’état de guerre est
celui que livre le spectacle de l’histoire. Il consiste dans des désaccords de faits
et dans la pensée qu’on ne doit pas à autrui ce qu’autrui nous doit. Renouvier
propose une morale appliquée qui ne serait pas un compromis entre l’idéal
et le fait, mais plutôt un moyen efficace d’élever graduellement les rapports
humains vers un état de paix où les droits et les devoirs s’équilibreraient, le
but final étant le passage du droit positif au droit rationnel. Se penchant
alors sur les conditions d’application, Renouvier est amené à préciser plusieurs
points.
La morale appliquée demeure attachée à l’obligation morale, qui en est le
fondement, c’est-à-dire qu’il faut «cultiver la raison, tenir les regards cons-
tamment fixés sur le devoir et l’idéal, et ne jamais souffrir que les faits quels
qu’ils soient apportent la moindre altération dans l’idée de ce qui seul mora-
lement peut et doit être8». Or cette exigence fournit précisément le thème de
l’article. «Chercher consciencieusement ce que la Loi morale commande en
chaque circonstance, et l’accomplir autant qu’on le peut sans se préoccuper
des résultats, toujours complexes dans la vie, plus complexes en politique
que partout ailleurs, impossibles à prévoir, comme l’expérience ne l’a que
trop prouvé, voilà l’Impératif catégorique selon le vocabulaire de Kant […].
Le bien, l’utile et le juste, ou ce qu’on doit, sont des idées qui correspon-
dent à un seul et même objet selon la foi de l’honnête homme. De tous ces ter-
mes, un seul éclaire vivement et immédiatement la conscience: c’est le devoir,
défini par la Loi morale. Il doit donc diriger la conduite9.»
L’obligation morale est une donnée irréductible de la raison, dotée d’une
valeur universelle. Renouvier suit Kant sur ce point, bien qu’il se sépare du
formalisme de Kant, jugé trop indifférent à l’homme réel et aux passions de
l’agent. Cependant la morale appliquée ne peut se résumer à l’application de
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ÉTUDES
8. Renouvier. La Science de la morale. Op. cit., vol. I, p. 503.
9. La Critique philosophique, 1872, vol. I, p. 33.