article en pdf - Revue trimestrielle des droits de l`homme

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UN RENOUVEAU
DU « DROIT D’INTERVENTION HUMANITAIRE » ?
VRAIS PROBLÈMES, FAUSSE SOLUTION
Les événements du Kosovo ont réactualisé l’ancien débat sur
l’existence d’un « droit d’intervention humanitaire », qui permettrait
aux Etats d’intervenir militairement pour mettre fin à de graves
violations des droits de l’homme, en dépit de l’absence d’une résolution du Conseil du sécurité les y autorisant. Les discussions ont
d’abord porté sur la légalité de l’action de l’OTAN, les uns considérant que le droit international avait été bafoué, les autres qu’il
avait évolué à l’occasion de la crise ( 1). Mais, au-delà de cette
controverse particulière, c’est tout le problème éthique de la légitimité de ce type d’action qui est une fois de plus posé, en particulier
dans une société internationale dont chacun s’accorde à relever
qu’elle est en pleine mutation. Les débats ont cependant été obscurcis par des réactions passionnelles qui ont parfois mené à un dialogue de sourds. L’épisode de la guerre du Kosovo est emblématique
à cet égard, tant il a donné lieu à des controverses au sein desquelles
étaient régulièrement confondus analyse juridique, tentative d’explication sociologique ou politique, et réflexion d’ordre philosophique.
Le premier objet de cette étude est, dans un souci de clarification
de la problématique, de donner des outils permettant de mieux distinguer ces différents plans d’analyse de manière à permettre à chacun d’opérer une réflexion et des choix aussi rationnels que possible.
A cet effet, on distinguera soigneusement les questions suivantes :
(1) La très grande majorité de la doctrine a estimé l’intervention illicite, même
si certains auteurs se sont interrogés par ailleurs sur sa légitimité ; voy. p. ex.
N. Ronzitti, « Aerei contro la Repubblica federale di Iugoslavia e Carta delle
Nazioni Unite », Riv. dir. int., 1999, pp. 476 et ss.; B. Simma, « NATO, the UN and
the Use of Force : Legal Aspects », European Journal of Int. Law, 1999, pp. 1-22;
M. Spinedi, « Uso della forza da parte della NATO in Jugoslavia e diritto internazionale », Quaderni Forum, 1998, pp. 23 et s. ; M. Kohen, « L’emploi de la force et la
crise du Kosovo : vers un nouveau désordre international », Rev. belge de droit international, 1999-I, pp. 122 et s. ; N. Valticos, « Les droits de l’homme, le droit international et l’intervention militaire en Yougoslavie », Rev. gén. dr. int. pub., 2000, pp. 5
et s.; D. Momtaz, « ‘ L’intervention d’humanité’ de l’OTAN au Kosovo et la règle du
non-recours à la force », Rev. int. Croix Rouge, 2000, pp. 89 et s.
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— le « droit d’intervention humanitaire » est-il conforme au droit
international existant ? (perspective strictement juridique) ;
— comment peut-on expliquer les difficultés que rencontre le
« droit d’intervention humanitaire » pour s’imposer au sein de la
communauté internationale ? (perspective que l’on pourrait qualifier de sociologique ou de politique) ;
— peut-on sur cette base appréhender sereinement le problème
éthique que soulève ce « droit d’intervention » ? (perspective résolument philosophique).
Pour la résumer en quelques mots, notre thèse est que le droit
international répugne à admettre l’hypothèse d’un « droit d’intervention humanitaire » (I). Il ne s’agit pas là de quelque décision
arbitraire et frileuse de quelques Etats, mais d’un choix politique lié
aux particularités de la société internationale actuelle (II). Dans ces
circonstances, il est important de (re)définir la question éthique en
la décomposant en plusieurs choix au sujet desquels chacun sera
amené à se positionner sur le plan éthique (III).
I. — Le maintien d’un régime juridique
non-interventionniste
On sait que le droit international classique permettait aux Etats
d’exercer une souveraineté presque absolue sur leur propre territoire. La création d’un droit des conflits armés, bientôt appelé
« droit humanitaire », ainsi que les progrès considérables de la protection des droits de la personne après la Deuxième Guerre mondiale, ont rendu cette conception obsolète ( 2). En s’engageant à respecter des droits fondamentaux comme le droit à la vie ou au respect de l’intégrité physique, l’interdiction de la torture ou du génocide, ou encore l’abolition de l’esclavage ou du travail forcé, les
Etats ont renoncé à s’opposer à un « droit de regard » porté de l’extérieur concernant le respect de ces droits. En ce sens, le respect des
droits de l’homme est parfaitement compatible avec l’axiome de la
souveraineté, comme d’ailleurs avec le principe de non-intervention.
C’est souverainement que chaque Etat a accepté de s’engager, par
la voie de la ratification d’un traité ou de la participation à l’élaboration d’une coutume. Il ne peut donc ensuite invoquer ses « affaires
(2) Les quelques lignes qui suivent constituent une synthèse de notre ouvrage,
rédigé en collaboration avec Pierre Klein, Droit d’ingérence ou obligation de réaction ?
Les possibilités d’action visant à assurer le respect des droits de la personne face au principe de non-intervention, Bruxelles, Bruylant et éd. U.L.B., 2 e éd., 1996.
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intérieures » pour s’opposer à des tentatives visant à ce qu’il respecte ses engagements en matière de droits de l’homme. Juridiquement, une action visant à faire respecter des droits internationalement protégés ne constitue pas une ingérence, et n’est donc pas
contraire au droit international ( 3). Ainsi peut-on, dans certains
conditions et moyennant le respect de certaines procédures, attraire
un Etat devant une juridiction internationale, prendre contre lui
des mesures de rétorsion (en matière diplomatique par exemple),
voire des mesures de représailles — désignées comme des « contremesures légitimes » —, en matière économique notamment ( 4).
Cela ne signifie évidemment pas que chaque Etat puisse réagir à
sa guise à des violations des droits de l’homme commises par un
autre. Il en va tout particulièrement ainsi en matière militaire, où
la seule possibilité de mener une action humanitaire offensive est, si
l’on excepte l’hypothèse exceptionnelle où l’on agirait par ailleurs
pour réagir à une agression (légitime défense), celle de l’autorisation
donnée par le Conseil de sécurité dans le cadre de ses pouvoirs en
matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales.
Dans des cas comme ceux de la Bosnie-Herzégovine, de la Somalie,
ou (quoique fort tardivement) du Rwanda, le Conseil a effectivement adopté des résolutions autorisant en substance les Etats à user
de « tous les moyens nécessaires » pour assurer une assistance humanitaire, ce que certains n’ont, de manière plus ou moins prompte et
réussie, pas manqué de faire ( 5). En dehors de cette hypothèse, qui
suppose comme on le sait qu’aucun membre permanent n’exerce son
droit de veto, l’action armée unilatérale reste interdite, et sera
considérée au mieux comme de la justice privée menée en dehors de
toutes les procédures existantes et par conséquent incompatible
avec la notion même d’ordre juridique.
L’intervention au Kosovo a-t-elle suscité une évolution des règles
juridiques sur ce point ? C’est parfois ce qui a été prétendu, dans la
mesure où les puissances intervenantes se sont appuyées sur des
motifs humanitaires, et où elles n’ont été condamnées, ni par le
Conseil de sécurité ni, a-t-on entendu, par l’immense majorité des
(3) Voy. p. ex. la résolution de l’Institut de droit international sur « la protection
des droits de l’homme et le principe de non-intervention dans les affaires intérieures
des Etats », Ann. I.D.I., 1990, sp. pp. 338-344.
(4) Voy. nos développements dans Olivier Corten et Pierre Klein, « L’assistance
humanitaire face à la souveraineté des Etats », Rev. trim. dr. h., 1992, pp. 343-364.
(5) Voy. nos développements dans Olivier Corten et Pierre Klein, « L’autorisation de recourir à la force à des fins humanitaires : droit d’ingérence ou retrour aux
sources? », European Journal of International Law, 1993, pp. 506-533.
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Etats ( 6). Cette thèse s’avère à l’analyse extrêmement fragile, et ce
pour trois raisons au moins.
D’abord, les puissances intervenantes elles-mêmes n’ont évoqué
les considérations humanitaires que sur un plan éthique ou politique, en vue de convaincre les opinions publiques, mais elles sont
loin d’avoir développé une argumentation strictement juridique
axée sur le « droit d’intervention humanitaire ». Dans le cas du
Kosovo, le raisonnement juridique a plutôt consisté à interpréter
très largement les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité en
1998, en y voyant une forme d’« autorisation implicite » apte à légaliser l’intervention ( 7). Au-delà des difficultés suscitées par ce type
d’argument, on relèvera que le principe même de la nécessité d’une
autorisation du Conseil de sécurité n’a nullement été remis en cause
ce qui, paradoxalement, peut être considéré comme une forme de
renforcement du droit existant ( 8). Plusieurs Etats membres de
l’OTAN ont du reste tenu à préciser, une fois la guerre terminée,
que le Kosovo ne pouvait en aucune manière constituer un précédent susceptible de menacer l’indispensable autorité du Conseil de
sécurité ( 9).
Ensuite, et en tout état de cause, il est évident qu’on a considérablement exagéré en prétendant que l’immense majorité des Etats
avait appuyé l’intervention. Il est en effet incontestable qu’un
grand nombre d’Etats ont explicitement condamné l’intervention
de l’OTAN, sans du reste pour autant cautionner les violations des
droits de l’homme commises par les autorités serbes et yougoslaves.
Tel n’a pas seulement été le cas d’Etats comme Cuba ( 10), la Libye,
(6) J. Currie, « NATO’s Humanitarian Intervention in Kosovo : Making or Breaking International Law ? », Canadian Yearbook of International Law, 1998, not.
p. 303.
(7) Voy. p. ex. les discussions qui ont eu lieu au sein du Conseil de sécurité les
24 mars (ONU, Communiqué de presse CS/1035) et 26 mars 1999 (ONU, Communiqué de presse CS/1036). Voy. aussi les propos tenus par Jean-Bernard Raimond, parlementaire français, lors des débats qui se sont déroulés au sein de l’Assemblée nationale française le 26 mars 1999, Compte-rendu analytique officiel, Sess. ord. 19981999, 79 e jour, 203 e.
(8) Voy. notre étude; « Human Rights and Collective Security : Is There and
Emerging Right of Humanitarian Intervention ? », à paraître dans Collected Courses
of the Academy of European Law, 1999 (Oxford University Press).
(9) Voy. F. Dubuisson, « La problématique de la légalité. Enjeux et questionnements » in O. Corten et B. Delcourt (eds.), Droit, légitimation et politique extérieure.
L’Europe et la guerre du Kosovo, Bruxelles, Bruylant et ed. U.L.B., coll. droit international, sous presse.
(10) CS/1036, 26 mars 1999, p. 10.
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l’Iran ou l’Iraq, d’Etats issus de l’éclatement de l’ex-U.R.S.S. ( 11),
ou encore de l’Afrique du Sud ( 12), de la Namibie ( 13) ou du
Gabon ( 14). La majorité des Etats latino-américains (Argentine,
Brésil, Chili, Pérou, Venezuela, Bolivie, Colombie, Paraguay, Equateur, Uruguay, Panama, Costa Rica, Mexique) ont, dès le lendemain
du déclenchement de la guerre, adopté un communiqué au sein du
« Groupe de Rio », dans lequel ils condamnaient l’action de
l’OTAN...
« Los paises miembros del Grupo de Rio manifestan su preoccupacion por el inicio de ataques aéreos en contra de objetivos serbios
por parte de la Organizacion del Tratado del Atlantico del Norte
(OTAN) y, en especial, por el hecho de que no se ahyan encontrado vias de solucion pacifica, conforme al derecho internacional,
al diferendo existente entre las distintas partes involucradas en el
conflicto en Kosovo [...]. Ademas, el Grupo de Rio lamenta que
se haya recurrido al uso de la fuerza en esa region balcanica, sin
observar lo dipuesto en los Articulos 53 (fraccion primera) y 54
de la Carta de Naciones Unidas [...] » ( 15).
Quant aux Etats qui n’ont pas pris clairement position sur la
question, il est évidemment difficile d’interpréter leur opinio juris.
Il serait cependant à tout le moins étonnant de considérer qu’ils
remettent en cause des règles existantes auxquelles continuent formellement de se référer les puissances intervenantes elles-mêmes.
Enfin, on relèvera que bon nombre d’Etats ont tenu à adopter
une position de principe en ce même sens. On insistera en particulier
sur l’importante Déclaration émise le 24 septembre 1999 par les
ministres des Affaires étrangères de 132 Etats, adoptée dans le
cadre du « Groupe des 77 », et par laquelle
(11) Décision de l’Assemblée interparlementaire des Etats membres de la C.E.I.
du 30 avril 1999 (Arménie, Bélarus, Kazakhstan, Kirghizie, Moldova, Russie, Tadjikistan, Ukraine) qui condamne l’intervention militaire et demande à la Yougoslavie
de résoudre pacifiquement le conflit au Kosovo ; Annexe à la lettre du 21 avril 1999
adressée au Secrétaire général par le représentant de la Russie auprès de l’ONU, A/
53/920 ; S/1999/461.
(12) Le Monde, 3 avril 1999. La position de certains Etats n’est par ailleurs pas
toujours aisée à établir. Dans certains cas (comme la République tchèque), le chef
d’Etat et le gouvernement on adopté des positions radicalement différentes, le premier approuvant et le second condamnant l’intervention (Le Monde, 31 mars 1999,
p. 4).
(13) CS/1035, 24 mars 1999, p. 8.
(14) Ibid.
(15) GRIO/SPT-99/10; transmis au Conseil de sécurité par le représentant permanent du Mexique par une lettre du 26 mars 1999, A/53/884-S/1999/347.
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« The Ministers stressed the need to maintain clear distinctions
between humanitarian assistance and other activities of the United
Nations. They rejected the so-called right of humanitarian
intervention, which has no basis in the UN Charter or in international law. The Ministers stressed the need for scrupulously
respecting the Guiding Principles of Humanitarian Assistance
outlined in the Annex to the General Assembly resolution 46/
182 » ( 16).
Les termes soulignés sont exempts de toute ambiguïté et expriment les vues de la très grande majorité de la « communauté internationale ».
Ces divers éléments contribuent sans doute à expliquer que l’intervention des Etats membres de l’OTAN a assez clairement été
condamnée par :
— la Cour internationale de justice, dans un obiter dictum précédent
son refus d’indiquer des mesures conservatoires demandées par
la Yougoslavie pendant la guerre ( 17) ;
— la Sous-commission de la protection et la protection des droits
de l’homme de l’ONU, dans une résolution adoptée le 20 août
1999 ( 18) ;
— la très grande majorité de la doctrine ( 19).
Il semble donc bien que, sur un plan strictement juridique, il soit
extrêmement difficile de prétendre non seulement que le droit d’intervention humanitaire existe, mais aussi qu’il serait en voie d’être
accepté par un nombre significatif d’Etats. On peut évidemment
s’interroger sur les raisons de ces réticences, ce qui nous mène à la
deuxième interrogation que nous avons mentionnée en introduction.
(16) Nous soulignons, par. 69 et 70 ; Déclaration émise à l’occasion du 35 e anniversaire de la création du « groupe des 77 » ; consultable notamment sur le site de
cette organisation (http://www.g77.org/Docs/Decl1999.html). Rappelons que l’annexe de la rés. A.G. 46/182 du 19 décembre 1991, prévoit notamment que « la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’unité nationale des Etats doivent être pleinement
respectées conformément à la Charte des Nations Unies » (§ 3).
(17) Ordonnances du 2 juin 1999, Yougoslavie c. Allemagne, §§ 16, 18, 35, 36 et 37;
Yougoslavie c. Belgique, §§ 17, 19, 48, 49 et 50 ; Yougoslavie c. Canada, §§ 16, 18, 44,
45 et 46 ; Yougoslavie c. Etats-Unis, §§ 16, 18, 31, 32 et 33 ; Yougoslavie c. Italie, §§ 16,
18, 36, 37 et 38 ; Yougoslavie c. Espagne, §§ 16, 18, 37, 38 et 39 ; Yougoslavie c. France,
§§ 16, 18, 36, 37 et 38; Yougoslavie c. Pays-Bas, §§ 17, 19, 48, 49 et 50 ; Yougoslavie
c. Portugal, §§ 16, 18, 47, 48 et 49 ; Yougoslavie c. Royaume-Uni, §§ 16, 18, 40, 41 et
42.
(18) Doc. ONU, E/CN.4/sub.2/1999/L.11.
(19) Voy. les références supra, note 1.
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II. — Les raisons du maintien d’un régime
prohibitif en matière militaire
Nous venons de constater que les Etats latino-américains étaient
parmi ceux qui ont réagi le plus vigoureusement pour rappeler la
nécessité de respecter le principe de non-recours à la force tel qu’il
est inscrit dans la Charte des Nations Unies. Pour surprenant qu’il
soit à première vue (dans la mesure où ces Etats sont généralement
catalogués comme faisant partie intégrante — ou à tout le moins
comme représentant des alliés privilégiés — du « monde occidental »), le constat se comprend fort bien à la lecture de l’Histoire. Les
anciennes colonies ibériques ont en effet, dès la proclamation de la
doctrine Monroe, toujours été à la pointe des revendications des
Etats soucieux de se protéger contre les interventions intempestives
de leurs puissants voisins ( 20). C’est en ce sens que l’on relève classiquement que les considérations humanitaires ont historiquement
fourni une argumentation à nombre d’opérations militaires visiblement guidées en fait par de tout autres objectifs ( 21). Telle a toujours été, à tort ou à raison, la crainte qu’a suscitée la proposition
de l’introduction d’un « droit d’intervention humanitaire » auprès
des pays les plus faibles, et on ne s’étonnera donc pas davantage de
la clarté de la position défendue par le « groupe des 77 » quelques
mois à peine après la fin de la guerre du Kosovo.
Cette crainte est d’ailleurs largement partagée par d’autres Etats,
pour des raisons que l’on comprendra aisément à la lecture de cette
déclaration du ministre allemand des Affaires étrangères :
« Des ‘ interventions humanitaires ’ pourraient apparaître dans
la pratique à l’extérieur du système des Nations Unies. Ce serait
très problématique. L’intervention au Kosovo a eu lieu dans une
situation où le Conseil de sécurité avait les mains liées, tous les
efforts déployés en faveur d’une solution pacifique ayant échoué
[...]. Cette démarche que seule justifie cette situation particulière
ne doit toutefois pas créer de précédent qui affaiblirait le monopole
détenu par le Conseil de sécurité pour autoriser l’emploi de la force
à des fins légales à l’échelon international, et a fortiori donner
carte blanche pour l’emploi extérieur de la force sous le prétexte de
(20) Voy. à ce sujet l’ouvrage de J. Noel, Le principe de non-intervention. Théorie
et pratique dans les relations inter-américaines, Bruxelles, Bruylant et ed. U.L.B.,
1981.
(21) Voy. p.ex. J.M. Sorel, « Le devoir d’ingérence : longue histoire et ambiguïté
constante », Rel. int. et strat., 1991, pp. 95 et s.
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fournir une aide humanitaire. Ce serait ouvrir la porte à l’arbitraire et à l’anarchie et nous replongerait dans le monde du
XIX e siècle » ( 22).
On sait en effet que le droit international admettait jusqu’au
début du XX e siècle les interventions militaires qui pouvaient être
justifiées, par le biais d’une déclaration de guerre, par des « motifs
légitimes », ceux-ci étant définis et interprétés par les puissances
intervenantes elles-mêmes ( 23). La souplesse du régime correspondait sans doute à une époque où les puissances impérialistes poursuivaient la conquête de ce qu’elles appelaient alors des « territoires
sans maîtres », ce qui n’allait pas sans occasionner de fréquents
conflits. Cette souplesse est, dans un monde où les rapports de force
et de domination se déploient dans un monde économique soucieux
de sécurité, de stabilité et de prévisibilité, nettement moins fonctionnelle. Aussi peut-on comprendre qu’il soit dans l’intérêt de l’ensemble des Etats d’éviter les dérives en limitant autant que possible
les interventions militaires, et en refusant de consacrer un « droit
d’intervention » qui reviendrait finalement à un retour au régime
juridique du XIX e siècle.
A moins de concevoir une réforme du droit existant qui permettrait à la fois de maintenir une interdiction de principe, et d’élargir
les possibilités d’action lorsqu’un blocage politique s’oppose à une
intervention humanitaire urgente et impérieuse. Les difficultés suscitées par les réflexions effectivement menées à ce sujet ne sont
cependant pas minces. En pratique, les auteurs favorables au droit
d’intervention élaborent des critères sur lesquels ils ne s’entendent
pas toujours, et qui donnent tous lieux à une grande subjectivité
dans leur interprétation ( 24). La suggestion récemment avancée par
Antonio Cassese illustre parfaitement les difficultés de la formulation d’une nouvelle règle. ( 25) Selon l’éminent juge du Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie, un droit d’intervention
(22) Nous soulignons; Discours prononcé par J. Fischer, ministre allemand des
Affaires étrangères, à la 54 e session de l’Assemblée générale des Nations Unies, le
22 septembre 1999, http://www.nato.int/ germany/reden/s990922c.html.
(23) Voy. notre étude, « Droit, force et légitimité dans une société internationale
en mutation », Revue interdisciplinaire d’études juridiques (Bruxelles), 1996, pp. 71112.
(24) Pour plus de détails, voy. notre étude ; « Peut-on définir un nouveau droit
d’intervention humanitaire ? », Dialogues. Revue internationale d’arts et de Sciences
(Paris), 1999, n os 31-32, pp. 200-217.
(25) A. Cassese, « Ex iniuria ius oritur : Are We Moving towards International
Legitimation of Forcible Humanitarian Countermeasures in the World Community? », E.J.I.L., 1999, p. 27.
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humanitaire pourrait, à l’avenir, être légitime moyennant la réunion
de six conditions :
1 o des violations graves et flagrantes des droits de la personne,
équivalant à un véritable crime contre l’humanité ;
o
2 le refus systématique de la part de l’Etat concerné de coopérer
avec les organisations internationales, en particulier l’ONU ;
3 o le blocage du Conseil de sécurité, qui n’a pu que condamner ou
déplorer la situation, tout en la qualifiant de menace contre la
paix et la sécurité internationales ;
4 o l’épuisement de toutes les voies pacifiques et diplomatiques ;
5 o l’organisation d’une action armée par un groupe d’Etats, et non
d’une seule puissance hégémonique, avec l’appui, ou en tout cas
l’absence d’opposition, de la majorité des Etats membres de
l’ONU;
6 o la limitation de l’intervention militaire à ce qui est strictement
nécessaire pour atteindre les objectifs humanitaires.
Si on confronte ces conditions au cas du Kosovo, toute la difficulté est évidemment d’appliquer les conditions 1 (encore que l’on
pourrait considérer qu’elle est présumée remplie), et surtout 2, 4, 5
et 6. Pour chacune d’entre elles, aucune réponse indiscutable ne
s’impose ( 26) et on se souviendra des diverses controverses qui ont
éclaté sur chacun de ces points. En définitive, le critère décisif sera,
comme dans la définition de toute règle de droit international, de
déterminer qui aura le pouvoir d’interpréter et de qualifier la situation. C’est donc la troisième condition qui est décisive mais, ce qui
est important à relever à ce stade, c’est qu’on doit se placer dans
l’hypothèse où on est en présence d’une règle générale qui préexiste
à l’intervention. Ce qui signifie que, par hypothèse, chaque Etat
membre du Conseil de sécurité serait conscient qu’en condamnant
ou en déplorant de graves violations des droits de l’homme, et en
qualifiant la situation de menace contre la paix, il autoriserait
implicitement un groupe d’Etats à intervenir sans plus pouvoir évaluer à l’avenir l’opportunité d’une intervention. Le problème du
veto n’est donc nullement évacué par cette proposition ; il est seulement déplacé, au moment de la qualification des faits. Pratiquement, le système peut avoir pour effet de multiplier les oppositions
à l’adoption de toute résolution fondée sur le chapitre VII, et donc
aboutir à des effets contraires à ceux qui sont recherchés.
(26) Tel ne semble pas être l’opinion de A. Cassese, qui conclut assez rapidement
qu’elles sont réunies, ibid., pp. 28-29.
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Les difficultés d’une nouvelle définition semblent bien renvoyer à
ce qui constitue un véritable dilemme : soit les puissances intervenantes décident elles-mêmes de la réunion des critères sélectionnés,
avec tous les risques d’abus que cela comporte, soit on passe par
une procédure au sein de l’ONU, ce qui, en définitive, consiste à rester dans le cadre juridique existant.
Finalement, ces difficultés de conceptualisation constituent une
raison de plus qui explique la réticence de l’ensemble des Etats à
modifier le régime juridique consacré dans la Charte de l’ONU, ce
dont il importe assurément de tenir compte si l’on réfléchit à la légitimité d’une « intervention humanitaire » particulière.
III. — La question éthique : légitimité substantielle
et légitimité procédurale
d’une « intervention humanitaire »
Au-delà de l’état du droit existant et des raisons qui en expliquent le maintien, la question éthique met en jeu de tout autres
types de considérations. On peut parfaitement estimer une action
illicite, et comprendre pourquoi la règle de droit s’y oppose, mais
estimer que cette action est moralement légitime. Chacun aura à ce
sujet un cadre de référence propre, et il n’est pas question ici de prétendre proposer une solution univoque à une problématique aussi
complexe. Tout au plus tentera-t-on de distinguer les alternatives
qui se poseront à quiconque cherche à se forger un jugement aussi
réfléchi que possible lorsqu’il est confronté à des cas aussi différents
que ceux du Kosovo, de la Tchétchénie, du Timor oriental ou de la
Sierra Leone. Ces alternatives sont au moins au nombre de trois.
La première concerne les relations entre légalité et légitimité ( 27).
Une première option, que l’on pourrait qualifier comme ressortant à de l’« idéologie juridique », consiste à confondre les deux
cadres de référence. Ainsi, une action ne sera légitime que si et dans
la mesure où elle est légale. Le droit incarne donc l’éthique, et c’est
le juriste qui remplace le philosophe, car qui mieux que lui sera apte
à aborder et à analyser les problèmes techniques que peut soulever
(27) Pour des précisions et développements, voy. Olivier Corten et Barbara Delcourt, « Droit, légitimation et politique extérieure : précisions théoriques et méthodologiques » in Droit, légitimation et politique extérieure. L’Europe et la guerre du
Kosovo, précité, ainsi que, « Portée et limite de l’argument légaliste dans le débat sur
la guerre du Kosovo », La Revue nouvelle (Bruxelles), novembre 1999, pp. 106-114.
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une action militaire particulière (comme par exemple l’existence, la
validité, la portée et l’interprétation d’une résolution pertinente du
Conseil de sécurité). On retrouve dans une large mesure ce qui est
désigné aujourd’hui comme la doctrine de l’« Etat de droit », basée
sur l’idée que le respect du droit et des procédures constitue la
valeur suprême dans une démocratie ( 28). Dans cette optique, la
guerre du Kosovo était illégale, donc illégitime, ou légale, donc légitime, mais en aucun cas on ne pourrait prétendre contourner les
règles juridiques établies sur la base de considérations morales.
La deuxième branche de l’alternative consiste au contraire à refuser de se soumettre au seul test de la légalité, et à assumer les jugements de valeur que l’on estime fondés, le cas échéant au prix d’un
certain écart par rapport au droit existant. Cette deuxième option
paraîtra bien sûr plus délicate, puisqu’elle semble ouvrir la voie à
une plus grande subjectivité. Il faut cependant relativiser l’objectivité que revêt le raisonnement juridique, dont on sait qu’il laisse
lui-même la place à de larges possibilités d’appréciation, ce qui
explique que les juristes sont loin de trancher tous dans le même
sens lorsque survient la question de la légalité d’une action militaire
particulière. Dans cette perspective, on ne peut en tout état de
cause échapper à une réflexion éthique susceptible de guider l’appréciation de la légitimité comme de la légalité. En d’autres termes,
ce n’est plus le critère de la légalité qui permet de résoudre le problème de la légitimité, mais c’est tout l’inverse qui se produit : on
se demandera d’abord si un acte est légitime pour, ensuite, interpréter le droit en tentant de la légaliser. Encore que, si on estime l’opération trop hasardeuse, on puisse parfaitement conclure que telle
intervention illégale est néanmoins légitime.
Une deuxième alternative est celle qui oppose, pour reprendre les
termes de Max Weber, l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ( 29).
La première notion renvoie à une réflexion basée sur la conformité d’un acte à des principes ou valeurs considérées comme impérieuses. On considérera par exemple que l’intervention s’impose
parce que l’on ne peut rester passif devant des exactions aussi manifestement contraires aux considérations élémentaires d’humanité :
c’est ce qu’on appellera spécifiquement non pas un droit mais un
« devoir d’ingérence », parfois explicitement désigné comme un
(28) Voy. à ce sujet J. Chevalier, L’Etat de droit, Paris, Montchrestien, 1994.
(29) M. Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 10/18, 1963, pp. 206 et s.
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« impératif moral ». Dans cette optique, le choix éthique s’impose
par principe quelles que soient les risques de l’opération, ou plus largement ses conséquences sur le terrain ( 30).
Tel n’est pas le cas si l’on entre dans une logique reposant sur la
logique de la responsabilité, qui est le propre de la sphère politique.
Le responsable ne peut plus alors se contenter de constater que des
valeurs sont bafouées, mais doit intégrer dans son raisonnement les
conséquences pratiques de l’action envisagée. Il s’agit alors d’évaluer en termes de proportionnalité les avantages et inconvénients de
l’action ou de l’inaction, et le cas échéant de réitérer l’opération au
sujet d’une autre action qu’il reste alors à concevoir.
La guerre du Kosovo illustre assez bien les choix que cette alternative entraîne. C’est essentiellement en termes d’éthique de la
conviction que les justifications du déclenchement de la guerre ont
été avancées. La faiblesse des résultats atteints en matière de protection des droits de la personne (déportations massives, exactions
de tous ordres, poursuite du nettoyage ethnique y compris après la
fin du conflit) rend en revanche difficilement justifiable l’opération
sur le plan de l’éthique de la responsabilité, et ce alors même que
ces excès n’ont, sauf exception, pas été le fait des puissances intervenantes elles-mêmes. Encore que l’on pourrait prétendre que, à
plus long terme et à plus large échelle, les conséquences de l’opération se révéleront bénéfiques...
Ces questions sont évidemment délicates, et on mesure toute la
diversité des appréciations qu’il est possible de porter dans chaque
cas particulier, ce qui nous mène à la troisième alternative d’ordre
éthique, celle qui distingue une légitimité substantielle d’une légitimité
procédurale ( 31).
Sur un plan substantiel, on considérera qu’une action est fondamentalement légitime si elle est conforme à des valeurs qu’on estime
personnellement supérieures et impérieuses. On agira alors parce
qu’on a fondamentalement raison, et que l’autre a fondamentalement tort. Quant aux oppositions et contestations, elles ne pourront
être prises en compte, presque par essence : la Chine est un Etat
(30) Cette forme d’éthique s’envisage donc de manière relativement indépendante
de la question de l’efficacité de l’intervention ; voy. à ce sujet E. Goemare et F. Ost,
« L’action humanitaire : Questions et enjeux », La Revue nouvelle, novembre 1996,
pp. 91 et s.
(31) Le concept de légitimité procédurale a été développé par diverses théories
contemporaines de la justice. On se reportera notamment aux travaux de Jürgen
Habermas, et en particulier à Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997.
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communiste, la Russie un Etat slave. Dans ce contexte, une procédure n’a aucun sens, en tout cas à l’échelle universelle. Dans le cas
du Kosovo, on écarte ainsi non seulement le Conseil de sécurité,
mais aussi l’Assemblée générale, et encore la Cour internationale de
justice, dont on conteste résolument la compétence. Puisqu’on a
fondamentalement raison, ces procédures sont « inadaptées » ou
« dépassées ». On cherchera dans ce contexte à obtenir une légitimation à l’échelle universelle, au sein de l’ONU (comme dans le cas de
la guerre du Golfe) ou, à défaut, à une échelle régionale, par
exemple au sein de l’OTAN (cas de la guerre du Kosovo). A défaut
de toute autorisation en provenance d’organisation, on en sera
réduit à agir de manière unilatérale, à l’instar des Etats-Unis en
Iraq (interventions militaires de 1998 et 1999), en Afghanistan ou
au Soudan.
Une deuxième option est celle de la légitimité procédurale. Si on
prend acte, et qu’on respecte, la diversité des jugements en termes
de valeur, la légitimité sera obtenue grâce à une procédure au cours
de laquelle un débat aura été mené entre divers protagonistes qui
auront pu, chacun au même titre, défendre sa position. On
recherche une procédure d’objectivation apte à arbitrer les oppositions, et à transformer des prétentions à la légitimité en légitimité
désormais opposable à tous les membres de la communauté concernée. Bien sûr, le débat porte aussi sur les modalités de la procédure.
Les organisations internationales peuvent alors jouer un rôle, non
plus sur celui de la légitimation, mais sur celui de la légitimité. C’est
par hypothèse la procédure qu’elles instituent qui sera susceptible,
particulièrement dans une société internationale encore marquée
par la diversité culturelle et axiologique, de produire une décision
« légitime ». Cela n’empêche pas que l’on débatte d’une réforme de
ces procédures mais, loin de chercher à exclure des Etats du processus de discussion, on cherchera plutôt à en étendre le nombre, et
surtout à rechercher — et non à exclure — une diversité des
cultures et des opinions. C’est d’ailleurs en ce sens que les débats
actuels sur le droit de veto semblent menés. Personne ne prétend
qu’il faudrait désormais réserver ce droit aux seuls Etats occidentaux en raison de leurs qualités essentielles supposées intangibles.
C’est plutôt dans le sens d’un élargissement que les discussions se
poursuivent, même si l’acquisition du droit de veto par plusieurs
pays du Tiers monde continue de poser problème.
Finalement, on relève que l’idée d’un « droit d’intervention humanitaire », si elle n’apporte certainement en soi aucune solution aux
problèmes de conscience que l’on ne peut manquer de se poser régu-
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lièrement en termes éthiques ou politiques, pose de véritables questions dont l’objet de ce texte était de montrer l’importance et la
complexité. Il appartient évidemment à chacun de trancher en fonction de son cadre de références philosophique, ainsi que des circonstances particulières propres à chaque intervention militaire. Il faut
cependant être conscient que le discours sur l’« ingérence humanitaire » renvoie à une éthique très spécifique, que l’on peut comprendre en reprenant les trois clivages évoqués ci-dessus. En premier lieu, c’est clairement en termes de légitimité plutôt que de
légalité au sens strict que la question est posée, mais avec une
nuance importante ; il ne s’agit pas d’assumer un appel à la justice
pour contourner les règles juridiques, mais plutôt de considérer que
ces règles doivent être interprétées par référence à des valeurs que
l’on estime essentielles et fondamentales. Dans une rhétorique clairement jusnaturaliste, on en appelle alors à une « guerre pour le
droit », le droit étant ici entendu comme le droit qui s’impose parce
qu’il est juste (droit naturel) et non comme un droit produit par la
volonté des Etats (droit positif). Dans cette perspective, l’intervention s’impose, parce qu’elle est juste : c’est résolument une éthique
de la conviction, et une légitimité exclusivement substantielle, qui
sont mobilisées. L’arrière plan éthique du discours sur l’ingérence
humanitaire s’apparente en définitive à une forme de messianisme
assez proche de celle qui prévalait au XIX e siècle, au cours duquel
les Etats dits « civilisés » — on dira aujourd’hui les « Etats de
droit » — imposaient leurs critères de légitimité sans aucune forme
d’objectivation de type universel, les procédures de supervision en
matière de maintien de la paix étant encore inexistantes. Avec les
résultats que l’on sait, y compris — et surtout — sur le plan de la
protection des droits de l’homme...
Olivier CORTEN
Chargé de cours à l’Université libre
de Bruxelles,
Centre de droit international et de sociologie
appliquée au droit international
✩
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