Je crois que cette sensation que nous connaissons tous, c'est quelque chose qui nous est
donné par notre existence biologique ou neurobiologique. C'est certainement quelque
chose qui nous a aidés, pas nous personnellement mais nos ancêtres, les homénides qui
nous ont précédés, à avoir la capacité de planifier ensemble avec les autres, avec la
conviction qu'ils seront là pour bénéficier des résultats des actes qu'ils commettent
maintenant. Et ça, c'est un avantage de l'être humain, un être très très sociable, qui a la
capacité de projeter dans l'avenir et de se souvenir des actes qu'il a commis dans le passé.
Et c'est peut-être l'avantage pour la survie qui a permis aux êtres humains d'être aussi
"successfull", d'avoir réussi à dominer le monde. Ceci, c'est un avantage pour nous, mais
certainement pas pour les autres ni pour l'environnement.
Mais cette capacité de réfléchir, d'agir d'une telle façon a certainement donné beaucoup
d'avantages pour l'espèce humaine.
La nature de bouddha est une capacité qui va contre cette façon de penser, de s'identifier,
d'agir qui est donnée par notre organisme biologique. Ce que je dis est un peu spéculatif.
Je ne suis pas un scientifique. Mais j'ai l'impression qu'à un moment donné, dans
l'évolution des êtres humains, on est arrivé à développer la capacité d'être conscient de soi.
Ce qui est une chose que les autres animaux probablement ne possèdent pas. A un
moment donné, nous sommes devenus étonnés, surpris, confus d'être des êtres avec un
passé et un futur et des êtres qui iront certainement mourir à un moment donné dans le
futur. Nous sommes devenus conscients et cette conscience d'être conscient de soi est
vraiment spécifique à notre existence humaine. Ça nous a donné la capacité de poser des
questions telles que : "Qui suis-je ? Quel est le but de l'existence humaine ? Qu'est-ce que
la réalité ? Qu'est-ce que le sens de tout ça ?" Ce qui veut dire que nous avons atteint la
capacité de nous abstraire des données biologiques et d'avoir une perspective beaucoup
plus large. Le Bouddha disait, juste après son éveil, que le dharma qu'il avait découvert est
quelque chose qui va contre le courant. Le courant ici veut dire toutes les habitudes, les
conditionnements, les pulsions qui nous amènent à agir de façon plus ou moins instinctive,
seulement dans le but de survivre, de se reproduire, de manger. Alors, il est possible de
dire, je crois, que le Bouddha est une des premières personnes à avoir vraiment compris
cette faculté, cette capacité humaine de construire un mode de vie, un way of life dont les
priorités seraient plutôt culturelles, spirituelles, philosophiques, au contraire d'une vie
globalement dirigée par les pulsions biologiques.
Pour moi, cette idée de la nature de bouddha, ça commence là : d'être des êtres qui sont
étonnés d'être des êtres.
Quand nous étions en Afrique du sud, récemment, nous avons passé pas mal de temps
dans les réserves naturelles où il y a beaucoup d'animaux sauvages. Je me rappelle, une
fois, nous étions en train de regarder les girafes. Pour nous, êtres humains, une girafe, c'est
une bête très très étrange, très bizarre, une merveille, quelque chose de très loin de notre
expérience, avec un cou aussi long, etc. Mais pour la girafe, j'imagine que dans sa tête
n'arrive jamais la pensée : "Mon Dieu, c'est tellement bizarre d'être une girafe ! C'est
vraiment dingue d'être une telle bête !" Pour la girafe, la seule chose qui compte dans sa
vie, c'est de se nourrir, se reproduire, mais certainement pas de façon humaine. Les girafes
n'ont pas la capacité de réfléchir à ce qu'elles font. Elles le font simplement.
Naturellement, instinctivement et parfaitement. Toutes les girafes sont des girafes
parfaites, tous les animaux sont des animaux parfaits, les chats sont des chats parfaits.
Mais on ne peut pas dire ça pour les êtres humains. Pour les êtres humains, nous nous
trouvons dans une réalité sociale, psychologique, religieuse, culturelle dans laquelle nous
nous mesurons d'une certaine façon selon une gamme de vertus. On pourrait être
quelqu'un qui n'accomplit pas vraiment son humanité. Quelqu'un de peut-être pas
parfaitement réalisé mais certainement quelqu'un qui a réalisé ses potentialités d'être
humain. L'être humain, l'existence humaine, c'est une potentialité, une capacité d'aller au-
delà des limitations biologiques, instinctives qui sont enracinées dans le corps. De là le
conflit entre la nature et la culture. La nature de bouddha appartient à la culture humaine.
Ce qui nous montre, comme disait Blake, que nous avons deux possibilités dans la vie : soit
de voir les choses comme elles sont, infinies, à travers la purification de la perception dont
parle Blake, on dirait ici la compréhension, le lâcher prise, l'acceptation et toutes les
valeurs dont on parle dans le bouddhisme. Et ça, c'est une activité culturelle, ce n'est pas
quelque chose qui aurait lieu dans un état totalement naturel. L'autre possibilité, toujours
selon Blake, c'est de rester renfermé dans des idées fixes de soi-même, dirigées par les
attachements, les haines, les choses qu'on aime et les choses qu'on n'aime pas, de ne
pouvoir avoir le courage d'aller au-delà de nos habitudes, de passer toute sa vie dans un