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Du tintouin... aux acouphènes
● F. Legent*
e mot “acouphène”, dont la paternité revient à MarieErnest Gellé , naquit à la fin du XIXe siècle. La naissance eut lieu dans la plus grande discrétion, au
détour d’un paragraphe du Nouveau dictionnaire de médecine
et de chirurgie pratique, dit “de Jaccoud”, dans l’article de près
de 80 pages rédigé par Gellé sur la “surdité” (tome 34 édité en
1883, page 236 et suivantes). L’auteur expliquait que, dans certaines circonstances, “l’étude des pressions centripètes fait
naître le vertige expérimentalement par la pression d’air sur la
poire”. Il ajoutait : “En tout cas, ces phénomènes indiquent
l’existence de lésions graves au niveau des fenêtres et de la platine de l’étrier (Gellé 1882). On observe en même temps que la
surdité, dans ces conditions anatomopathologiques, le tintouin
chronique, les bruits entotiques, et l’on provoque aussi les acouphènes, signes d’irritation et de compression du nerf labyrinthique”. L’auteur n’avait pas souligné le mot “acouphène”, toujours utilisé au pluriel, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans
le reste de l’article. Gellé avait-t-il créé le mot “acouphène”
dans un article antérieur ? Il est bien difficile de se prononcer
tant les écrits de cet auteur étaient nombreux à l’époque. En particulier, Gellé n’eut pas recours aux “acouphènes” dans son
article “Des illusions et hallucinations acoustiques en rapport
avec une lésion fonctionnelle ou organique de l’ouïe” paru dans
la Tribune médicale de mars 1881.
Deux ans plus tard, dans son Précis des maladies de l’oreille
édité en 1885, Gellé consacrait tout un chapitre aux “bruits subjectifs” qu’il intitulait : “Bourdonnements d’oreille ; tintouins ;
acouphènes (Gellé) ; sensations sonores subjectives (Duplay)”.
Il se reconnaît ainsi l’auteur de “acouphène”. Personne ne semblait d’ailleurs le contester. Curieusement, comme dans l’article
du Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie pratique,
le mot “acouphène” n’a pas été réutilisé dans le reste du livre.
En revanche, l’auteur faisait très souvent appel aux “bourdonnements”, quelquefois aux “tintouins”. À l’époque, et ceci pendant plusieurs décennies, les bruits d’oreille étaient souvent
classés en trois catégories, selon leur origine : les bruits entotiques, prenant leur origine dans l’oreille elle-même (craquements de tympan), les bruits exotiques ou d’origine périauriculaire, et les “bourdonnements d’oreille proprement dits”.
Gellé écrivait : “Les bourdonnements d’oreille proprement dits
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* ORL, 35, rue Russeil, 44000 Nantes.
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(Duplay)... sont produits par une excitation, par une irritation
du nerf auditif, soit à ses expansions périphériques dans le labyrinthe, soit dans son corps même, soit enfin à son origine dans
le centre sensoriel acoustique”. C’est à cette catégorie de “bourdonnements d’oreille proprement dits” que Gellé semblait
réserver le mot “acouphènes”. Enfin, l’auteur distinguait une
quatrième catégorie, les bourdonnements réflexes, qui peuvent
avoir leur origine sur toutes les portions du corps... “Tous ces
bruits qui sont uniquement dus à une pression exagérée sur le
labyrinthe (et ils sont très nombreux) sont soulagés par la suppression de la cause, et surtout par la douche d’air dans la
caisse”. Dans un très long article sur les “bourdonnements
d’oreille” paru dans la Presse médicale du 3 mars 1894, Gellé
n’employait à aucun moment le mot “acouphène”, mais recourait toujours à celui de “bourdonnement”. Il en fut de même
dans ses autres publications. Peut-être n’avait-il guère d’illusions sur le devenir de son néologisme ? En effet, dans son livre
Études d’otologie. De l’oreille, de la surdité (tome second
publié en 1888, page 278), Gellé écrivait: “L’important est que
le maître actuellement sache qu’un mauvais élève peut n’être
qu’un sourd, ou, pour mieux dire, un mal entendant” avec le
renvoi en bas de page suivant : “Le mot dysacousie... me plairait assez puisque le mot manque (dysécée n’a jamais pu franchir la page d’un traité d’otologie pour exprimer l’état de faiblesse de l’ouïe)”. Cette réflexion montre la lucidité de l’auteur
sur l’évolution de la terminologie. Il ne pouvait certainement
pas imaginer le sort surprenant du mot “acouphène”.
Après Gellé, le mot a été utilisé épisodiquement par quelques
auteurs. Castex l’a employé en 1898, dans son Traité des maladies du larynx, du nez et des oreilles, au chapitre des “bourdonnements”, “ce symptôme que l’on désigne encore par les
mots : tintouins, acouphènes (Gellé)...” Il en fut de même en
1909, dans le tome ORL du Nouveau traité de chirurgie de Le
Dentu et Delbet rédigé avec Lubet-Barbon. Dans le chapitre
écrit par Castex et intitulé “Bruits d’oreille”, l’auteur opposait
aux bruits objectifs (comprenant les bruits périostiques [sic] et
les bruits entotiques), les “bruits subjectifs qui sont les bruits
d’oreille proprement dits et qui sont signalés sous les noms
divers de ‘tintouins’, ‘acouphènes’, ‘bourdonnements’”. En pratique, l’auteur reprenait la classification des bruits subjectifs de
Gellé ; il se contentait de citer “acouphènes”, comme Gellé, et
La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no 271 - mars 2002
avait recours surtout aux mots “bruits” et “bourdonnements”.
Étienne Escat semble le premier auteur à avoir utilisé très largement le mot “acouphènes” dans un chapitre intitulé “Acouphènes ou bruits d’oreille” de son traité Technique Oto-RhinoLaryngologique-Sémiotique et thérapeutique, paru en 1908. Cet
auteur s’était beaucoup intéressé aux bruits auriculaires subjectifs et aux hallucinations auditives alors qu’il était interne à
l’asile Sainte-Anne à Paris. Escat définit ainsi les “acouphènes” :
“Nous désignerons sous le terme d’acouphènes les sensations
auditives qui n’ont point pour cause des sons extérieurs et qui,
bien que subjectives, ne sont pourtant pas hallucinatoires, le
sujet ayant toujours conscience de leur non-subjectivité”. Il leur
donne comme synonymes “bruits d’oreilles” et distingue “les
acouphènes périotiques et acouphènes entotiques”. Pour lui,
“les acouphènes entotiques labyrinthiques sont les vrais bruits
strictement subjectifs, désignés communément sous les noms
de ‘bourdonnements’ et de ‘tintouins’”.
Ainsi peut-on constater une signification différente au mot “acouphène” selon Castex ou Escat ; le premier en limite l’acception
aux bruits subjectifs tandis que, pour le second, le mot “acouphène” englobe tous les bruits d’oreille, objectifs et subjectifs.
Dès lors, les “acouphènes” ont connu des fortunes diverses selon
les auteurs et les époques. C’est ainsi que dans le rapport à la
Société française d’ORL par Appaix, Bouche et Brémond en 1957
intitulé Les bourdonnements d’oreille, le premier chapitre commence par : “Rappel anatomique destiné à servir d’introduction
à l’étude des acouphènes”. Dans le traitement, les auteurs proposaient d’étudier deux chapitres : “le traitement des bourdonnements d’oreilles au cours des affections reconnues”, puis “le
traitement des acouphènes de façon analytique”. Pour les auteurs,
“acouphènes” et “bourdonnements” sont synonymes et employés
indifféremment. Le rapport sur le même thème, sous la direction
de Bernard Meyer en 2001, s’intitule “Acouphènes et hyperacousie”, et abandonne pratiquement le “bourdonnement”. Il
marque ainsi une évolution des habitudes, non seulement des
médecins, mais aussi des patients. Les consultants ne se plaignent
plus de “bourdonnements” mais d’“acouphènes”, ce qui leur permet de mieux entrer dans le monde médical.
On se trouve ainsi bien loin du tinnitus de la littérature anglosaxonne restée fidèle au latin. Il faut remonter au XVIIIe siècle
avec l’édition latine du Traité de l’organe de l’ouïe de du Verney, Tractatus de organo auditus (1684), pour trouver chez un
auteur français le tinnitus. Mais dans l’édition française (1683),
l’auteur avait recours au “tintement”. Les idées de du Verney
marquèrent longtemps les esprits, notamment les encyclopédistes Diderot et d’Alembert. Au mot “tintement” (d’oreille),
dans le tome 16 paru en 1765, ils distinguaient “deux sortes de
tintemens, dont les uns dépendent des maladies du cerveau, les
autres des maladies de l’oreille. Ceux qui suivent les maladies
de l’oreille, sont ou vrais ou faux ; & de ceux-ci, les uns sont
appellés tintemens, les autres sifflements, les autres bourdonnemens, les autres murmures ; en général, on peut dire que les
bruits sourds & bourdonnans sont causés par un ébranlement
lâche, & les bruits sifflans & tintans par un ébranlement tendu,
ce qui est confirmé par les causes éloignées de ces symptômes ;
les rhumes, par exemple, & les suppurations où les membranes
sont relâchées, produisent ordinairement un bourdonnement ;
& les inflammations & les douleurs d’oreille, où ces parties sont
tendues & desséchées, causent les sifflemens & les tintemens ;
peut-être que tous ces bruits font la même impression sur la
lame spirale, & sur les canaux demi-circulaires que font les sons
graves & les aigus”. Ce texte a été pris mot pour mot dans le
traité de du Verney (pages 171-172 de l’édition de 1731, copie
conforme de celle de 1683).
En revanche, dans sa Nosologie méthodique parue en latin en
1763 et traduite en 1771, François Boissier de Sauvages préférait le mot latin d’origine grecque syrigmus, qu’il traduisait par
“tintouin”. Il le classait dans les hallucinations avec les vertiges, la berlue, la bévue, l’hypochondrie et le somnambulisme.
Il a décrit le syrigmus vertiginosus ou “tintouin” qui accompagne parfois le vertige, le syrigmus a debilitate provoqué par
la faim, l’inanition... et “par le trop grand usage des femmes”.
Au début du XIXe siècle, le “tintement” avait encore la faveur
mais le “bourdonnement” était apparu. C’est ainsi que dans le
Dictionnaire de médecine dont les 21 volumes ont été édités
chez Béchet de 1821 à 1828, on trouve au mot “bourdonnement” (dans un volume paru en 1821) : “voyez ‘tintement’”. À
“tintement”, dans le volume paru en 1828, on trouve: “tintement... appelé aussi bourdonnement”. Puis l’auteur faisait essentiellement référence au chapitre “Du bourdonnement” du livre
de Itard, se contentant de remplacer le “bourdonnement” de
Itard par “tintement”. Dans son traité des Maladies de l’oreille
et de l’audition édité en 1821, Itard n’avait recours qu’au “bourdonnement”. Son chapitre “Du bourdonnement” commence
ainsi : “Sans nous arrêter aux distinctions que les auteurs ont
voulu établir entre les diverses nuances de cette paracousie, sous
les noms de bruissement, murmure, sifflement, bombement, tintement, etc., nous nous bornerons à admettre deux espèces de
bourdonnements d’après la nature des causes qui peuvent les
produire”. C’est probablement à sa suite que le “bourdonnement” connut un grand succès.
Si, comme le “tintouin”, le “tintement” ne réussit pas à franchir
le début du XXe siècle, le “bourdonnement” peine à dépasser le
début du XXIe siècle. Alors, quel avenir peut-on prédire aux
“acouphènes” ? Probablement excellent, car son absence de
connotation sonore lui permet d’englober tous les bruits subjectifs, alors que le “tintement” rappelle le bruit de la cloche,
et le “bourdonnement” celui des abeilles. L’argumentation de
Itard pour le choix de “bourdonnement” au détriment de “tintement”pouvait aussi bien être appliquée au “bourdonnement”.
Quant à l’hyperacousie qui accompagne souvent les acouphènes, c’était le terme que proposait déjà Itard dans son traité
de 1821 pour désigner “l’exaltation de l’ouïe”, classée avec la
“dépravation de l’ouïe” et la “diminution de l’ouïe” dans les
“maladies de l’audition”. La “dépravation de l’ouïe” comprenait les “bourdonnements” et les “anomalies acoustiques” qui
correspondaient à la diplacousie actuelle.
Ainsi, la lecture des ouvrages anciens permet de constater
l’influence sur le vocabulaire de trois célèbres otologistes français, du Verney, Itard et Gellé.
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La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no 271 - mars 2002
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