D. L. : Au début, Aurore voulait me filmer beaucoup plus.
A. F. : Oui, je voulais le filmer tout le temps (sourire).
D. L. : Je lui ai dit : non ! Je n’étais pas là pour faire du cinéma (rires). Ici, l’image me plonge parfois dans une sorte de perplexité et de déséquilibre. Je commence le spectacle et je me vois sur
l’écran en Herrenstein. Et je me dis : " Je ne le jouerais pas comme ça maintenant. " Déjà que je n’aime pas beaucoup me voir.
Lorsque je travaille au cinéma, j’ai horreur de me voir avant que le film soit terminé. Je ne vais jamais contrôler le moniteur. Ça désacralise tout. Ça éteint l’imaginaire que je projette.
Lors des premières répétitions d’Elisabeth II, je fermais les yeux et je n’entendais que ma voix et c’était même trop.
Mais dans le même temps, c’est un tremplin. Et autant utiliser ce qui a été imprimé. Cela donne la mesure pour jouer le personnage. Après la piste est ouverte !
L’identité visuelle d’Elisabeth II est très forte. C’est rare d’investir à ce point la qualité de l’image sur un plateau tout en gardant intacte la théâtralité. Vous en aviez d’emblée
envie ?
D. L. : Ça a été de haute lutte. Nous avons joué deux représentations à Namur et nous avons repris le spectacle quatre mois après.
La pièce a nécessité un très grand travail technique. Durant les répétitions, au lieu de travailler sur le jeu, nous étions dans la patience. Ça m’a mis en fureur. J’étais dans un rapport de cinéma.
Sauf qu’au cinéma, une fois qu’on a fait la prise, elle est faite. Au théâtre, il faut être suffisamment aguerri pour reprendre et réinventer son rôle. C’était une grande contrariété. Et puis, lorsqu’on
joue Herrenstein, on a la chance de pouvoir se mettre en colère à tout moment (rires).
Quand c’est compris et qu’il n’y a pas d’ego, on peut dialoguer.
A. F. : On vient seulement de trouver le juste équilibre entre théâtralité et Cinéma. J’ai recentré, j’ai enlevé tous les éléments parasites. Le texte s’est déposé. Denis Lavant est très centré. Tout se
ré-agence.
Il y a la présence étrange, voire parasite des bonnes. Elles apparaissent comme un bloc distinct, presque un ballet. Comment avez-vous abordé le travail avec les interprètes ?
A. F. : J’ai compris récemment leur statut. C’est le bas de l’échelle. Dans la pièce, le plus fort se venge du plus faible et ainsi de suite. Les bonnes, c’est l’enfer de la gouvernante, leur condition est
misérable. Mais elles participent de cet enfer, aussi.
D. L. : Et dans le même temps, elles sont spectatrices de la folie d’Herrenstein. Ce sont des témoins.
Il est rare pour un comédien d’avoir une carrière à la fois cinématographique et théâtrale, aussi intense. C’est votre cas, Denis Lavant. Est-ce que ça toujours était une
évidence pour vous d’avoir ces allers-retours ?
D. L. : Je n’aime pas le mot " carrière ". Ce mot n’a jamais rien signifié pour moi. " Faire carrière au cinéma " n’a jamais été un évidence, avec tout ce que ça implique en termes de confort et
d’ascension.
J’ai toujours éprouvé la nécessité de revenir à l’essentiel, aux planches, au théâtre, au spectacle vivant. C’est ma première impulsion. J’ai voulu devenir comédien pour faire du théâtre et même du
théâtre forain. Je n’ai jamais projeté de faire du cinéma, ça n’a jamais été mon ambition. Il m’est tombé dessus par accident. Et je ne le regrette pas, j’ai rencontré de très grands artistes comme
Leos Carax.
Aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir faire du cinéma et même d’avoir une image qui perdure et qui voyage à l’étranger.
Je pense que mon travail au cinéma s’enracine aussi dans l’artisanat du théâtre, dans mon travail de comédien qui se remet constamment en question. Le théâtre est la principale dignité du
comédien.
Le comédien a la responsabilité, soir après soir, de jouer le pièce, de garder le cap. Ce n’est pas confortable du tout ! Parfois, je me dis qu’il serait plus confortable de " faire carrière " dans le
cinéma ou la série télé (rires).
Là, cela me fait grand plaisir de travailler avec une équipe de comédiens, d’être ensemble. On cherche ensemble pendant les répétitions et on trace après. Le cinéma peut être une très grande
solitude. En même temps, pour moi, c’est fondamentalement le même travail mais pas sur le même mode.
Le cinéma, c’est une drôle de chose. On rencontre davantage l’autre à travers le personnages qu’on joue. Chaque jour, on cherche une facette, un moment de jeu du personnage. Et l’autre est en
face. Souvent, on ne se connaît pas. Parfois, il arrive qu’on se rencontre sur des moments émotionnels de jeu.
Et puis, au cinéma, le mode de jeu n’est jamais très clair. Est-ce du premier degré ou non ? Hier soir, une amie m’a dit : " Il y a là quelque chose de très jubilatoire. Lorsque tu joues ton
personnage, on sent ton plaisir de comédien ". Pour moi, cette dimension est très importante ! Et elle ne démystifie rien.
Au cinéma, les comédiens veulent tellement être dans UNE VÉRITÉ. Certains metteurs en scène vous conditionnent à être les personnages, à la manière dégradée de l’Actor Studio ou de la
méthode de Stanislavski, à être complètement dans le moule du personnage. Il n’y a même plus le plaisir du jeu.
Dans les pièces, il y a ce grand plaisir-là. Ça respire. Dans le théâtre, il y a quelque chose de profondément sain, c’est pourquoi j’y reviens toujours. Il n’y a pas de duperie.
Au cinéma, même le public se laisse prendre au piège, il voit tellement le comédien jouer un rôle. Et il y a tellement d’intoxication : tel comédien EST ce personnage-là. Alors que ce n’est pas vrai,
il joue.
Au théâtre, on a vraiment conscience de l’artisanat. Elle est vraie pour le public, aussi. Une passerelle existe, le public accepte que l’autre joue, il accepte de croire. Et le comédien croit qu’il joue