LA VISION CHRÉTIENNE DE L`ÉTAT DE DROIT ET SON

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LA VISION CHRÉTIENNE DE L’ÉTAT DE DROIT
ET SON APPLICATION DANS LE MONDE ARABE
Mgr Maroun Nasser GEMAYEL
Evêque de l′éparchie maronite Notre-Dame du Liban à Paris
Visiteur Apostolique des Maronites en Europe
Mesdames, Messieurs….
Permettez-moi tout d’abord de rendre hommage à ceux qui ont
organisé ce colloque. Ils méritent d’autant plus notre reconnaissance qu’il
se tient à une période importante pour le Monde Arabe, au moment où se
dessine la voie de son destin.
Mon intervention ne se veut point un exposé, mais tout simplement un
complément à ce que vient de développer les illustres intervenants. Qu’il me
soit permis d’ajouter ces quelques réflexions concernant la vision chrétienne
de l’État de droit et son application dans le monde arabe, écrites, d’abord, à
la lumière de ce qui se passe depuis quelques années au Moyen-Orient,
ensuite, à la lumière de la présence de plus en plus difficile du christianisme
qui vacille entre marginalisation d’un côté, et persécution de l’autre. Car, si
le nombre des chrétiens était évalué à ¼ de la population, sous le régime
Ottoman (1516-1918), ce nombre est estimé aujourd’hui à 10 pour cent en
Egypte, 35 pour cent au Liban, 6 pour cent en Syrie (avant les derniers
événements) et en Jordanie, 4 pour cent en Palestine et en Israël, 3 pour
cent en Irak, en Turquie et en Iran 0,2 pour cent.
Mais notez bien : ce n’est pas le petit nombre qui pose problème, c’est
plutôt le concept de l’ALTERITÉ, la manière d’accepter l’AUTRE, le
différent, chrétiens ou même appartenant à d’autres confessions
musulmanes de quelque bord qu’elle soit, qui fait défaut. Mis à part
quelques pays « plus tolérants », on a l’impression que les chrétiens sont
contraints, non seulement à ne pas se mêler de politique, mais qu’ils sont
retournés à l’Eglise du silence où les fidèles, travailleurs émigrés ou même
des compatriotes, sont empêchés de manifester leur foi ; et la possibilité de
l’exprimer est passible d’entraîner des conséquences fâcheuses. Cela
pourrait conduire aussi à aller en prison, ou à la perte de travail, si ce n’est
pas de la vie, ou carrément à …. l’émigration.
Il ne s’agit pas de retracer l’historique de l’origine du concept « Etat de
droit », ni de son actualité, ni des différentes théories le concernant. Tout le
monde, dans cette salle, sait que l’état de droit ou la primauté du droit est
une situation juridique dans laquelle toute personne a des droits mais aussi
des devoirs, et se trouve, par sa volonté à "avoir des droits", à se soumettre
au respect du droit, du simple individu et surtout la puissance publique.
Bien plus, « l’Etat de droit », auquel on aspire, s’oppose également à
l’Etat de police, et il est très étroitement lié au respect de la hiérarchie des
normes, de la séparation des pouvoirs et des droits fondamentaux, et au
développement du constitutionnalisme. Mais, attention, il ne faut pas
confondre cette notion d'état de droit avec la notion de « raison d'État »,
même s'il est évident que tout État, qu'il soit ou non un État de droit, peut
être amené à faire prévaloir ses intérêts nationaux sur toute autre
considération. Traditionnellement, on les opposait.
En ce qui nous concerne, quel sera l’avenir prochain du Monde arabe
? Sur quelle base va-t-il être bâti ? LA VISION CHRÉTIENNE DE
L’ÉTAT DE DROIT ne serait-elle pas la solution égale pour tous? Et si une
nouvelle carte géographique et humaine est dessinée, cela donnerait-il une
garantie quelconque à toute la population?
*****
Mesdames et Messieurs, un peu d’histoire est toujours bénéfique pour
bien cerner notre sujet.
Le Moyen-Orient, berceau de gloires passées, est l’héritier d’une
grande civilisation et d’un précieux patrimoine. Il a donné au monde une
partie de sa culture et de ses idées. Etant le lieu de rencontre des trois
grandes civilisations monothéistes, le lieu d’une grande convivialité entre
différentes cultures, il est devenu, malheureusement aujourd’hui, la terre
de la misère. Depuis le siècle dernier, il est non seulement le théâtre de
luttes, de tension, d’instabilité, et de guerres, mais il est surtout réputé pour
être gouverné par des monarchies absolues de droit divin et des régimes
dans lesquels l’autorité agit souvent au mépris des droits fondamentaux.
Les idées libérales, ainsi que la conscience des libertés qu’avaient nos
prédécesseurs, sont incompatibles avec les pays théocratiques.
Si, apparemment, il a une forme d’unité métaphysique, ce monde laisse
entrevoir de graves divergences internes. Plusieurs civilisations sont visibles
au sein de ce monde qui se cherche et tend à rebâtir son histoire. Les
solutions de force auxquelles il a recours actuellement, sont incompatibles
avec les traditions culturelles et spirituelles qui lui sont propres. Et la
marginalisation des chrétiens au niveau politique et culturel, ainsi que leur
émigration aura des conséquences très néfastes, car ils vont contre le sens de
l’histoire.
Je m’explique.
Les chrétiens d’Orient, originaires des pays du Moyen-Orient, qui ont
accueilli l’Islam dès les premiers temps, rejetant leur alliance avec les Byzantins,
sont devenus, actuellement, des otages des luttes entres les Grands de ce monde.
Ils doivent subir les réactions de l’Islam Salafiste qui, par ignorance ou par
idéologie, confond entre eux et les puissances occidentales. Mais, comment peuton affirmer que la politique des puissances occidentales envers les Arabes et les
Musulmans reflète un visage chrétien, ou relève des valeurs chrétiennes ? Et qui
peut dire que les gouverneurs politiques occidentaux agissent au nom du
christianisme ? Il faut crier très haut que les chrétiens d’Orient ont été les
bâtisseurs du Moyen-Orient, et ils existaient avant même l’avènement de l’Islam.
Au contraire, ce sont eux qui ont produit la culture arabo-musulmane, et c’est à
eux que revenait le mérite de faire connaître la philosophie et les sciences
grecques à l’Islam, et ce sont eux qui ont fait connaitre l’Islam à l’Occident
européen, et ce sont eux qui ont enseigné la langue arabe et syriaque à maintes
générations occidentales éprises d’un orientalisme scientifique et religieux à la
fois, et ce sont eux qui ont pris la peine de traduire les trésors de l’Orient dans les
langues européennes, et les trésors de l’Occident dans des langues orientales.
Venons-en aux faits et à l’application de l’Etat de droit dans les pays arabes
musulmans et posons la question suivante : - Que réclament les Chrétiens
d’Orient pour que cet Etat de droit soit rétabli ?
Ce que les chrétiens réclament, c’est pour eux et pour tous les autres, qu’ils
le font. Ils ne réclament rien si ce n’est : le droit à la vie, le droit à la liberté et
le droit à la justice. A présent, il n’est pas possible que la situation persiste telle
qu’elle fut durant le 1er et le 2d millénaire. Les leçons négatives d’une partie du
passé, ainsi que l’absence de l’égalité dans la citoyenneté, et le discours salafite,
nourrissent la violence au nom de la religion. Le chrétien n’a pas encore oublié
l’expérience amère de la dhimmitude et tout ce qui en découle. Il y va de l’intérêt
de l’Islam moderne d’œuvrer pour une vraie démocratie et l’Etat civil, dans le
dire et dans la pratique. Sinon, il aura à payer les fâcheuses absences de ces deux
conceptions.
Le Printemps arabe est l’occasion de transformation, une opportunité
historique pour un peuple longtemps opprimé. C’est l’occasion aussi de
prendre le contrôle de son destin. Les pays arabes sont appelés à fonder des
démocraties et des citoyens. D’autres pays islamiques l’ont mieux fait ou
sont sur la voie de le faire. Le fait que des nations arabes renaissent sur la
base d’une large acquisition de la culture occidentale, ne diminuent en rien
leur particularité islamique. Au contraire, cela consolide leurs propres
responsabilités. Car, la civilisation arabe renaitrait sur deux directives
fondamentales : l’affirmation catégorique du droit de chaque peuple arabe
à son indépendance nationale, et l’affirmation du droit de la nation arabe à
l’unité de tous les Arabes.
Pourtant, cette transformation ne sera pas facile. Il va sans dire que les
peuples de la région, comme partout ailleurs, méritent un soutien mondial
pour établir leurs droits alors qu’ils se lancent dans cette aventure tant
attendue. Et il est temps pour l'exception arabe de prendre fin. Cette
exception arabe a été permise par les gouvernements occidentaux parce
qu'ils croyaient que leurs intérêts dans la région seraient mieux servis par
la promesse illusoire de « stabilité » de dirigeants autoritaires que par les
incertitudes d’un gouvernement élu. Le fait que l’Occident persiste dans
l’attaque à l’Islam, en interdisant le port du voile, et le fait de bruler les livres
saints, et le fait de continuer à soutenir l’injustice sous toutes ses formes, tout cela
engage la haine et c’est le chrétien d’Orient qui payera le prix très fort.
Au point où nous en sommes, je ne prêche pas que le Monde arabe doit
tourner le dos à l’Occident, mais qu’il est travaillé par la nécessité de coopérer
avec les communautés du monde pour le bien commun de tous ses ressortissants.
Cette coopération serait profitable pour son développement et pour sa
survie. Car, il se trouve, actuellement, à un tournant crucial de son histoire
moderne.
Il reste quand même vrai que le Printemps arabe fut un échec pour la
politique occidentale adoptée au Moyen-Orient depuis Sykes-Picot. Il vient
de démontrer que bon nombre de personnes dans la région moyen-orientale
ne partagent pas la complaisance de l'Occident envers les régimes
autocratiques. Ne voulant plus être les sujets passifs, ces personnes ont
commencé à insister pour devenir les citoyens à part entière de leur pays,
les propres artisans de leur destin. Et, il me semble qu’il ne sera pas facile
de revenir en arrière. Ne pas faire aboutir le printemps arabe c’est ne pas
soutenir l’Islam modéré, mais livrer le Moyen-Orient au fondamentalisme,
à la violence, au chaos et l’exclusion.
Dans ce méli-mélo, l’Eglise œuvre pour une culture de la paix, une
culture d’accueil, une culture de la convivance, sans qu’elle soit une
obligation mais une volonté libre aussi. Elle encourage ses fidèles à
n’adopter que des solutions politiques qui sauvegardent les droits
fondamentaux de la personne humaine. Lesquels droits sont universels,
dignes de chaque être humain, de quelque appartenance religieuse qu’il
soit, qu’il s’agisse de la liberté de conscience, de culte et d’expression. Ces
droits sont aptes à favoriser l’intégration dans la vie sociale, culturelle et
politique de tous les citoyens, de quelque bord qu’ils soient, chrétiens ou
musulmans ou irréligieux.
Enfin, je tiens à rappeler que, dans le monde arabe, nous sommes peut-être
mieux placés que d’autres pour comprendre l’importance et le rôle que doit et
que peut jouer la foi dans la vie de l’homme. Chez les arabes, plus peut-être
qu’ailleurs, chrétiens, musulmans et juifs font preuves d’un profond attachement
à leur foi. Appliquer l’Etat de droit ne veut pas dire sombrer dans la laïcité à
la manière européenne et laissant de côté la foi ou l’appartenance
religieuse ; ce n’est pas non plus travailler pour un régime à caractère
religieux. Ce qu’il faut, c’est œuvrer pour une citoyenneté basée sur la foi,
mais respectueuse des droits fondamentaux. Ce ne sera pas pour demain,
mais il s’agit de s’y mettre, politiquement mais aussi pédagogiquement.
CONCLUSION
Au terme de cette intervention, l’Eglise réitère sa croyance à la
renaissance d’un Proche Orient déployé, solidaire, fraternel, épris de
création, davantage que de pouvoir. L’égalité, la fin des oppressions, des
discriminations et de toutes les dépendances sont la condition sine qua non
de la fraternité. Ce Moyen Orient ne doit plus rester le pays des conflits,
mais celui d’une nouvelle sagesse, dans la paix et la démocratie.
Pour les chrétiens, le “droit d’exister” comporte une revendication au
droit de vivre selon la morale, une forme de droit à l’intolérance. Ils
demandent le respect, non au nom de la liberté religieuse, mais au nom des
seules exigences rationnelles de la conscience. Ils sont conscients qu’il y a un
piège plus grand : la marginalisation et la discrimination sont supportables
devant l’incompréhension. Si les chrétiens demandaient seulement à être
tolérés ils renonceraient à être compris. Et c’est à ce moment là qu’ils
seront en marge de la société.
C'est une responsabilité mondiale que de soutenir fermement, donc, les
efforts courageux des peuples arabes pour revendiquer leurs droits jusqu’à
ce que ces efforts soient récompensés, et de veiller à ce que le renversement
d'un régime autocratique ne conduise pas à son remplacement par un autre
du même genre.
S’il est établi que beaucoup de coutumes islamiques ont servi de
fondement à diverses législations européennes, rien n’empêche que le
monde arabe musulman ne puisse pas prendre aujourd’hui des décisions
graves et déterminantes pour sa promotion. Que de traditions en Sicile et
au Sud de la France dont l’origine arabe est incontestable ! L’Islam arabe
était déjà tourné vers l’Europe économiquement et culturellement…C’est le
moment d’y revenir.
En un mot, les deux civilisations arabe et occidentale, se sont unis pour
créer une civilisation unique en son genre (sui generis) basée sur
l’humanisme et attachée à une culture universelle, en conformité au droit
des peuples et au respect des minorités. Cette culture, qui est synthèse de
l’hellénisme, de la civilisation christiano-romaine, de l’arabisme et de la
latinité, mérite d’être vécue. Si confrontation des idées il y a, cela pourrait
grandement aider au rapprochement des peuples et faire disparaitre des
complexes psychologiques, faits de méfiance ou de peur. C’est dans la
convergence de nos efforts communs que nous retrouvons notre humanité,
basée sur le besoin de charité et de justice, et éprise de paix et de liberté,
sans lesquelles il n’est pas de vraie culture.■
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