Clochers antiques et tilleuls de la communauté
Il en va des arbres comme des... églises romanes : le passage des siècles et l'urbanisation
croissante ont voué les uns comme les autres à une irrésistible usure, jusqu'à la disparition
complète de la plupart de ces témoins de la naissance de nos villages. Il est dès lors émouvant
de rencontrer l'un ou l'autre rarissime survivant, surtout lorsque l'arbre et le monument
médiéval sont intimement associés, comme ils le furent dès l'origine...
Texte et photographies de Benjamin Stassen
La tour de l'église Saint-Etienne à Waha (Marche-en-Famenne) est l'une de nos rares églises
romanes, la plus ancienne aussi, qui ait conservé sa pierre dédicatoire (anno... 1050). Sur le
parvis, se dresse un vénérable tilleul au port tourmenté et au torse creusé par le passage des
ans. Sa ramure bien feuillue s'entête toutefois à démentir tous les pronostics avancés à son
égard par maints observateurs...
Certes, en 1885 déjà, l'un des premiers auteurs du tourisme encore balbutiant, Jean d'Ardenne,
décrivait cet antique tilleul, « tordu, dévasté par l'âge [...] comme un vieux compagnon décidé
à partager la destinée du monument et à ne disparaître qu’avec lui. »
Dépérissant, presque mort...
S'écoule un quart de siècle : une photo prise en 1905 montre alors un tilleul fort éprouvé, et si
dépenaillé qu'aucune invocation ne semble pouvoir assurer son salut... Cinq ans plus tard,
alors que paraît le premier volume de son monumental inventaire des Arbres remarquables de
Belgique, Jean Chalon dresse un bilan affligeant : « Le tronc est brisé à 9 m de hauteur
environ; il apparaît tout décharné, creux, avec une large brèche d'entrée, haute de 3 m. Plus
haut, le cylindre se reforme, intact, plus haut encore, nouvelle brèche en forme de déchirure
béante (...). Du côté nord-ouest vivent encore deux tronçons de branches, dont le feuillage
n'atteint plus même le sommet du tronc squelette. »
C'est sûr, le tilleul dépérit, et certains le condamnent à une mort imminente. Verdict qui
semble requérir un abattage inéluctable, d'autant plus que le mort-vivant dépare la noblesse du
vieil édifice qu'il côtoie de si près.
...et cependant toujours vert !
Toutefois, une vigoureuse campagne de presse, à laquelle l’historien Godefroid Kurth aurait
ajouté le poids de son autorité, se déploie pour préserver le vieil arbre. Rarement pareil élan
de solidarité autour d'un arbre aura été couronné de succès plus éclatant : fidèle à sa réputation
d'espèce vigoureuse, le tilleul de Waha a non seulement survécu à tous ceux qui le
proclamaient perdu, mais le tronc, peu à peu cicatrisé, a depuis lors reformé une nouvelle
cime, bien fournie, magnifique bouquet qui ombrage, comme autrefois, le seuil de l'antique
édifice et le minuscule cimetière voisin. Triomphe de la vie, image réjouissante d'une
renaissance proclamée à bout de branche, à force de feuilles, de fleurs et de fruits, année après
année...
Millénaire, vraiment ?
Il faut pourtant se faire une raison : le tilleul de Waha n'est pas "millénaire" comme d'aucuns
l'affirment un peu hâtivement, Jean Chalon en tête : « Tout indique que l'arbre est
contemporain de l'église, et par conséquent antérieur à la première croisade ! »
Hélas, sa circonférence d'environ cinq mètres le dément : le taux de croissance annuel moyen
d'un arbre isolé étant de deux centimètres et demi, le tilleul de Waha aurait environ deux cents
ans. Admettant même qu'il ait perdu une part importante de son tronc, ruiné par le temps et les
intempéries, une estimation optimiste permettrait de lui attribuer quatre siècles tout au plus.
Non point « millénaire » donc, qualificatif quelque peu enthousiaste qui cherche sans doute à
suggérer qu’un tilleul, de tout temps, occupa cet emplacement...
Or, si la raison semble écorner l'âge légendaire du patriarche, c'est aussitôt pour redorer le
blason de l'auguste feuillu. En effet, les fouilles menées autour de l'église, bientôt millénaire
quant à elle, permettent de supposer que le vieil arbre pourrait être l’ultime rejeton d’une
longue lignée de tilleuls, dont le fondateur aurait une origine... seigneuriale !
Les travaux de restauration de l’église menés entre 1957 et 1962, et les études menées dans
leur sillage, donnent en effet à penser que l'édifice religieux a dû être, à l'origine, une
construction civile des seigneurs de Waha, à la manière carolingienne : une vaste salle carrée
et une tour, l'un des premiers donjons connus alliant le bois et la pierre. L’édifice n'aurait été
cléricalisé que plus tard, par la consécration d'un oratoire.
Non, mais un arbre seigneurial !
De nos premières églises romanes, ce que nous appelons « clocher » a en effet souvent
précédé la nef et le chœur de l’église. Ce clocher, les médiévaux l’appellent « tour », car son
statut seigneurial lui assigne à l’origine des fonctions civiles et militaires. Massif et carré, ce
donjon est une véritable redoute défensive, percée de rares meurtrières dispensant une lumière
parcimonieuse et dont le premier étage n’est accessible qu’à l'aide d’échelles amovibles : ce
donjon signale la présence d’une autorité capable d’assurer la protection de ses gens.
Protection physique, mais aussi spirituelle en ces temps marqués par une Foi omniprésente : à
mesure que s'étoffe le nombre de ses sujets, il incombe en effet au maître des lieux de leur
fournir un lieu de culte. Détenteur du pouvoir, le seigneur fut donc fréquemment le
constructeur de l'église dont il possédait à l'origine les revenus - les dîmes - et le privilège d'en
nommer le desservant - la collation.
Son église, dont le ressort s’étend à tout le domaine, le seigneur l’adosse souvent contre sa
tour, qui conserve son statut civil. Dominant les masures, cette tour réconforte les manants,
qui finiront par... en assurer l’entretien en échange du refuge qu’elle offre en cas de danger. À
la moindre alerte, ils transbahutent en hâte leurs maigres hardes et poussent le bétail dans le
cimetière établi autour de l’église, de la tour et de ses dépendances. Le champ des morts
devient alors le retranchement des vivants. Emmuraillé, parfois fortifié, on s’y réfugie encore
au XVIIe siècle...
Frileusement groupés auprès de la tour-donjon, mais peu à peu dotés de franchises et soudés
par la solidarité d’un sort commun, les manants en viennent donc à former une
« communauté », véritable personne morale et juridique dont les droits sont désormais
opposables aux intérêts seigneuriaux. Par échevinage interposé, réuni à l’origine... sous
« l’arbre des plaids », érigé au pied de la tour de l’église. Les plaids généraux se tenaient trois
fois par an sous... Charlemagne, et cette règle quasi absolue s’est maintenue dans les
seigneuries des siècles durant : annoncés « par cri », ils ont lieu à la sortie de l'office religieux.
Comme le mentionnent d'innombrables archives, les plaids se tiennent sous le tilleul ou sous
le cimetière, tout à côté de l’église. Ces plaids n'ont rien de foncièrement liturgique mais ont
avant tout une fonction judiciaire et sont l’occasion de « recorder les usages » : de donner
lecture publique des coutumes locales pour rappeler aux manants leurs devoirs et obligations,
les lois et ordonnances auxquelles ils sont assujettis...
Du servage à la "communauté"
Ainsi en fut-il autour de l'église de Jamoigne (Chiny), aujourd'hui entourée d'un orme
(Ulmus x hollandica), le deuxième de Wallonie par la circonférence, et de quelques tilleuls.
Sans doute ne doit-on pas confondre ces derniers avec un antique sujet, aujourd'hui disparu,
mais encore debout au début du siècle dernier, Jean Chalon rappelant alors qu'une charte
d'affranchissement fut accordée à la communauté de Jamoigne en 1270. Et de citer l'Abbé
Tillière, auteur d'une histoire locale des lieux : « Aussitôt la commune érigea la Croix de
Liberté. [...] Le tilleul l'enveloppa bientôt de son ombre protectrice. C'est que va s'agiter la
vie communale; c'est là que chaque année, le jour de la Pentecôte, avant la messe paroissiale,
les bourgeois éliront leurs magistrats : c'est qu'on publiera les Édits du pouvoir central et
les Ordonnances du Conseil provincial; c'est qu'on fera la criée des ventes, interdite dans
les cabarets sous peine de nullité; c'est que les maire et échevins rendront la justice.
L'antique calvaire a disparu, pur témoin d'un lointain passé. Du moins, le vieux tilleul,
contemporain de l'affranchissement, lui a survécu, plus de six fois séculaire. D'après les
naturalistes, cette longévité n'a rien qui doive surprendre. »
À l’ombre de la tour, l’enclos du cimetière forme donc une sorte d'esplanade publique pour la
communauté. Ce serait là, au pied de cette tour, que serait venu se dresser l’ancêtre du Tilleul
de Waha, à l’instar de quelques rares tilleuls anciens jouxtant, de nos jours encore, certaines
tours d’églises anciennes.
Cette « institution » devait traverser les siècles, comme le confirment certains tableaux
anciens. Ainsi dans les Albums de Croÿ, les tableaux peints par Adrien de Montigny au
tournant des XVIIe et XVIIe siècles, illustrent les innombrables propriétés de Charles de
Croÿ, prince de Chimay et duc d’Arschot : plusieurs de ces tableaux figurent auprès de l'église
un arbre remarquable, singulièrement isolé sur un petit tertre qui lui assure protection tout en
donnant l’impression de l'exhausser, de le placer sur un piédestal.
Aussi peut-on considérer le vieux tilleul campé au pied de la tour de l'église Saint-Hippolyte à
Thiaumont (Attert), l'un des plus gros tilleuls de Wallonie - circonférence de 6,05 mètre en
1992 -, tout comme celui qui jouxte l'église de Wéris (Durbuy), comme deux compères du
Tilleul de Waha. Sans aucun doute, maintes générations se sont assemblées sous leur feuillage
pour y débattre et, ce faisant, jeter les fondements de ce qui allait devenir la démocratie
participative...
Le tilleul de Macon
Sur la place Yvon Paul, au pied de l'église de Macon, localité dépendant de Momignies, à
deux pas de la frontière française, s'étend - on ne songe pas vraiment à dire s'élève - un tilleul
au port pour le moins surprenant : un tronc court, surmonté d'une ramure étalée dont les
frondaisons sont minutieusement taillées pour former trois disques de diamètre dégressif, le
premier d’environ onze mètres, le second réduit de moitié et le troisième se limitant à une
houppe terminale arrondie culminant à sept mètres de haut, l'étage inférieur des branches étant
supporté par un puissant système de poutres de bois... Voilà qui ne manque pas de surprendre
le passant non prévenu, au point de l'attirer à l'ombre des grands bras feuillus. De fait, sous les
branches longues, l'air est plus doux, l'ombre apaisante, au milieu de la place, rissolée de
soleil... Les lecteurs de cette petite chronique penseront alors au vieux tilleul de l'église de
Waha, évoqué dans le numéro précédent : le lointain descendant d'une longue lignée de
tilleuls liés à l'exercice de la justice locale.
Un parasol historique
Ici, à Macon, l'église n'est plus un édifice antique, et on dispose encore des plans levés en
1700 pour remplacer l'église primitive, mais le voisinage de l'arbre et de l'église actuelle, à
nouveau réédifiée au XIXe siècle, perpétue une association maintes fois vérifiées par ailleurs.
Et si le tilleul de Macon n'est pas planté sur une petite butte, mais pour ainsi dire enchâssé
dans une cuve carrée en calcaire, c'est le même souci d'isoler l'arbre comme pour en souligner
le statut singulier qui saute aux yeux. On a donc le très net sentiment que le tilleul de Macon
doit être, lui aussi, chargé de perpétuer la tradition de l'arbre de la justice locale, de l'arbre des
plaids, dont le premier exemplaire de chaque lignée locale a être planté au pied du donjon
seigneurial. Ce donjon est souvent l'ancêtre de nos plus vieux clochers, car le seigneur laïc
avait très souvent fini par lui accoler la nef d'une église pour fournir un lieu de culte à ses
gens.
C'est dans cette nef, entourée par l'enclos fortifié du cimetière, que les manants poussent leurs
hardes et chétif cheptel au moindre danger. Mais en temps de paix, c'est le seigneur qui tient à
leur rappeler tailles, corvées et devoirs ! Cette tâche, il la confie au « maire », charde faire
respecter le droit et les coutumes, de poursuivre les criminels et par la « semonce », de mettre
la justice en mouvement. Or, de longs siècles durant, les archives le démontrent à foison, c’est
bien sous le tilleul, de port et d’âge sans doute remarquables, que se tiennent les assemblées
des « plaids généraux » au cours desquelles le seigneur réaffirme ses prérogatives : à l’ombre
du donjon, l’enclos de l'église et du cimetière forme une sorte d'esplanade publique pour la
communauté. Ce serait là, au pied de cette tour et sous le cimetière, que sont venus se dresser
maints tilleuls des plaids, tel le Tilleul de Waha déjà évoqué.
Au fil du temps, les manants eux-mêmes en viendront toutefois à former une
« communauté », capable de négocier pied à pied avec le seigneur. Par échevinage interposé,
réuni, jusqu'à la fin de l'Ancien Régime parfois, sous l’arbre des plaids. À partir des XVI-
XVIIe siècles, les manants de la communauté élisent même directement leurs premiers
mandataires, les bourgmestres, chargé de répartir les impôts des propriétaires - asseoir les
tailles des adhérités - et des lourdes charges de guerre.
Couloir stratégique entre le royaume de France et les terres impériales, nos provinces sont en
effet le champ de bataille de l’Europe : c'est lors des assemblées sous le tilleul que les
bourgmestres partissent les réquisitions militaires, établissent la liste des dégâts causés par
le passage des troupes et distribuent les éventuels dédommagements entre les habitants. De
son plein gré ou forcée par les réquisitions, la communauté assemblée sous le tilleul se résout
à vendre ou à engager tout ou partie de ses bois ou de ses biens si nécessaire... Avec le temps,
ce maire cumulera les fonctions de notre bourgmestre, notaire et juge de paix actuels, jusqu
ce que la Révolution française vienne bousculer le vieux système féodal et ses institutions
séculaires...
Un tilleul taillé comme un caniche
Le tilleul de Momignies est, sans aucun doute, lié à cette tradition. Certes, ses dimensions sont
modestes : en 1924, sa circonférence était de 2,06 mètres pour 2,20 mètres en 1992, une
croissance bien timide. Mais sans doute est-elle sérieusement contrariée par la conduite si
maîtrisée de la ramure. Ce port est à lui seul exceptionnel, même à l’échelon européen, car
c'est le témoin d’une tradition dont les exemples sont devenus très rares dans les pays voisins
et dont on ne connaît pas d’équivalent en Wallonie. Au début du siècle dernier, Jean Chalon
avait exprimé sa stupéfaction à la vue de cet ensemble « bizarrement conduit ». Dans le
premier tome de son inventaire, Les Arbres remarquables de Belgique, il concluait, dépité :
« Ce pauvre Tilleul me rappelle exactement les caniches frisés et calamistrés auxquels on tond
le museau en laissant des moustaches, les pattes en laissant des manchettes et le bout de queue
en y laissant un pompon. Il y a des gens qui trouveront cela joli, joli. »
Toutefois, dans le second tome paru l'année suivante, en 1911, Chalon a pris conscience de la
valeur spécifique de cet ensemble en publiant une note intéressante que lui a transmise l'abbé
Roland, curé de Macon, et extraite des comptes des années 1656-1657 : « À lui [Pierre de
Cuire] a esté pa vingt sols pour avoir racomodé ung pilier du Tillieux de Macon. Ci
xx sols. » Chalon souligne alors l’intérêt historique de ce dispositif attesté dès le milieu du
XVIIe siècle.
Il ne pouvait avoir connaissance des remarquables gouaches peintes à la demande du Prince
de Croÿ au tournant des XVI et XVIIe siècles et rassemblées, ces dernières décennies, dans
les somptueux Albums de Croÿ. Dans le premier volume, la planche 31, consacrée au villaige
et mairie de Macon, montre bien un tilleul dressé tout à côté de l’église, dont la ramure est
déjà taillée en deux houppes et soutenue par un dispositif, mais composé de quatre poteaux
seulement.
La tradition locale fait remonter au XVe siècle la présence d'un tilleul à cet endroit. Elle est en
tout cas attestée en 1603 par le Besogné de Chimay. Ce tilleul primitif passé à la postérité fut
abattu avant 1714, sans doute en raison de son grand âge et remplacé par un congénère planté
à une vingtaine de mètres du disparu. Le plan de l’église de Macon levé le 19 mai 1700 ne
précise malheureusement pas l’emplacement de l’ancien tilleul. En revanche, les comptes
d'entretien ont été conservés et démontrent que la poutraison actuelle, restaurée en 1901 et en
1988 dans le respect des formes d’origine, a bénéficié de soins attentifs depuis plusieurs
siècles. Aujourd’hui encore, les branches sont taillées chaque année en novembre-décembre
selon une technique ancestrale. Sa fonction d’arbre des plaids permet sans doute de mieux
comprendre cet étalement étonnant de la cime, favorisant l’accroissement de la surface
abritée.
Mais pourquoi trois étages ? Sans doute un motif politico-religieux a-t-il inspiré pareille
disposition : l'étage supérieur symboliserait le plan divin, l'étage médian celui des autorités -
1 / 6 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !