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entre les populations non musulmanes de l’Empire et les patriotes turcs, de plus en plus
nombreux à s’identifier comme tels, est considérable. Les revendications grecques relatives à
la Crète, la reprise des affrontements entre Arméniens et musulmans (notamment à Adana, en
1909), la guerre avec l’Italie suivie de près d’échecs militaires cinglants face aux puissances
balkaniques : autant de raisons d’en vouloir à ceux qui, à l’intérieur de l’Empire, ne disent que
du bout des lèvres leur attachement à la nation ottomane ou qui vont même jusqu’à la trahir
6
.
Mais le pire est encore à venir. En 1922, lorsque les délégués des puissances
belligérantes prennent place autour de la table des négociations à Lausanne, la Turquie vient
de sortir d’un véritable cataclysme, avec le sentiment d’avoir eu à faire front, durant huit
années tragiques, autant à des adversaires extérieurs qu’à une multitude d’ennemis de
l’intérieur. Ce ne sont pas seulement avec les Arméniens, victimes d’une politique
d’extermination dès les premiers mois de la Grande Guerre, que la rupture semble
irrémédiable. Les Grecs qui, au lendemain de l’armistice de Moudros (octobre 1918), ont
accueilli les forces de l’Entente avec de bruyantes manifestations d’enthousiasme et qui ont
facilité l’occupation des provinces égéennes par les troupes du roi Constantin, sont eux aussi
perçus comme des traîtres. D’autres nations chrétiennes, et notamment celle des Assyro-
Chaldéens, n’échappent pas davantage à l’opprobre. Même les juifs, pourtant si prodigues en
gestes d’allégeance à l’égard du pouvoir, sont désormais suspects puisque certains d’entre
eux, gagnés aux idéaux sionistes, n’ont pas hésité à collaborer avec les nationalistes grecs et
arméniens
7
. A Lausanne, on verra le chef de la délégation turque, Ismet Pacha, affirmer, après
avoir fait l’historique de ces trahisons, que les Turcs étaient disposés à « oublier volontiers
tous les événements du passé »
8
. Vaines paroles. Le traumatisme était si profond qu’il devait
durablement la mémoire collective.
Nonobstant les rancœurs accumulées, les représentants du gouvernement d’Ankara
allaient demander avec insistance, pendant les négociations de paix, que les populations non
musulmanes de Turquie soient pleinement assimilés, du point de vue de leurs droits et devoirs
en tant que ressortissants turcs, à leurs « compatriotes » de religion musulmane, soulignant
dans le même temps qu’il n’était guère souhaitable de prévoir, pour les minoritaires, un
6
Sur l’émergence concomitante de la citoyenneté et du patriotisme ottoman, voir Füsun Üstel, Makbul
Vatandaş’ın Peşinde. Ikinci Meşrutiyet’ten Bugüne Vatandaşlık Eğitimi (A la recherche du citoyen convenable.
L’instruction civique [en Turquie] depuis la révolution jeune-turque jusqu’à nos jours), Istanbul, Đletişim Yay.,
2004.
7
A ce propos, voir P. Dumont, « French Free Masonry and the Turkish Struggle for Independence (1919-
1923) », International Journal of Turkish Studies, vol. 3, n° 3, hiver 1985-1986, pp. 1-16.
8
Conférence de Lausanne sur les affaires du Proche-Orient (1922-1923). Recueil des actes de la conférence,
Paris, 1923, tome premier, p. 173.