Pérouse texte définitif

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Paul Dumont
Le statut des minorités non musulmanes
et la notion de citoyenneté dans la Turquie républicaine
Communication faite au colloque de Pérouse, 15-17 décembre 2005
Longtemps occultée, ou considérée comme marginale, la question des minorités, qui a fait
couler tant d’encre dans les dernières décennies de l’Empire ottoman et à l’orée du 20ème
siècle, est de nouveau à l’ordre du jour en Turquie. Il suffit d’ouvrir un de ces journaux dont
le pays abonde, pour la voir évoquée, tantôt en première page, tantôt dans une des multiples
chroniques que tout quotidien turc digne de ce nom se doit de proposer à ses lecteurs. De
toute évidence, ce sont, pour l’essentiel, les négociations complexes de la diplomatie turque
avec l’Union européenne qui ont remis le dossier au goût du jour. L’Europe d’aujourd’hui a
fait comme celle d’hier, celle qui discutait pied à pied les conditions auxquelles elle pourrait
accorder son soutien à l’Empire ottoman et garantir, sur le papier tout au moins, son intégrité
territoriale. Une des exigences avancées pour admettre la Turquie dans le club des pays
candidats à l’Union européenne a été qu’elle promette, comme jadis, de respecter les droits
des minorités. Cette exigence, sans cesse martelée, notamment par le biais des rapports
annuels de la commission des communautés européennes sur les progrès réalisés par la
Turquie sur la voie de l’adhésion1, n’a pas seulement conduit le gouvernement d’Ankara à
mettre en chantier de substantiels réaménagements législatifs ; elle a également ouvert la voie
à de vifs débats au sein de l’opinion éclairée, débats qui, aujourd’hui encore, battent leur
plein.
Une des questions qui revient constamment sur le tapis, dans ces prises de position, est
de savoir quels sont au juste les éléments de la population qui ont droit à l’étiquette de
« minoritaires ». L’autre thème qui prête à discussion est de savoir comment ces minoritaires
se positionnent par rapport à la nation turque. En font-ils partie ? Ou bien doivent-ils, au
contraire, être considérés et traités comme des éléments exogènes ? Cette interrogation en
inclut une autre. En effet, dans la mesure où les minoritaires sont des citoyens de la
République de Turquie qui bénéficient d’avantages spécifiques et qui sont assujettis à des
contraintes également spécifiques, certains commentateurs ne manquent pas de s’interroger
1
Voir par exemple le Rapport régulier 2001 sur les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l’adhésion,
Bruxelles, Commission des communautés européennes, 133 pages, consultable sur le site internet de la
Commission. Les rapports des années 2002, 2003 et 2004 accordent une importance comparable à la question
des minorités en Turquie.
1
sur les limites leur appartenance à la grande famille des ressortissants turcs. Citoyens, ils le
sont certes, entend-on dire, mais, de facto, citoyens d’un genre particulier. Les communautés
concernées s’emploient elles aussi à faire connaître leur façon de voir, n’hésitant pas à se
présenter comme les mal-aimées d’une République peu respectueuse du droit à la différence.
C’est ainsi, en particulier, que depuis quelques années le périodique Agos mène, au sein de
l’élément arménien, le combat pour une citoyenneté à part entière. Chez les Grecs, c’est le
patriarche Bartholoméos Ier lui-même qui, bien souvent, se trouve la tête des escarmouches
avec les autorités du pays, prenant appui, chaque fois que nécessaire, sur le soutien américain
ou européen. Bien qu’ils aient derrière eux une longue tradition de non contestation du
pouvoir politique, les Juifs de Turquie n’ont pas échappé à la tentation de faire entendre leur
voix dans ce concert de reproches. Certains de leurs intellectuels, il est vrai mal vus des
instances communautaires, ont multiplié les publications dénonçant les atteintes au principe
d’égalité entre les citoyens dont la communauté juive a pâti au cours des premières décennies
républicaines2.
Tous ces débats ne vont pas sans une certaine confusion. D’où la nécessité, ici, de
rappeler d’abord dans quelles circonstances a pris forme, dans la Turquie kémaliste, le statut
des minorités. Ce bref retour sur un passé proche devrait permettre de mieux appréhender,
dans la suite de l’étude, les particularités que présente ce statut dans un Etat auquel on fait
volontiers reproche d’être peu économe en matière de discriminations alors qu’il n’a manqué
aucune occasion, au cours de son histoire récente, d’insister sur le prix qu’il attachait au
respect d’une parfaite égalité entre les citoyens. L’objectif visé n’est assurément pas de
dresser l’inventaire des manquements, réels ou imaginaires, à mettre au passif de la Turquie
dans son traitement du dossier des minorités. Un tel inventaire est du ressort de ceux qui s’y
emploient quotidiennement à le dresser : les fonctionnaires de la communauté européenne, les
journalistes, les observateurs des ONG spécialisées et, au sein même de l’appareil d’Etat turc,
l’armée de fonctionnaires chargée de travailler à la « convergence » entre la Turquie et
l’Europe. Dans cette contribution, il s’agira plutôt de mettre le doigt sur la versatilité et
l’ambivalence avec laquelle les pays d’Atatürk appréhende le fait minoritaire, tantôt mettant
en exergue un attachement indéfectible au modèle d’une citoyenneté égalitaire, d’autres fois
veillant à bien séparer le bon grain de l’ivraie et allant jusqu’à assimiler les membres des
minorités à des étrangers. Parmi les nombreux dossiers qui alimentent, aujourd’hui, le
2
On pense ici, surtout, aux nombreux articles et ouvrages de Rifat Bali. Voir en particulier Cumhuriyet
Yıllarında Türkiye Yahudileri. Bir Türkleştirme Serüveni. 1923-1945 (Les juifs de Turquie sous la République.
Un processus de turquisation. 1923-1945), Istanbul, Đletişim, 1999.
2
contentieux entre les minorités et les autorités turques, il y en a un qui mérite de retenir tout
particulièrement l’attention : celui des fondations pieuses (azınlık vakıfları). Cette question a
fait couler beaucoup d’encre au cours de ces dernières années. Lorsqu’on l’examine, ce qui
frappe le plus, à côté de l’ampleur des pressions auxquelles les communautés concernées ont à
faire face, c’est le remarquable flou dans lequel baignent les relations entre les instances
politiques, administratives et judiciaires du pays et ceux qui, à toute occasion, se voient
rappeler leur condition de citoyens d’un type particulier.
1. Le fait minoritaire : un héritage
Impossible de comprendre le fait minoritaire, tel qu’il se présente dans la Turquie
d’aujourd’hui, sans prendre en considération le passé. Qu’il soit grec, arménien ou juif, le
minoritaire est avant tout un héritier. Le statut dont il bénéficie -ou qu’il subit- procède dans
une assez large mesure du « système des millet » instauré par les sultans réformateurs du
19ème siècle. Le minoritaire porte aussi sur ses épaules le poids d’une faute imprescriptible :
celle commise par ses parents ou grands-parents lorsqu’ils choisirent, durant la Première
Guerre mondiale et dans l’immédiate après-guerre, de faire de leur mieux pour contribuer au
démantèlement de l’Empire ottoman. Enfin, il assume l’héritage qui lui a été légué par ceux
qui, en 1923, ont signé le traité de paix de Lausanne. Les dispositions relatives aux minorités
qu’on y trouve font encore office de vulgate, même si d’aucuns font reproche au
gouvernement d’Ankara d’avoir fréquemment violé l’esprit et la lettre de ce texte fondateur
de la Turquie moderne.
Il n’est pas nécessaire, ici, de décrire en détail le « système des millet », tant la
littérature sur cette question est abondante3. On se contentera de remarquer que ce
« système », qui doit son existence autant à l’élan modernisateur des hommes d’Etat des
tanzimat qu’aux pressions européennes exercées sur l’Empire ottoman, a permis aux sujets
non musulmans du sultan de bénéficier d’une substantielle marge d’autonomie, notamment en
matière d’organisation interne des communautés, de gestion des biens communautaires et de
politique scolaire. La liberté de manœuvre accordée aux communautés était telle que les
membres de celles-ci n’avaient que des contacts limités avec l’administration ottomane. Pour
3
C’est principalement à B Braude que l’on doit la notion de « système » appliquée aux règles mises en place, au
19ème siècle, pour organiser la vie interne des communautés non musulmanes de l’Empire ottoman. Cf.
« Foundation Myths of the Millet System », dans D. Braude et B. Lewis (eds.), Christian and Jews in he Ottoman
Empire, vol. 1, New York et Londres, Holmes & Meier, 1982, pp. 69-88. Cet article, ainsi que l’ensemble de
l’ouvrage dans lequel il est inséré, ont constitué le point de départ d’une abondante production sur le même
thème, production dont on peut retenir, par exemple, l’article « millet » de M. Ursinus dans l’Encyclopédie de
l’Islam.
3
bon nombre de question touchant au droit des personnes, l’instance compétente était l’autorité
religieuse ou civile de chaque millet. Bien souvent, c’est à ces instances qu’il revenait de
procéder à des dénombrements démographiques, de fournir des documents d’identité à leurs
administrés, d’enregistrer les transactions immobilières, ou même d’établir des passeports4.
Mais, à une époque où les élites des différentes composantes de la population
ottomane s’évertuaient à jeter les bases d’une cohabitation fraternelle entre les « nations » de
l’Empire et où les autorités impériales s’employaient à bâtir -difficilement- une appartenance
ottomane frappée au sceau de l’unité et de l’égalité, cette autonomie avait, paradoxalement,
un goût de mise en quarantaine. Dotés de leurs propres écoles, de leurs propres services de
santé, d’organes administratifs qu’ils n’avaient à partager avec aucune autre communauté, les
sujets chrétiens et juifs du sultan étaient désormais en mesure de vivre en vase clos et
n’avaient que rarement l’occasion de témoigner de leur adhésion à une même mystique
nationale. De surcroît, à supposer même qu’ils eussent voulu jouer la carte de l’intégration à
une virtuelle nation ottomane, il leur fallait compter avec les sentiments de méfiance dont, ici
ou là, ils ne manquaient pas de faire l’objet. C’est ainsi, en particulier, que les portes de
l’armée, lieu de brassage par excellence, leur étaient pratiquement closes, sauf pour quelques
spécialités techniques telles que la médecine militaire ou les travaux publics5. C’est ainsi, de
même, qu’il leur fallait s’accommoder d’une législation qui encadrait de manière assez stricte
leurs possibilités d’accès à la propriété foncière et immobilière.
A partir des années 1890, et même avant, ce n’est plus de simple méfiance qu’il s’agit,
mais de véritable divorce entre les minoritaires -que l’on ne désigne pas encore couramment
ainsi- et l’élément musulman de l’Empire. Les notables des communautés ont beau multiplier
les déclarations d’allégeance à l’endroit du sultan et de son gouvernement, ils ont beau
proclamer leur fidélité indéfectible à la patrie ottomane, les faits ne cessent de les démentir :
les organisations révolutionnaires arméniennes multiplient les actes de provocation,
fournissant aux autorités l’occasion d’ouvrir la bonde à de sanglantes répressions ; la guerre
gréco-turque de 1897 donne à voir, en Anatolie, des sujets chrétiens du sultan qui, gagnés à la
grécité, n’hésitent pas, l’espace d’une campagne militaire, à rejoindre les rangs de l’adversaire
pour combattre l’armée ottomane. En 1914, au moment où la Sublime Porte décide d’apporter
son soutien aux puissances centrales dans le conflit qui les oppose à l’Entente, le contentieux
4
Cf. M. Anastassiadou, « Déléguer pour gouverner. L’Etat civil au sein des communautés non musulmanes dans
l’Empire ottoman. Les Grecs orthodoxes d’Istanbul (1840-1923 », communication non publiée.
5
Voir à ce propos, par exemple, Gülnihal Bozkurt, Gayrimüslim Osmanlı Vatandaşların Hukukî Durumu. 18391914 (La situation juridique des ressortissants ottomans non musulmans. 1839-1914), Ankara, TTK, 1989,
pp.120-169.
4
entre les populations non musulmanes de l’Empire et les patriotes turcs, de plus en plus
nombreux à s’identifier comme tels, est considérable. Les revendications grecques relatives à
la Crète, la reprise des affrontements entre Arméniens et musulmans (notamment à Adana, en
1909), la guerre avec l’Italie suivie de près d’échecs militaires cinglants face aux puissances
balkaniques : autant de raisons d’en vouloir à ceux qui, à l’intérieur de l’Empire, ne disent que
du bout des lèvres leur attachement à la nation ottomane ou qui vont même jusqu’à la trahir6.
Mais le pire est encore à venir. En 1922, lorsque les délégués des puissances
belligérantes prennent place autour de la table des négociations à Lausanne, la Turquie vient
de sortir d’un véritable cataclysme, avec le sentiment d’avoir eu à faire front, durant huit
années tragiques, autant à des adversaires extérieurs qu’à une multitude d’ennemis de
l’intérieur. Ce ne sont pas seulement avec les Arméniens, victimes d’une politique
d’extermination dès les premiers mois de la Grande Guerre, que la rupture semble
irrémédiable. Les Grecs qui, au lendemain de l’armistice de Moudros (octobre 1918), ont
accueilli les forces de l’Entente avec de bruyantes manifestations d’enthousiasme et qui ont
facilité l’occupation des provinces égéennes par les troupes du roi Constantin, sont eux aussi
perçus comme des traîtres. D’autres nations chrétiennes, et notamment celle des AssyroChaldéens, n’échappent pas davantage à l’opprobre. Même les juifs, pourtant si prodigues en
gestes d’allégeance à l’égard du pouvoir, sont désormais suspects puisque certains d’entre
eux, gagnés aux idéaux sionistes, n’ont pas hésité à collaborer avec les nationalistes grecs et
arméniens7. A Lausanne, on verra le chef de la délégation turque, Ismet Pacha, affirmer, après
avoir fait l’historique de ces trahisons, que les Turcs étaient disposés à « oublier volontiers
tous les événements du passé »8. Vaines paroles. Le traumatisme était si profond qu’il devait
durablement la mémoire collective.
Nonobstant les rancœurs accumulées, les représentants du gouvernement d’Ankara
allaient demander avec insistance, pendant les négociations de paix, que les populations non
musulmanes de Turquie soient pleinement assimilés, du point de vue de leurs droits et devoirs
en tant que ressortissants turcs, à leurs « compatriotes » de religion musulmane, soulignant
dans le même temps qu’il n’était guère souhaitable de prévoir, pour les minoritaires, un
6
Sur l’émergence concomitante de la citoyenneté et du patriotisme ottoman, voir Füsun Üstel, Makbul
Vatandaş’ın Peşinde. Ikinci Meşrutiyet’ten Bugüne Vatandaşlık Eğitimi (A la recherche du citoyen convenable.
L’instruction civique [en Turquie] depuis la révolution jeune-turque jusqu’à nos jours), Istanbul, Đletişim Yay.,
2004.
7
A ce propos, voir P. Dumont, « French Free Masonry and the Turkish Struggle for Independence (19191923) », International Journal of Turkish Studies, vol. 3, n° 3, hiver 1985-1986, pp. 1-16.
8
Conférence de Lausanne sur les affaires du Proche-Orient (1922-1923). Recueil des actes de la conférence,
Paris, 1923, tome premier, p. 173.
5
régime de protection spécifique9. Dans le climat de l’époque, une telle suggestion n’avait
aucune chance d’aboutir. Largement gagnés aux quatorze points formulés par le président
américain Wilson dans les derniers mois de la guerre, les diplomates des puissances
victorieuses, en dignes héritiers de ceux qui avaient négocié quelques décennies plus tôt le
traité de Paris (1856) ou celui de Berlin (1878), n’entendaient guère renoncer à une de leurs
exigences fondamentales : la protection des minorités. Les procès-verbaux des dix-neuf
séances consacrées à cette question, du 12 décembre 1922 au 11 janvier 1923, donnent une
idée de l’âpreté des discussions. Accusations mutuelles, marchandages pied à pied, phrases
assassines. Exposés historiques et compendiums de doléances devaient aboutir aux articles 37
à 45 du traité de Lausanne qui régissent encore aujourd’hui le régime des minorités
aujourd’hui.
Que disent au juste ces articles ? Tout en veillant au respect de la souveraineté de la
Turquie, ils énoncent une série de dispositions visant à assurer aux membres des minorités
une large gamme de droits et « facilités ».
Certaines de ces dispositions sont de portée très générale. C’est ainsi que le
gouvernement turc s’engage, par l’article 38, « à accorder à tous les habitants de la Turquie
pleine et entière protection de leur vie et de leur liberté, sans distinction de naissance, de
nationalité, de langue, de race ou de religion ». Le même article garantit à tous les habitants
du pays le « libre exercice, tant public que privé, de toute foi, religion ou croyance ». Il stipule
enfin que les minorités non musulmanes jouiront pleinement de la liberté de circulation et
d’émigration, sous réserve de mesures restrictives susceptibles de s’appliquer à l’ensemble
des ressortissants turcs. L'article suivant ajoute que les membres des minorités non
musulmanes jouiront des mêmes droits civils et politiques que les musulmans. Il précise en
particulier que la différence de religion ne pourra pas constituer un obstacle pour l'admission
aux emplois publics, fonctions et honneurs ainsi que pour l'exercice des différentes
professions. De même, bien que le turc soit reconnu comme langue officielle du pays, les
minoritaires auront la possibilité d'utiliser librement leur langue (« une langue quelconque »,
dit le texte), aussi bien dans leurs relations privées et commerciales qu'en matière de religion,
de presse ou de publications de toute nature ; le gouvernement turc va jusqu'à s'engager à leur
reconnaître des « facilités... pour l'usage oral de leur langue devant les tribunaux ».
Les articles 40 à 43 énumèrent des dispositions d'un caractère plus ciblé :
- les minorités auront le droit de « créer, diriger et contrôler toutes institutions
9
Conférence de Lausanne sur les affaires du Proche-Orient, op. cit., séances du mardi 12 décembre et du
mercredi 13 décembre 1922, pp. 148-178.
6
charitables, religieuses ou sociales, toutes écoles et autres établissements d'enseignement et
d'éducation » (article 40) ;
- participation des fonds publics —budget de l'État, budgets municipaux ou autres—
au financement des institutions minoritaires (écoles, sociétés de bienfaisance, etc.) (article
41) ;
- des commissions spéciales seront chargées d'élaborer des dispositions permettant de
régler les questions relatives au statut familial ou personnel conformément aux usages des
minorités (article 42) ;
- les lieux de culte, cimetières et autres établissements religieux des minorités
bénéficieront de la protection du gouvernement ; celui-ci accordera toutes les facilités
nécessaires lorsqu'il s'agira de créer de nouveaux établissements religieux ou charitables
(article 42) ; `
- les membres des minorités non musulmanes ne pourront être astreints à accomplir un
acte quelconque constituant une violation de leur foi ou de leurs pratiques religieuses (article
43).
Les articles 44 et 45 précisent les modalités d'application de ces diverses dispositions.
Le premier de ces articles indique que les obligations édictées en faveur des minorités seront
placées sous la garantie de la Société des Nations dont l'assentiment sera nécessaire
préalablement à toute modification des stipulations. L'article 45 introduit le principe de la
réciprocité en statuant que les droits reconnus aux minorités non musulmanes de Turquie sont
également reconnus par la Grèce à la minorité musulmane se trouvant sur son territoire.
Ce qui frappe à la lecture de ces articles c’est qu’ils ne concernent, de manière fort
explicite, que les communautés non musulmanes. Comme l’a souligné récemment le
politologue Baskın Oran dans un ouvrage qui a causé des remous en Turquie10, les minorités
musulmanes ne sont guère prises en compte par le traité de Lausanne. Mieux, elles ne
bénéficient d’aucune reconnaissance juridique. A cet égard, il convient de souligner, comme
ne manquent pas de le faire les autorités turques chaque fois que le besoin s’en fait sentir, que
la question avait été longuement discutée durant la conférence. Lors de la séance du mercredi
20 décembre 1922, le délégué turc chargé du dossier, Rıza Nur Bey, avait fini par opposer une
fin de non-recevoir catégorique à toute velléité d’inclure des populations musulmanes dans la
catégorie des minoritaires : « Le projet allié parle de minorités musulmanes ; or, en Turquie, il
ne peut être question de telles minorités, car les traditions historiques, les conceptions
10
Türkiye’de Azınlıklar. Kavramlar, Teori, Lozan, Đç Mevzuat, Đçtihat, Uygulama (Les minorités en Turquie. Les
concepts, la théorie, Lausanne, Réglementation intérieure, Jurisprudence, Application), Istanbul, Đletişim, 2004.
7
morales, les mœurs ainsi que les us et coutumes, créent entre les musulmans vivant en
Turquie l’union la plus complète ; en outre, au point de vue du droit de famille et des droits
politiques, civils et autres, il n’y existe aucune différence entre les musulmans qui, tous,
participent sur un pied de parfaite égalité au gouvernement et à l’administration du pays »11.
Aussi peu convaincante qu’elle fût, cette argumentation avait suffi à faire taire les diplomates
alliés et ceux-ci s’étaient rangés à l’opinion du gouvernement d’Ankara selon laquelle seuls
les chrétiens et juifs pouvaient accéder à un statut spécifique.
Aujourd’hui, avec le recul du temps, il semble évident que les plénipotentiaires
chargés de négocier la paix sur les rives du Léman auraient pu mieux faire. Leur définition
des minorités de Turquie, telle qu’elle allait s’inscrire dans le marbre du traité de Lausanne,
est extrêmement restrictive et tourne le dos à une des préoccupations prioritaires de la
négociation internationale d’après-guerre, à savoir la nécessité d’assurer une protection
suffisante aux populations minoritaires, quelle que fussent leur nationalité, leur langue ou leur
religion. Mais il faut bien voir que, dans le climat de l’époque, la façon dont les diplomates
avaient fini par boucler le dossier n’avait rien de choquant. Depuis la fin du 18ème siècle,
toutes les grandes négociations entre la Turquie et les puissances européennes n’avaient eu
d’yeux que pour les sujets non musulmans du sultan. Dans le même temps, l’idée que tous les
musulmans de l’Empire étaient les membres d’un même corps, quelle que fût leur
appartenance ethnique, s’était progressivement imposée comme un des leitmotive de
l’idéologie impériale. Même si la délégation turque dépensa quelques efforts, à Lausanne,
pour y défendre le projet d’une citoyenneté unitaire, débarrassée de la question des minorités,
il était inévitable que la négociation reprît à son compte les anciens schémas, mettant face à
face, et pour toujours, la communauté des musulmans et les millet infidèles.
Un autre point qui attire l’attention, à la lecture du traité, est que celui-ci, lorsqu’il se
réfère aux minorités non musulmanes, ne fait guère le détail. C’est dire qu’en théorie, toutes
les populations chrétiennes et juives de Turquie, de quelque chapelle qu’elles fussent,
pouvaient prétendre à bénéficier des garanties énumérées dans le texte. Au demeurant, dans
les procès-verbaux de la commission des minorités, il est fait spécifiquement mention des
Nestoriens, des Assyriens et des Turcs orthodoxes12 comme étant des éléments susceptibles
d’être concernés par les négociations en cours13. Il est assez curieux, dès lors, que seuls les
Grecs orthodoxes, les Arméniens grégoriens et les Juifs aient eu accès aux avantages que le
11
Conférence de Lausanne sur les affaires du Proche-Orient, op. cit., séance du mercredi 20 décembre, p. 462.
Il s’agit des populations turcophones de religion orthodoxes que la littérature spécialisée désigne plus
couramment sous le nom de karamanlı.
13
Conférence de Lausanne sur les affaires du Proche-Orient, op. cit., séance du mercredi 13 décembre, p. 172.
12
8
traité faisait miroiter. Dans son ouvrage déjà cité, B. Oran ne manque pas de le souligner14. Il
note aussi que si certaines « petites » minorités, notamment les Chaldéens, les Assyriens et les
Nestoriens, n’ont tiré aucun profit des dispositions de Lausanne, c’est entre autres parce que
les autorités d’Ankara, dès les années 1920, avaient mis en veilleuse les droits qui venaient de
leur être accordés. Il reste à ajouter que cette violation patente du traité doit être mise en
rapport avec les graves désordres qui secouèrent les provinces orientales de l’Anatolie peu de
temps après la proclamation de la République, désordres auxquels les Nestoriens en
particulier, dans la région de Hakkari, ne s’étaient pas privés de participer15.
Que les autorités turques n’aient pas jugé nécessaire d’accorder aux communautés
chrétiennes installées dans l’est du pays les mêmes droits qu’aux Grecs, aux Arméniens et aux
Juifs ne représente pas le seul accroc infligé au traité de Lausanne. Dès 1925, l’édifice
imaginé par les diplomates a commencé à être grignoté. Le premier épisode de cette
reconquête du terrain cédé est aussi le plus « dramatique ». En effet, quelques mois avant
l’adoption par l’Assemblée nationale d’Ankara d’un code civil emprunté au droit suisse
(celui-ci fut voté en 1926), les minorités ont été sommées de renoncer par écrit aux droits
découlant de l’article 42 du traité. L’argumentation du gouvernement était imparable : la
nouvelle législation permettait à tous les citoyens de bénéficier d’un dispositif juridique
d’inspiration européenne et qui ne devait plus rien au droit musulman ; il n’était plus
nécessaire, dans ces conditions, que les minoritaires continuent de faire appel, pour les
dossiers touchant à la famille et aux questions successorales, au droit de leur communauté
d’origine. Ni les Grecs, ni les Arméniens, ni les Juifs ne devaient oublier de sitôt les débats
houleux au terme desquels ils durent, parfois sous la menace, renoncer à l’un de leurs
privilèges les plus emblématiques.
Même si, à en croire les autorités turques, les minorités avaient renoncé « de leur plein
gré » à l’article 42 du traité, cet abandon n’en constituait pas moins un acte unilatéral,
manifestement contraire à l’une des conditions imposées à la Turquie par les Puissances, celle
de soumettre toute modification à l’aval préalable de la SDN. Par touches successives,
d’autres violations allaient suivre. C’est ainsi, en particulier, qu’on vit très vite les facilités
promises relativement à l’utilisation de la langue maternelle ou la création d’écoles,
d’hôpitaux et de sociétés de bienfaisance se muer en un arsenal de règles tatillonnes, souvent
aussi rigides que floues, visant à empêcher l’épanouissement culturel, religieux et matériel des
communautés.
14
15
Türkiye’de Azınlıklar, op. cit., pp. 67-69.
Yonca Anzerlioğlu, Nasturîler (Les Nestoriens), Ankara, 2000, pp. 109 et sv.
9
Ces coups de canif répétés ne devaient cependant pas suffire à vider le traité de
Lausanne de sa substance. Sur le papier, mais aussi dans les faits, c’est encore ce document
qui, dans la Turquie d’aujourd’hui, régit le statut des minorités. D’où les nombreuses gloses
dont il fait l’objet. Il faut cependant reconnaître qu’il ne tient compte que très imparfaitement
des réalités de la Turquie actuelle et des nouvelles exigences imposées à celle-ci dans le
contexte de sa candidature à l’intégration dans l’Union européenne. Les minorités non
musulmanes dont il y est question ne représentent plus que des populations résiduelles. En
revanche, se pose désormais avec une grande acuité la question des minorités musulmanes,
celles-là même que les plénipotentiaires du gouvernement d’Ankara à Lausanne considéraient
comme faisant partie, depuis toujours et pour toujours, de la nation turque. Même si le traité
de Lausanne, comme le montre fort bien B. Oran16, n’a pas totalement oublié ces éléments de
la populations ne serait-ce qu’en les faisant bénéficier de dispositions générales applicables à
l’ensemble des ressortissants turcs, il est manifeste qu’il mériterait de faire l’objet d’une
révision radicale.
2. Des citoyens…. « étrangers »
Comment concilier le droit à la différence, reconnu aux minorités par le traité de Lausanne,
avec le projet, fermement affiché par le régime kémaliste, de construire un Etat moderne,
fondé sur la souveraineté confiée aux mains d’une nation une et indivisible ? En d’autres
termes, comment intégrer l’ancien « système des millet », hérité de l’Empire ottoman et
maintenu en vie par la volonté des chancelleries occidentales, dans le moule passablement
réfractaire aux cocktails ethniques et culturels - de l’Etat-Nation ? La question s’est très vite
posée, et les producteurs de littérature politique chargés de fournir une idéologie à la nouvelle
Turquie y ont répondu non sans quelque embarras.
Ouvrons par exemple un classique du kémalisme, les Medenî Bilgiler, sorte de manuel
d’instruction civique publié 1931, moins d’une dizaine d’années après la proclamation de la
République, sous la signature d’Afet Inan, une des filles spirituelles de Kemal Atatürk17.
Ouvrage intéressant à plus d’un titre, et notamment parce qu’il inclut de nombreux passages
rédigés par Mustafa Kemal en personne, proposant de la sorte une première tentative de
formulation idéologique globale. Le premier chapitre du livre est entièrement consacré à la
définition du concept de nation. Son auteur, en l’occurrence le fondateur du nouveau régime,
16
Türkiye’de Azınlıklar, op. cit., pp. 71 et sv.
Prof. Dr. A. Afetinan, Medeni Bilgiler ve M. Kemal Atatürk’ün El Yazıları (Les connaissances civiques et les
manuscrits de M. Kemal Atatürk), réédition, Ankara, TTK, 1988.
17
10
ne manque pas d’y faire référence à l’enracinement ethnique des Turcs. Langue, race, ethnie,
tribus… Tels sont, ici, les premiers mots-clés qui permettent de cerner le fait national. Mais,
peut-on lire au détour d’un paragraphe, la nation turque se définit surtout par un sentiment
d’appartenance à une même civilisation. Ce qui compte véritablement c’est le parcours
historique que les peuples portent en eux, les mœurs et coutumes qu’ils partagent, les liens qui
les unissent18. Aucune mention expresse des minorités. Mais l’insistance avec laquelle
Mustafa Kemal nie, dans ces pages, l’importance du facteur religieux, et les lignes qu’il
consacre à la nécessité d’oublier les clivages du passé afin de construire une communauté
nationale formée d’éléments soudés les uns aux autres par un destin commun, sont
suffisamment explicites. Comme l’avait déjà tenté Ismet Pacha à Lausanne, il s’agit de
tourner la page d’un passé marqué par la difficile cohabitation, sous la houlette du sultan, de
communautés enfermées dans leurs particularismes pour jeter les bases d’une citoyenneté
unitaire, abritant sous un même toit tous les éléments de la population, de quelque
appartenance religieuse qu’ils fussent.
On retrouve une approche comparable dans un livre de Tekin Alp publié en langue
française, le Kémalisme, un des rares ouvrages ayant eu pour objet, du vivant même de
Mustafa Kemal, de proposer un exposé systématique de la doctrine officielle du moment. Son
auteur commence par y rappeler que le programme du Parti du Peuple définit la Nation
comme « une formation sociale et politique renfermant des concitoyens liés les uns aux autres
par une communauté de langue, de culture et d’idéal »19. Il s’empresse ensuite de faire
remarquer que cette définition exclut toute référence à la religion et à la race. Il donne enfin la
parole à Recep Peker, secrétaire général du Parti du Peuple : « Nous considérons comme
nôtres ceux de nos concitoyens qui vivent parmi nous, qui, politiquement et socialement,
appartiennent à la Nation turque et auxquels on a inculqué des idées et des sentiments tels
que le « kurdisme », le « circassianisme » et même le « lazisme » et le « pomakisme ». Nous
considérons comme de notre devoir de mettre fin, par des efforts sincères, à ces fausses
conceptions, léguées par le régime absolutiste, et qui sont le produit de longues oppressions
historiques. Les vérités scientifiques d’aujourd’hui n’admettent pas la possibilité d’existence
indépendante pour une nation de quelques centaines de milliers ni même d’un million
d’individus. »20
18
Medenî Bilgiler, op. cit., pp. 21-23.
Takin Alp, Le Kémalisme, Paris, Alcan, 1937, p. 251.
20
Tekin Alp, op. cit., pp. 253-254.
19
11
Depuis Lausanne, on le voit, la thèse officielle n’a guère changé : quel que soit leur
enracinement ethnique, les musulmans de Turquie font partie de la nation turque. Mais Recep
Peker, tel que Tekin Alp le traduit en français, va plus loin : « Nous tenons à exprimer avec la
même franchise et avec a même sincérité notre opinion en ce qui concerne nos concitoyens
juifs et chrétiens. Notre Parti reconnaît complètement comme Turcs ces concitoyens pour
autant qu’ils rentrent dans notre communauté de langue et d’idéal. »21
Ces propos ont le mérite de la clarté. En ces années 1930, l’équipe dirigeante d’Ankara
pensait de tout évidence avoir trouvé la pierre philosophale qui permettrait de « turquiser » les
populations non turques. Il suffisait de mettre la religion au rancart, ou pour le moins de la
considérer comme une affaire privée, et de miser sur l’intégration par la langue et le partage
d’un même « idéal ». Dans les faits, cette stratégie, dont la finalité n’était pas seulement de
renforcer la cohésion nationale mais aussi de répondre au besoin d’accroître le vivier de
citoyens turcs22, allait se traduire par toute une série de mesures visant à l’acculturation des
minorités. C’est ainsi, en particulier, que les écoles minoritaires durent faire une place
grandissante aux cours de langue et d’histoire turques. La turquification passait aussi par des
campagnes qui, à intervalles réguliers, appelaient les citoyens, sur le ton de la menace, à
parler le turc et à utiliser cette langue dans toutes les circonstances de leur vie publique et
privée23.
Toutefois, dans le même temps où la construction d’une Nation homogène semblait
être une des priorités du nouvel Etat, les minorités avaient à faire face, de manière fort
paradoxale, à des mesures discriminantes qui les renvoyaient à leur altérité. La liste est longue
de ces pratiques, souvent perçues comme des brimades, voire des persécutions. Dans les
années 1920 et 1930, ce fut le licenciement des employés minoritaires travaillant dans
certaines grandes entreprises et l’interdiction qui leur étai faite d’exercer certain métiers
(généralement au motif d’une connaissance insuffisante de la langue turque)24. Au début de la
Deuxième Guerre Mondiale, Grecs, Juifs et Arméniens se plaindront d’être mobilisés en
21
Tekin Alp, op. cit., p. 254.
Voir à ce propos Rona Aybay, « Teba-i Osmaniden T. C. Yurttaşına Geçişin Neresindeyiz ? » (Ou en sommesnous du passage du sujet ottoman au citoyen de la République de Turquie ? », dan Artun Ünsal (ed.), 75 Yılda
Tebaa’dan Yurttaş’a Doğru (Du sujet au Citoyen au cours des 75 années [de République]), Istanbul : Tarih
Vakfı, 1998, p.40.
23
Le slogan des patriotes qui menaient ces campagnes était : « Vatandaş, Türkçe Konuş ! » (Citoyen ! Parle
turc !). Voir par exemple à ce propos Bozkurt Güvenç, « Cumhuriyet ve Kimlik : Konu, Sorun, Kapsam ve
Bağlam » (République et Identité), 75 Yılda Tebaa’dan Yurttaş’a Doğru, op. cit., p. 121.
24
Cf. à ce propos R. Bali, Bir Türkleşme Serüveni, op. cit., pp. 206 et sv.
22
12
masse dans l’armée, alors même que le pays n’était pas partie prenante au conflit25. En 1942,
ce devait être le drame de l’impôt sur la fortune (varlık vergisi) auquel tous les citoyens
fortunés furent théoriquement soumis mais dont la mémoire minoritaire conserve, aujourd’hui
encore, un souvenir particulièrement cuisant tant les choses furent conduites de manière
arbitraire et dans un climat de mise à mort26.
A ces vexations viennent faire pendant, parfois sous la plume de membres éminents du
Parti du Peuple, des propos qui n’ont rien à voir avec les déclarations lénifiantes des textes
officiels. Ainsi, il n’est pas sans intérêt de constater que Recep Peker, à qui l’on doit des
textes prônant une citoyenneté turque ouverte à tous, pouvait aussi, à l’occasion, se faire le
chantre enflammé du sang turc et de la pureté raciale27. Un slogan attribué à Mustafa Kemal
condense cette propension à mettre en avant la race et l’ethnie : « Qu’il est heureux celui qui
peut se dire Turc ». Dans un ouvrage récent, le politologue Ahmet Yıldız a montré qu’il ne
s’agissait pas seulement, pour les dirigeants kémalistes, de ciseler des formules frappantes
mais aussi, chaque fois qu’ils en eurent l’occasion, de mettre en œuvre une politique
largement fondée sur ce que l’on appellerait aujourd’hui la « préférence ethnique »28.
Cette approche raciste du fait national -dont il faut reconnaître qu’elle se signale
surtout comme l’apanage des cercles ultra-nationalistes, autant dans les années d’entre-deuxguerres qu’aujourd’hui - s’accompagne bien souvent d’un autre thème, bien plus pernicieux,
celui de l’ennemi intérieur. On doit se reporter à ce propos au travail que Füsun Üstel a
consacré à l’histoire de l’éducation citoyenne en Turquie, travail qui signale la présence d’un
tel motif dans les manuels d’instruction civique turcs dès 1924, alors que la République vient
tout juste d’être proclamée29. Qui est au juste cet ennemi intérieur ? Généralement, il n’est pas
désigné de manière explicite. Mais, il arrive parfois, au détour d’une phrase, qu’il prenne les
traits, par exemple, de « l’escroc arménien »30 ou de quelque kaçakçı (« fraudeur »), terme
qui, dans les années 1930 et 1940, était quasiment synonyme de « chrétien » ou de « juif ». Ce
25
Sur cette question, qui a fait couler beaucoup d’encre, voir, pour ce qui concerne l’élément juif, R. Bali,
Devlet’in Yahudileri ve « Öteki » Yahudi (Les Juifs de l’Etat et « l’autre » Juif », Istanbul, Đletişim, 2004, pp. 299
et sv.
26
R. Bali, Bir Türkleşme Serüveni, op. cit., pp. 424-495, fait revivre les événements avec un luxe détails. Voir
aussi A. Aktar, Varlık Vergisi ve Türkleştirme Politikaları (L’impôt sur la fortune et les politiques de
turquification), Istanbul, Đletişim, 2000.
27
Recep Peker, Đnkilap Tarihi Dersleri (Leçons d’histoire de la révolution [turque], Istanbul, Đletişim, 1984. Voir
aussi Modern Türkiye’de Siyasi Düşünce. Cilt 2. Kemalizm (La pensée politique dans la Turquie moderne.
Volume 2. Le kémalisme, Istanbul, Đletişim, 2001, pp. 58-63.
28
Ahmet Yıldız, Ne Mutlu Türküm Diyebilene. Türk Ulusal Kimliğin Etno-Seküler Sınırları. 1919-1938 (Qu’il
est heureux celui qui peut se dire turc ? Les limites ethno-séculaires de l’identité nationale turque. 1919-1938),
Istanbul, Đletişim, 2001.
29
Füsun Üstel, Makbul Vatandaş’ın Peşinde, op. cit., p. 211.
30
Ali Kami, Yurt Bilgisi (Connaissance de la Patrie), 1927-1928, cité par F. Üstel, op. cit., p. 211.
13
n’est pas seulement dans les premières décennies de la République que le minoritaire est
perçu comme un fomenteur de troubles ou un comploteur. Un demi-siècle plus tard, on verra
les manuels d’instruction civique produits dans le sillage du coup d’Etat militaire de
septembre 1980, reprendre à leur compte le thème du danger intérieur, avec pour ligne de
mire, cette fois, à côté des communautés non musulmanes, un certain nombre d’ethnies jadis
considérées comme faisant irréfutablement partie de la nation, mais soupçonnées désormais
d’avoir été gagnées au terrorisme31. Même si l’islam est à présent considéré comme un des
facteurs fondamentaux de la cohésion nationale, il peut arriver que des populations
musulmanes soient elles aussi porteuses de trahison.
Dans les mêmes années, ce ne sont pas seulement les auteurs des manuels scolaires qui
s’emploient à dénoncer les risques que les minorités font courir à la République. Il est
frappant de constater que le thème fait même son apparition dans le journal officiel de la
République. Ainsi, en date du 28 décembre 1988, une directive y énumère les mesures à
prendre pour protéger le pays contre les actes de sabotage. Curieusement, les membres des
minorités non musulmanes sont mentionnés en bonne place, dans ce texte, parmi les individus
susceptibles de se livrer à de tels actes32.
Que faire pour empêcher les minorités de nuire ? A divers moments de l’histoire de la
République, les autorités ont répondu à cette question en préconisant une politique
d’intégration musclée ou, au contraire, en tenant les minoritaires à l’écart des postes de
responsabilité. Mais on peut aussi trouver, dans la masse considérable des textes consacrés à
la question, des propositions beaucoup plus radicales. Un exemple particulièrement
significatif : une brève « chronique » parue sous la signature de Burhan Asaf dans le numéro
16 de la revue Kadro -un périodique que l’on situe d’ordinaire à l’aile gauche du
kémalisme - en avril 1933. L’auteur commence par y faire allusion au sort peu enviable
réservé aux juifs dans l’Allemagne nazie. Il s’intéresse ensuite aux minorités de Turquie,
dénonçant leur manque d’esprit national. La dissertation débouche sur des menaces : si les
minorités continuent de trahir les intérêts de la nation, elles devront quitter le pays. « Les
Turcs sont un peuple hospitalier, » pouvons-nous lire, « mais lorsqu’une visite se prolonge, il
faut soit que les visiteurs acceptent de se mêler au gens de la maison, soit qu’ils s’en
aillent. »33
31
F. Üstel, op. cit., pp. 277 et sv.
Cette directive est mentionnée par Fethiye Çetin, « Yerli Yabancılar » (Les étrangers indigènes), dans Ulusal,
Ulusalüstü ve Ulusal Hukukta Azınlık Hakları (Droits des minorités en droits national, supranational et
international), Istanbul, Đstanbul Barosu, 2002, pp. 71-81.
33
Burhan Asaf, « Bizdeki Azlıklar » (Nos minorités), Kadro, n° 16, avril 1933, p. 52.
32
14
Il ne s’agit pas ici d’un point de vue propre au seul auteur du texte. Ni d’une approche
à mettre en rapport avec le contexte historique très particulier dans lequel elle s’inscrit.
Puisant son inspiration dans la manière dont le régime nazi fraîchement arrivé au pouvoir
traitait les Juifs, le collaborateur de la revue Kadro voyait dans les minoritaires des
« visiteurs ». D’autres, les considéraient tout bonnement comme des « étrangers ».
Aujourd’hui encore, tel est souvent le terme qui, dans la conversation courante, se présente
spontanément à l’esprit de bon nombre de Turcs, toutes appartenances sociales confondues,
lorsqu’il s’agit de désigner leurs concitoyens chrétiens ou juifs. C’est dire qu’aux yeux d’une
partie de l’opinion publique, les minoritaires n’ont jamais cessé de représenter, de manière
plus ou moins explicite, des ressortissants d’un type particulier. D’aucuns ont même forgé,
pour les désigner, un concept passablement singulier : celui d’étrangers indigènes (yerli
yabancılar).
On doit à Fethiye Çetin, une étude solidement documentée sur ce concept34. Cette
juriste turque montre que ce n’est pas seulement par lapsus, dans le langage de tous les jours,
que les minoritaires apparaissent comme des « étrangers ». Ainsi, dans la directive de 1988
sur les mesures à prendre contre les risques de sabotage, ils sont désignés sans détours comme
des « étrangers indigènes de sujétion turque ». Le même texte précise qu’il s’agit d’individus
de « race étrangère ». On apprend aussi, grâce à ce travail, que les minoritaires ont été
pendant assez longtemps enregistrés, durant les premières années de la République, dans des
registres spéciaux appelés « registres des étrangers » (ecanip defterleri) et que leur carte
d’identité ne manquait pas de signaler cette inscription. Enfin, l’auteur signale plusieurs
jugements de la cour de cassation (1971,1975) portant sur des affaires relatives aux biens des
fondations pieuses des communautés, jugements qui, de manière répétée, qualifient les
personnes morales en cause de « non turques » et estiment qu’elles ressortissent, pour ce qui
concerne leur patrimoine immobilier, du droit des étrangers.
Qu’un concept comme celui d’étrangers indigènes ait pu prendre forme et s’imposer
jusque dans les échelons les plus élevés de l’appareil judiciaire turc constitue assurément une
frappante bizarrerie. Il faut cependant reconnaître que la chose peut s’expliquer. Il y a d’abord
le fait que, dans la mémoire collective turque, les nombreux affrontements qui ont opposé, au
cours du 19ème siècle et des premières décennies du 20ème siècle les minoritaires à l’élément
dominant sont loin de s’être dissout dans l’oubli. Leur souvenir est au contraire très vif, quoi
qu’aient tenté les premières générations kémalistes pour jeter un voile sur des événements
34
« Yerli Yabancılar », op. cit.
15
qu’ils estimaient appartenir au passé. D’autre part, il est certain que le statut dont les minorités
furent dotées à Lausanne n’était guère fait pour faciliter leur intégration dans la communauté
nationale. Dans la vision des autorités turques, il s’est toujours agi, hier comme aujourd’hui,
de construire une nation une et indivisible, calquée sur les grandes nations mono-ethniques
(ou prétendues telles) de l’Europe occidentale. Face à un tel projet, la survie du système des
millet, soutenue par les chancelleries occidentales, ne pouvait que poser problème. Certes, la
jeune République turque aurait pu, dans ses années de créativité, explorer une autre voie que
celle de l’édification d’un monde moniste. Elle aurait pu tabler sur la diversité de son vivier
démographique et s’efforcer, dans une vision pluraliste de son avenir, de mettre sur pied un
régime fondé d’avantage sur le rassemblement des citoyens autour d’un projet commun que
sur un mythe unitaire ayant la race turque pour axe. Si elle n’y a pas songé, c’est
probablement parce qu’à l’époque où Mustafa Kemal et les siens s’employaient à façonner le
nouvel Etat anatolien, le modèle de l’Etat-Nation était le seul qui paraissait dans l’air du
temps et que ce modèle était imperméable à une approche respectueuse du droit à la
différence.
3. Un dossier symptomatique : les fondations pieuses des minorités (azınlık vakıfları)
Appréhendés à la fois comme des « étrangers » -ou pour le moins comme des ressortissants
différents des autres membres de la communauté nationale- et comme des citoyens d’une
République entièrement édifiée sur le mythe d’une nation une et indivisible, les minoritaires
se trouvent constamment confrontés, dans leurs relations avec l’Etat, à des situations
inconfortables. Tantôt, les autorités entendent leur appliquer la loi commune, sans tenir
compte du droit à la différence qui leur a été accordé par le traité de Lausanne ; tantôt, elles
mettent l’accent sur la spécificité de leur statut et les soumettent à des mesures qui ne
s’appliquent qu’à eux. Dans tous les cas, ceux qui se retrouvent ainsi entre deux chaises
s’estiment perdants. Qu’ils soient traités comme des citoyens à part entière (et donc soumis
aux mêmes lois et règlements que les citoyens turcs de religion musulmane) ou qu’il leur
faille s’accommoder de dispositions particulières, ils ont le sentiment de faire l’objet de
mesures vexatoires.
On retrouve ce double langage des autorités à l’endroit du fait minoritaire, et, du côté
des minorités, cette tendance à se poser constamment en victimes, dans la plupart des
contentieux opposant les communautés non musulmanes à l’Etat. Nous n’évoquerons ici, à
titre d’exemple, qu’un seul dossier, celui des fondations pieuses des minorités (désignées, en
turc, sous le nom de azınlık vakıfları ou de cemaat vakıfları). Ces fondations qui rassemblent
16
une grande partie des patrimoines communautaires -lieux de culte, monastères, cimetières,
écoles, hôpitaux, immeubles de rapport, boutiques, terrains…- ont fait l’objet, depuis le milieu
des années 1930, l’objet d’intenses affrontements opposant les communautés, mues par une
logique de conservation, aux autorités, désireuses, elles, de s’assurer le plein contrôle des
biens minoritaires. Les divers épisodes de cette lutte, qui a pris, à partir de la fin des années
1960, la forme de procédures interminables engagées non seulement devant les tribunaux
turcs mais aussi devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, illustrent de manière
particulièrement symptomatique la double ambiguïté qui marque, en Turquie, les relations
entre les minorités non musulmanes et l’Etat. D’un côté, on a affaire à des communautés qui
revendiquent la pleine citoyenneté tout en récusant certaines des conséquences d’un tel statut ;
de l’autre, à un Etat qui tantôt fait mine d’appliquer à ses ressortissants minoritaires la loi
commune, tantôt amoncelle les mesures d’exception.
Ici encore, pour bien comprendre les choses, un bref survol historique est nécessaire.
Il convient tout d’abord de remarquer que le patrimoine immobilier et foncier des
minoritaires, surtout lorsqu’il s’agit de biens collectifs, est éminemment vulnérable parce qu’il
s’est constitué, au fil des siècles, dans un environnement juridique soupçonneux à l’endroit
des non musulmans et toujours attentif à restreindre leur accès à la propriété. Les multiples
limitations dont les minorités ont eu à s’accommoder pour édifier leur patrimoine ont
incontestablement atteint l’objectif recherché. Aujourd’hui, en ce qui concerne bon nombre de
leurs biens, les instances communautaires sont dans l’incapacité de produire des titres de
propriété pleinement probants et doivent s’appuyer, pour justifier de leurs droits, sur des
documents et des arguments qui ne parviennent pas toujours à convaincre, loin s’en faut, les
tribunaux saisis des situations litigieuses.
Jusqu’au moment où furent mises en route, sous les règnes des sultans Abdulmecid Ier
(1839-1861) et Abdulaziz (1861-1876), les réformes connues dans l’historiographie sous le
nom de tanzimat, les minoritaires se trouvaient bien souvent dans l’obligation de faire appel,
pour se doter de nouveaux édifices communautaires, à des stratagèmes éprouvés. Par
exemple, la construction de nouveaux lieux de culte étant en principe prohibée, il suffisait
généralement d’apporter la preuve de l’existence, en un lieu donné, de quelque église en
ruines pour obtenir, sans grande difficulté, l’autorisation de « restaurer » sollicitée. Avec les
tanzimat, plus besoin de recourir à de tels subterfuges. Le hatt-i humayûn (décret impérial) de
1856, en particulier, prévoit une large gamme de mesures en faveur des communautés non
musulmanes. Promulgué sous la pression des puissances européennes, à la veille de la
conférence réunie à Paris pour mettre fin à la guerre de Crimée, ce document envisage
17
notamment que les populations chrétiennes et juives puissent se doter librement, sous
certaines conditions, de toutes les infrastructures dont elles pourraient avoir besoin : hôpitaux,
églises, écoles, lieux de sépulture… Parallèlement, il met en chantier une réforme du
fonctionnement interne des communautés, par transfert d’une partie du pouvoir à des comités
de laïcs au sein desquels les nouvelles élites éclairées, porteuses de grandes ambitions
nationales, savent faire régner leur loi. Pour les paroisses et autres organismes
communautaires, ce devait être le début d’une grande fièvre bâtisseuse qui, en l’espace de
quelques décennies, allait modifier notablement le paysage urbain d’Istanbul. Ecoles à allures
de palais, églises dressant fièrement leurs tours équipées de cloches signées des meilleurs
artisans, bâtiments majestueux voués aux activités de bienfaisance et de sociabilité d’une
bourgeoisie minoritaire en pleine ascension…
Mais tous ces édifices s’élèvent sans que le législateur ottoman n’ait réglé l’épineuse
question du statut juridique des biens communautaires, ni celle des formes de propriété
susceptibles d’assurer aux communautés une certaine pérennité de leurs droits sur les
immeubles et terrains placés sous leur administration. De fait, le droit ottoman, même
remodelé par les juristes des tanzimat, n’admet guère, en matière de propriété immobilière
tout au moins, le concept de personne morale. Dans ces conditions, les instances
communautaires sont donc habituellement contraintes de faire enregistrer leurs biens au nom
de personnes physiques. Encore est-il indispensable, jusqu’à ce qu’une loi de 1867 autorise du
bout des lèvres les étrangers à acquérir des biens immobiliers en Turquie, que ce propriétaire
fictif soit sujet ottoman. D’où le recours systématique, jusqu’à une date tardive, à des prêtenoms de sexe féminin, épouses ottomanes de sujets étrangers, et bénéficiaires, à ce titre, à la
fois d’une certaine protection consulaire et d’une appartenance rassurante à la grande famille
des sujets du sultan. La formule est évidemment scabreuse : il suffit -scénario courant- que le
propriétaire fictif décède en laissant derrière lui des héritiers décidés à faire valoir leurs droits
pour que la communauté soit en fort mauvaise posture.
A l’époque ottomane, une autre voie à laquelle les non musulmans avaient la
possibilité de faire appel pour se doter d’infrastructures communautaires était celle de la
fondation pieuse, sur le modèle des vakıf musulmans. Rien, dans la législation ottomane,
n’interdisant le recours à un tel procédé, un certain nombre de vakıf chrétiens n’ont pas
manqué de voir le jour. Cependant, ceux-ci semblent avoir été assez peu nombreux. Un
registre conservé par la direction générale des vakıf, à Ankara, n’en mentionne que 31 pour
18
l’ensemble de la période allant de 1728 à 191235. Il s’agit là d’un décompte certainement
partiel. On peut néanmoins en déduire que les évergètes grecs du XIXe siècle, qui firent tant
pour améliorer le sort de leurs coreligionnaires, ne considéraient pas le vakıf comme un outil
adapté aux besoins du moment. Cette réticence à l’égard d’un moyen pourtant couramment
utilisé, dans le contexte ottoman, pour mettre un certain nombre de biens, sans limitation de
temps, à la disposition de la population tient probablement au fait que dès le règne de
Mahmut II (1808-1939), la Sublime Porte avait commencé à exercer une tutelle tatillonne sur
les vakıf, détournant à son profit une partie des ressources produites par ces biens. On conçoit
aisément que les non musulmans ne pouvaient pas appréhender d’un bon œil une telle
interférence de l’Etat ottoman dans des affaires qu’ils considéraient comme internes.
Enfin, sans être à proprement parler des vakıf, certains grands établissements
minoritaires présentent un profil qui peut faire penser, à la condition de ne pas être trop à
cheval sur les définitions juridiques, à ce type de bien. Assez peu nombreuses, ces institutions
doivent leur existence non pas à un acte de fondation dressé à l’initiative de quelque généreux
donateur, conformément au prototype des vakfiye musulmans, mais à un firman impérial. Tel
est le cas, en particulier, de la plupart des églises construites dans la capitale ottomane au
XIXe siècle. C’est aussi le cas de l’hôpital de Balıklı, une des fiertés de la communauté
grecque d’Istanbul. Ce vénérable établissement, dont le noyau initial vit le jour en 1753, est
redevable de son statut de bien communautaire à un firman de Selim III, daté des dernières
années du XIXe siècle36.
Mais pour quelques établissements qui peuvent se réclamer d’une charte revêtue de la
tugra impériale, et dotés d’une personnalité officiellement reconnue, combien de biens au
statut boiteux ! Combien d’immeubles dépourvus d’actes de propriété convaincants !
Combien de dispositifs bricolés ! Il faudra attendre une loi de 191237 pour que les personnes
morales soient autorisées, en Turquie, à posséder des biens immobiliers. Ce texte permettait
aux communautés de renoncer au système, éminemment risqué, des prête-noms et de faire
enregistrer leurs biens, que ceux-ci fussent acquis par voie de donation ou par tout autre
moyen, à leur propre nom. Un premier délai de six mois octroyé pour réaliser cette opération
fut plusieurs fois prorogé. Il semble que la loi ait été suivie d’effet. En tout cas, les archives de
la direction générale des vakıf conservent la trace de près d’une cinquantaine de bâtiments
35
Nazif Öztürk, Azınlık Vakıfları (Les fondations pieuses des minorités), Ankara, Altınküre Yay., 2003, p.120.
Nuran Yıldırım, « Balıklı Rum Hastanesi », dans Istanbul Ansiklopedisi, Istanbul, Tarih Vakfı, 1994, vol. 2,
p. 25.
37
Mehet Dikici, Uyum Yasaları. Yabancıların Mülk Edinmeleri ve Azınlık Vaıfları (Paquets législatifs
d'harmonisation. Le droit à la propriété des étrangers et les fondations pieuses des minorités), Đstanbul, Çatı
Kitapları, 2005, p. 55.
36
19
communautaires construits à Istanbul entre 1847 et 1914, ce qui présuppose, naturellement,
que les communautés aient pris l’initiative, à quelque moment, de procéder à la déclaration de
ces biens, quel que fussent leurs propriétaires théoriques et quel qu’ait pu être l’avis de ces
derniers sur l’opportunité d’une telle déclaration38.
Une nouvelle étape devait être franchie en 1935, lorsque la Grande Assemblée
Nationale de Turquie vota la loi n° 2762 fixant les modalités de création et de fonctionnement
des vakıf. Pour le gouvernement d’Ankara, qui se trouvait encore, dans ces années, confronté
à l’agitation des milieux islamistes, il s’agissait surtout, à travers ce texte législatif,
d’empêcher la prolifération d’associations religieuses musulmanes et de mettre la main sur les
ressources de celles qui existaient déjà en les assujettissant, de manière beaucoup plus stricte
qu’auparavant, au contrôle de la direction générale des vakıf. Cependant, chemin faisant, la loi
reconnaissait aussi l’existence de fondations d’un type particulier, celles qu’elle désignait
sous le terme de « vakıf communautaires » (cemaat vakfı). Ici encore, l’objectif poursuivi était
clair : paralyser l’activité des communautés minoritaires et donnant à l’Etat la possibilité de
s’immiscer dans la gestion de leurs ressources. Le but de l’opération était d’autant plus
évident que la loi avait fait l’objet, en août 1929, d’une première rédaction sous la plume de
l’expert suisse Hans Leemann39. Ce document préparatoire prévoyait tout bonnement la
mainmise de l’Etat sur toutes les fondations communautaires, à charge pour l’Etat de les
administrer en tenant compte des missions qui leurs avaient été assignées par leurs fondateurs.
D’une tonalité nettement plus conciliante, le texte de 1935 envisageait que les vakıf
minoritaires soient gérés non pas directement par l’Etat mais par les comités désignés à cet
effet. Toutefois, à l’instar des fondations pieuses musulmanes, il leur fallait désormais
obligatoirement s’accommoder de la tutelle pointilleuse de la direction générale des vakıf.
Comme en 1912, aux termes de la nouvelle loi, les instances communautaires se virent
reconnaître un délai de quelques mois pour faire l’inventaire de leurs propriétés immobilières,
transmettre les listes correspondantes aux autorités et remplir une déclaration donnant divers
renseignements sur les revenus générés par les biens, leur utilisation, les personnes chargées
de leur gestion, l’objectif assigné à la fondation, etc. Dans la conjoncture de l’époque, face à
un gouvernement qui avait déjà fait à maintes reprises la preuve de son inflexibilité, les
communautés ne purent que s’incliner, même s’il était patent que les dispositions dont ils
faisaient les frais visaient à une sorte de confiscation feutrée de leurs biens. Il apparaît
néanmoins que bon nombre d’institutions visées par la loi osèrent une objection
38
39
N. Öztürk, Azınlık Vakıfları, p. 97, 128 et tableau II.
N. Öztürk, op. cit., p. 133.
20
fondamentale. Elles firent savoir aux autorités, généralement sous la forme d’une note jointe à
leur déclaration, qu’elles n’avaient jamais eu un statut de vakıf, qu’elles ne disposaient
d’aucun acte de fondation assimilable à un vakfiye et, qu’en conséquence, elles estimaient ne
pas être concernées par la loi n° 276240. Si elles déposaient néanmoins une déclaration,
précisaient-elles, c’était pour donner suite à l’exigence des autorités et, surtout, pour faire
valeur leurs droits sur les biens ainsi déclarés.
En somme, c’est sous le poids d’une loi faite pour d’autres, mais aussi un peu pour
eux, que les communautés non musulmanes ont été conduites, contre leur gré, à mettre
quelque ordre, en ce milieu des années 1930, dans leur patrimoine communautaire. A la
diversité des types de propriété, des combinaisons sujettes à litige, se substitue en 1936, par la
volonté d’un pouvoir soucieux d’imposer son autorité, une forme standardisée de bien
communautaire, calquée sur le vakıf musulman, tel que la Turquie républicaine l’a hérité de
l’Etat ottoman. A partir de cette époque, la direction générale des vakıf se trouve à la tête d’un
petit empire de 161 vakıf minoritaires, souvent regroupant au sein d’une seule structure
administrative plusieurs éléments : un ou plusieurs lieux de culte, une ou plusieurs écoles, des
cimetières, des institutions de charité, sans compter les immeubles de rapport et autres biens
dus à la générosité de nombreux donateurs… Conformément à la loi, tous ces biens sont
placés sous l’administration de comités désignés par les instances communautaires.
Administrer ne veut cependant pas dire posséder, dans le plein sens du terme. Identifiés
comme des vakıf, les biens communautaires sont désormais soumis à la réglementation turque
qui s’applique à ce type de biens. Ainsi, les comités ne peuvent décider d’aucune réparation
importante sans l’obtention préalable d’une autorisation de la direction générale des vakıf.
Une permission est également nécessaire pour tout projet de restauration ou de
transformation. Enfin, condition particulièrement contraignante, puisque l’on a affaire à des
vakıf, c’est-à-dire à des biens voués, à perpétuité, à quelque but caritatif ou philanthropique
défini une fois pour toutes, il ne peut être question de détourner tel ou tel bien de sa vocation
première et de lui assigner un objectif différent de celui qui était le sien au moment de son
inscription dans les registres de la direction desvakıf.
Mal accueillie par les minorités, la loi de 1935 allait faire l’objet de quelques
réaménagements ultérieurs, sans que l’essentiel -l’assujettissement des biens minoritaires au
contrôle d’une agence de l’Etat turc- ne soit remis en cause. Confrontés à un texte qui les
privait d’une bonne partie de leur marge de manœuvre, les dirigeants des communautés
40
N. Öztürk, op. cit., p. 124-125.
21
n’eurent d’autre ressource que de s’en accommoder, quitte à parier sur un certain laisser-faire
de l’administration turque. Cependant, à partir des années 1960, force leur fut de constater que
le statut dont les biens communautaires avaient été pourvus en 1935, était bien, comme ils
l’avaient pressenti, porteur de sérieux désagréments.
C’est surtout la minorité grecque qui se trouve en mauvaise posture. C’est qu’en ces
années 1960, la crise de Chypre s’envenime : appels à l’enosis, plus vibrants que jamais ;
négociations
ratées
entre
Ankara
et
Athènes ;
sur
le
terrain,
affrontements
intercommunautaires parfois sanglants ; expulsion de 10 000 citoyens hellènes de Turquie…
C’est dans ce climat, qui ouvrira la voie au débarquement des forces turques dans la partie
nord de Chypre en juillet 1974, que les vakıf minoritaires de Turquie commencent à se heurter
à d’importantes difficultés. Contrôles plus vétilleux que jamais. Surtout, annulation de
donations au profit de structures communautaires, saisie de biens litigieux, restitution de
ceux-ci à leurs anciens propriétaires, ou confiscation au profit de l’Etat. Et bien entendu,
procès en chaîne.
Un des plus en vue de ces procès fut celui, opposant l’hôpital grec de Balıklı à l’Etat,
qui conduisit la Cour de Cassation à décider, en juillet 1971, que les biens acquis par les vakıf
minoritaires après 1936 et ne figurant pas sur les listes remises aux autorités à l’époque de la
mise en vigueur de la loi n° 2762 constituaient des acquisitions illégales et étaient donc
passibles de restitution aux anciens propriétaires ou de saisie au profit de l’Etat. Pour justifier
une telle décision, la Cour mettait en avant une argumentation à double détente. D’abord,
faisait-elle valoir, la législation turque interdisait à des personnes morales étrangères
d’acquérir des biens immobiliers en Turquie. Autre argument, davantage développé dans un
arrêt de la Deuxième Chambre de la Cour de Cassation en date du 20 avril 197241 : les vakıf
minoritaires étant, pour la plupart, dépourvus d’actes de fondation (vakfiye), il était impossible
de savoir quelle aurait été, en matière d’acquisition immobilière, la volonté du fondateur ; par
ailleurs, les vakf étant par définition obligés de se soumettre rigoureusement aux règles de
fonctionnement stipulées dans leur acte de fondation, il était exclu que les établissements
minoritaires relevant de cette catégorie juridique pussent, en l’absence d’un vakfiye en bonne
et due forme, acquérir de nouveaux biens qui viendraient s’ajouter à ceux déclarés en 1936.
Ces arrêts ne pouvaient que susciter la consternation des institutions mises en cause,
ne serait-ce que parce qu’ils assimilaient les minoritaires -avec une telle insistance qu’il ne
pouvait guère s’agir d’un lapsus- à des étrangers, et considéraient qu’ils devaient être soumis,
41
N. Öztürk, op. cit., p. 150.
22
en conséquence, aux lois qui régissaient la présence des citoyens d’autres pays en Turquie.
Que les vakıf minoritaires aient été de surcroît pris au piège des particularités d’un statut qui
leur avait été imposé, et auquel ils n’avaient pas manqué, en temps voulu, de faire vivement
objection, constituait un facteur supplémentaire d’amertume. Il y eut donc appel. Vainement.
En mai 1974, alors que la crise de Chypre s’acheminait vers son apogée et que les relations
gréco-turques étaient particulièrement tendues, on allait voir la Cour de Cassation, en
assemblée plénière, réitérer presque mot pour mot l’arrêt de 1971, se contentant d’y apporter
des amendements stylistiques.
Déboutés, le vakıf de l’hôpital de Balıklı et les autres fondations en butte à des arrêts
comparables n’ont cependant pas dit leur dernier mot. La querelle des fondations pieuses ne
fait que commencer. Les confiscations se succèdent. Les procès aussi. Décidés à faire valoir
leurs droits, les organisations minoritaires multiplient les actions en justice, bien que la
conjoncture politique, dans la Turquie des années 1970 et 1980, leur soit défavorable.
L’argumentation des tribunaux ne varie guère. De manière quasi systématique, leurs décisions
légitiment les mises sous séquestre et les saisies.
Cependant, la conjoncture va bientôt changer. La candidature de la Turquie à
l’intégration dans l’Union Européenne, latente dès le milieu des années 1990 et officialisée au
sommet européen d’Helsinki (décembre 1999), crée, à travers le pays, un climat propice à
l’expression des insatisfactions et des attentes. Désormais, Bruxelles et les opinions
européennes semblent à l’écoute des préoccupations de la société civile turque. Les minorités
osent sortir de leur réserve habituelle et contestent publiquement les mesures qui les touchent.
L’heure est donc venue, pour le dossier des vakıf communautaires, de quitter l’ombre des
salles d’audience. Juristes, hommes politiques, journalistes de tous bords se mettent de la
partie. Tandis que les autorités multiplient les dépossessions, la polémique tire profit de la
libéralisation du débat public pour s’enfler, faire le tour des rédactions de presse et des
instances judiciaires, allant jusqu’à frapper, in fine, aux portes de la Cour européenne des
Droits de l’Homme (requête du conseil d’administration de la fondation de l’hôpital arménien
Surp Pırgıç de Yedikule). Les avocats des communautés disposent d’arguments de poids, au
premier rang desquels les stipulations du traité de Lausanne qui reconnaissaient au minorités
de Turquie, de manière on ne peut plus nette, le droit de créer et contrôler toutes les
institutions charitables, religieuses, éducatives ou sociales dont elles pourraient avoir besoin.
La question des vakıf communautaires est jugée tellement préoccupante que la
Commission des Communautés Européennes lui accorde une place croissante, à partir de l’an
2000, dans ses rapports annuels sur les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de
23
l’adhésion. Pour Ankara, engagé dans des négociations serrées avec l’Europe, il ne peut
évidemment plus être question de passer outre à de telles pressions. Depuis février 2002, à la
Grande Assemblée Nationale de Turquie, le gouvernement de Bülent Ecevit fait voter à tour
de bras des « paquets » de réformes en vue de jeter les bases d’une convergence entre la
législation turque et les principes fondamentaux dont se réclame l’Union Européenne,
notamment en ce qui concerne les droits de l’homme. La modification de la loi de 1935 sur
les vakıf fait partie du troisième « paquet », adopté le 3 août 2002.
Mais le débat n’est pas clos pour autant. Certes, le décret du 4 octobre 2002, qui
précise les nouvelles modalités de fonctionnement applicables aux fondations des
communautés, permet désormais à ces institutions, en termes explicites, d’acquérir des biens
et d’en faire usage dans le cadre des objectifs assignés à la fondation. Toutefois, rien n’est dit
des très nombreux biens saisis depuis plusieurs décennies -en application des arrêts de la Cour
de Cassation déjà mentionnés- et dont les communautés réclament la restitution avec de plus
en plus de vigueur. Par ailleurs, les règles du jeu sont si compliquées, les documents exigés
des communautés pour justifier de leurs droits si nombreux -alors même que la plupart des
institutions concernées reconnaissent volontiers ne disposer d’aucun titre de propriété
véritablement recevable à l’exception de la déclaration remise aux autorités en 1936-, les
délais si courts (six mois à partir de la date de promulgation de la nouvelle législation), les
chausse-trapes si nombreuses que les communautés se voient déjà dépossédées des quelques
biens qu’elles détiennent encore !
La levée des boucliers est immédiate. Pour calmer les esprits, il faudra plus que des
assurances verbales. Un des premiers gestes du gouvernement du Parti de la Justice et du
Développement (AKP), arrivé au pouvoir au lendemain des élections de novembre 2002 va
être de suspendre l’application du décret d’octobre 2002 et de mettre en place, par le biais
d’une nouvelle réglementation datée du 24janvier 2003, un dispositif un peu plus souple,
tenant compte de la complexité des dossiers et du brouillard administratif soigneusement
entretenu par les générations successives de bureaucrates qui ont eu, à l’époque ottomane
comme sous la République, la délicate mission de débrouiller les fils d’histoires d’argent et de
pouvoir particulièrement opaques.
Ainsi ostensiblement affichée, la bonne volonté gouvernementale va cependant
s’avérer surtout verbale. « Les fondations religieuses [non musulmanes] », peut-on lire dans le
rapport 2004de la Commission de l’Union Européenne sur les progrès réalisés par la Turquie,
« continuent d’être en butte à l’ingérence de la Direction générale des fondations, qui peut
24
dissoudre celles-ci, saisir leurs biens, dissoudre leurs conseils d’administration sans décision
judiciaire et intervenir dans la gestion de leur patrimoine et de leur comptabilité. »42
A l’heure où la nouvelle réglementation des vakıf minoritaires semblait devoir
apporter à ces institutions un peu de répit, c’est surtout sur le thème de la désignation des
conseils d’administration des établissements minoritaires que se focalise, à partir de 2003,
l’offensive de la Direction générale des vakıf. La question avait déjà fait l’objet de vifs débats
dans les années 1930 et 1940. Mais les choses se présentent désormais sous un jour
particulièrement dramatique, certaines institutions minoritaires étant dans l’incapacité, faute
d’une base démographique suffisante, d’organiser l’élection d’une équipe dirigeante selon les
modalités imposées par la législation turque. En l’absence d’administrateurs régulièrement
élus, la seule issue prévue par la réglementation est que les établissements concernés soient
administrés directement par l’autorité étatique, ou tout bonnement confisqués. Il s’agit là, bien
évidemment, d’une solution que les communautés se refusent catégoriquement à envisager.
En 2004, on a pu voir la Direction générale des vakıf, dans un esprit de compromis, s’atteler à
la rédaction d’une directive sur l’administration des vakıf communautaires prenant en compte
le déficit démographique marqué que présentent certaines minorités, et notamment la minorité
grecque. Cependant, bien que les protestations des communautés y aient été partiellement
prises en compte, beaucoup est encore laissé, dans ce texte, au pouvoir discrétionnaire des
autorités.
Autre source de litige entre les minorités et les autorités turques : l’interdiction faite
aux conseils d’administration des vakıf -interdiction maintes fois réitérée- de réorienter vers
de nouveaux objectifs les institutions placées dans l’impossibilité de mener à bien la mission
pour laquelle ils avaient été créés. La position de l’administration turque est, du point de vue
juridique, d’une incontestable rigueur : il ne peut être question d’assigner à un vakıf une
mission autre que celle qui lui avait été attribuée au moment de sa fondation. Incapables
d’entretenir correctement toute une foule de biens devenus inutiles, et conservant l’espoir
d’être en mesure, un jour, de tirer profit d’un patrimoine immobilier certes dormant, mais
d’une grande valeur, les dirigeants des communautés non musulmanes, quant à eux, harcèlent
les autorités de démarches, en escomptant qu’elles finiront par faire preuve de plus de
souplesse, ne serait-ce que pour se conformer aux desiderata de l’Union européenne.
Nonobstant les multiples réaménagements récents de la réglementation sur les vakıf, il
est manifeste que la Direction générale des vakıf n’est nullement disposée, dans l’état actuel
42
Rapport régulier 2004 sur les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l’adhésion, Bruxelles,
Commission des communautés européennes, p. 44.
25
des choses, à lâcher prise. Pour s’en rendre compte, il suffit de jeter un coup d’œil à
l’inventaire, dressé en mai 2004, des demandes d’enregistrement des propriétés présentées par
les vakıf communautaires en application du règlement de janvier 2003. Pour les 161
fondations concernées par ce texte, il s’agissait d’obtenir la régularisation d’un total de 2234
propriétés. A l’heure du bilan, seuls 287 biens, soit à peine un peu plus de 10% de l’ensemble,
avaient fait l’objet d’une décision positive. Et les quelque 2 000 biens non régularisés ? Au
mieux, le statu quo, en attendant que les fondations fournissent à leur propos des
compléments d’information et que les dossiers suivent leur cours. Mais aussi, pour plusieurs
centaines d’entre eux, la menace d’une confiscation imminente43.
Force est de reconnaître, cela dit, que face à la Direction générale des vakıf, les
communautés non musulmanes sont dans une situation bien embarrassante. De fait, il est rare
qu’elles soient en mesure de s’appuyer sur des titres de propriétés inattaquables. Dans nombre
de cas, elles se trouvent même dans l’incapacité de présenter quelque titre que ce soit. Certes,
on peut estimer qu’elles ne sont guère responsables d’une situation héritée de l’époque
ottomane, un temps où, à l’exception de l’Etat et des fondations pieuses, seules des personnes
physiques avaient la possibilité d’acquérir, faire enregistrer, vendre et transmettre des biens
immobiliers. Il n’en demeure pas moins qu’elles sont mal armées pour défendre leurs droits,
d’autant plus qu’elles doivent compter dans leurs démêlés avec l’administration turque avec
un statut, celui de vakıf, qui a sa logique propre, peu compatible avec le mode de
fonctionnement des institutions communautaires. Transformées en vakıf par la volonté du
gouvernement d’Ankara, les fondations non musulmanes savent qu’il leur faut, pour survivre,
soit finir par s’approprier le statut qui leur a été imposé, soit obtenir du gouvernement turc,
avec l’aide de l’Europe, une substantielle modification de la législation les concernant. Pour
l’heure, l’une et l’autre de ces voies semblent encombrées d’obstacles difficiles à surmonter.
On le voit, le dossier des fondations pieuses illustre de manière exemplaire le caractère
équivoque du statut reconnu aux minoritaires en Turquie. Cela fait plus d’un demi-siècle que
l’Etat s’efforce, pour ce qui est de la gestion des biens collectifs, de soumettre ses
ressortissants chrétiens et juifs à la loi commune, celle qui s’applique à l’ensemble des vakıfs
fondés par des musulmans. Toutefois, dans le même temps, aussi bien les tribunaux que
l’administration mettent l’accent sur la spécificité des fondations minoritaires, allant même
jusqu’à leur appliquer des lois faites pour les étrangers. Les communautés minoritaires, de
leur côté, se réclament du traité de Lausanne pour exiger des autorités des avantages taillés
43
Rapport 2004, p. 44. B. Oran, Türkiye’de Azınlıklar, op. cit., p. 127-128.
26
sur mesure et des passe-droits ; mais cela ne les empêche pas, parallèlement, de dénoncer urbi
et orbi les attitudes discriminatoires dont ils font l’objet.
***
Dans cette Turquie héritière d’un Etat multiethnique et multiconfessionnel, mais qui a choisi,
au lendemain de la Première Guerre Mondiale, de jouer la carte de l’homogénéité nationale,
comment concilier une volonté inlassablement affirmée de créer une nation unitaire et un
régime des minorités directement issu du système des millet, imposé au nouvel Etat turc au
terme des négociations de paix de 1923 ? Telle est la question qui s’est très vite posée, aussi
bien à l’Etat kémaliste et aux élites turques qu’aux membres des communautés minoritaires.
Telle est la question qui se pose encore et qui n’a toujours pas trouvé réponse. Tant que la
Turquie demeurera fidèle au modèle de l’Etat-Nation tel qu’il a été élaboré durant les
premières décennies du 20ème siècle -un modèle fondé sur l’enracinement de la Nation dans
l’ethnie, la race, le sang-, tant que les minorités continueront à se réclamer d’un système
communautariste, il sera difficile de dénouer le nœud gordien des incompatibilités.
Certes, avec la candidature turque à l'intégration dans l'Union européenne, il faut bien
reconnaître que le statut des minorités a considérablement évolué en Turquie, et pas
seulement sur le papier. Les réformes constitutionnelles d'octobre 2001 et de mai 2004, les
sept paquets d'harmonisation de la législation turque avec les critères européens votés par le
Parlement turc entre février 2002 et juillet 2003, les divers décrets d'application
accompagnant ces textes, ont créé les conditions d'avancées substantielles dans des domaines
fondamentaux comme le respect des droits de l'homme et de la liberté d'opinion, la lutte
contre les atteintes à la dignité des minorités, la libre utilisation des langues minoritaires dans
les médias et l'enseignement, l'accès des collectivités minoritaires à la propriété immobilière,
la révision des décisions judiciaires antérieures aux mesures d'harmonisation, le droit de
construire librement des édifices religieux, la liberté d'association et d'enseignement des
langues minoritaires.
Toutefois, comme l'estime un nombre croissant d'intellectuels libéraux turcs -au
nombre desquels il convient de mentionner Baskın Oran, auteur d'un rapport très controversé
qui lui a valu d'être traduit devant les tribunaux de son pays-, l'essentiel reste encore à faire. Il
est en effet évident que la page des affrontements et des malentendus ne sera tournée que
lorsque la Turquie parviendra à assumer pleinement l'héritage complexe qu'elle doit à son
passé de puissance impériale et qu'elle saura concevoir un modèle de nation fondé non sur
l'appartenance ethnique mais sur un véritable pluralisme culturel, respectueux du droit à la
27
différence de chacune des composantes de la population. Reste à dire que de telles
considérations ne donnent lieu à discussion, dans la Turquie actuelle, que dans la mesure où
elles prennent en compte les revendications des minorités musulmanes, oubliées à Lausanne
mais autour desquelles s'articule, depuis longtemps, l'essentiel du débat relatif au fait
minoritaire. En d'autres termes, il faut bien voir que si les élites turques s'intéressent
tellement, aujourd'hui, aux communautés non musulmanes, ce n'est pas seulement parce qu'il
s'agit de trouver une réponse satisfaisante aux revendications de celles-ci afin de pouvoir
forcer la porte d'une Europe attentive au sort de ces populations résiduelles, mais surtout
parce qu'il leur faut trouver, de manière urgente, une solution globale à l'ensemble du dossier
des minorités, toutes religions et ethnies confondues. Depuis que les forces armées turques ont
eu à mener dans les provinces orientales du pays, tout au long des années 1990, des combats
meurtriers contre des insurgés particulièrement bien organisés, c'est évidemment le problème
kurde qui, pour l'essentiel, hante les esprits.
28
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