acquise. « Il faut se cacher pour éviter les douaniers et les soldats népalais qui nous rackettent »,
reconnaît Ama Adhé, lune des plus proches collaboratrices du dalaï-lama, 63 ans, qui a fui
elle-même après vingt-sept ans dans les geôles du laogai, le goulag chinois.
« Cest la pire des aventures », se souvient Gurgon Kyap, 29 ans, qui a emprunté le même chemin
en 1991. Yak-la, garçon-vacher aux cheveux longs de lancienne province dAmdo, Gurgon en avait
assez de la chape de plomb qui recouvrait sa bourgade dAmdosuo, des multiples vexations des
soldats han, arrogants comme des conquérants, de sa culture qui lentement se meurt. Alors, il a
amassé quelques économies, préparé son sac, na rien dit à ses parents et un soir a pris la poudre
descampette. Pendant un mois, il a marché comme un damné pour rejoindre le Népal avec trois
moines et quatre camarades, dont deux semaines dans la neige. « Nous avions pris avec nous 10
kilos de farine dorge, du beurre de yack, des bonnes chaussures et des vêtements chauds. Mais
cela ne suffisait pas. Il faisait moins 30. » Lors de lascension dun col, il empêche ses compagnons
de dormir, par crainte quils ne se réveillent pas. Ils somnolent quelques minutes à tour de rôle puis
se remettent en route, se fouettent les pieds et les mains, poussent des cris pour se donner du
baume au coeur dans le grand désert blanc. Celui-ci, se jurent-ils, ne sera pas leur tombeau, afin
que la flamme des Tibétains perdure, pour que les survivants puissent témoigner du drame de tout
un peuple et de limplacable joug qui règne sur le Toit du monde. Lorsquils parviennent à la frontière
népalaise, Gurgon et ses compagnons de route hurlent de joie, mais se cachent encore, puis
cherchent des réfugiés tibétains qui les emmènent jusquà Katmandou. En chemin, ils croisent une
patrouille de garde-frontières du royaume népalais. Cen est fini, pense Gurgon, qui connaît le sort
des captifs - un retour vers la Chine. Mais ceux-là se contentent de les dépouiller - des montres, des
bijoux de famille, quelques babioles que les fuyards comptaient monnayer à bon prix. Après cette
longue errance, Gurgon parvient enfin à Dharamsala. Là, il a vu comme une illumination dans sa vie
le dalaï-lama, qui la reçu avec trente-quatre autres rescapés. Double jeu de la Chine
Il la longuement salué, a parlé de la vie dans lAmdo, du drame des hommes enchaînés et qui
espèrent en des lendemains meilleurs en admirant une photographie de Sa Sainteté, réincarnation
du précédent dalaï-lama, compassion personnifiée, chef temporel du pays martyr. Gurgon la
longuement écouté et a décidé de porter le flambeau à sa manière. Devenu acteur, il a signé un rôle
remarquable dans le très beau et poignant film dEric Valli, « Himalaya », qui retrace la vie des
Tibétains dans les hautes vallées népalaises du Dolpo.
Au-delà de la « perte de face » pour Pékin, la fuite du petit Bouddha remet en cause toute sa
stratégie. Car la Chine mène un jeu double. Dune part, écraser toute velléité de résistance, en jetant
au cachot les moindres récalcitrants, telle la nonne de 21 ans Ngawang Sangdrol, condamnée à neuf
ans de prison pour avoir osé demander la liberté en place publique. Dautre part, se rapprocher des
croyants afin de mieux séduire le monde extérieur. Ainsi le jeune karmapa avait-il été intronisé en
1992 à la fois par le dalaï-lama, mais aussi par les Chinois. Ceux-ci misaient à terme sur la
disparition du dalaï-lama, qui na pourtant que 62 ans, et comptaient mettre en avant le karmapa, qui
parle le chinois. « Cette carte maintenant est déchirée », estime Jean-Paul Ribes, qui dirige La Lettre
du Tibet. Doù aussi un embarras certain pour les proches du dalaï-lama et les « ministres » du
gouvernement en exil à Dharamsala : la fuite entrave la voie de la négociation avec Pékin, prônée
par le dalaï-lama, partisan dune autonomie substantielle et non de lindépendance. La jeunesse
tibétaine, elle, grogne, gagnée par des courants radicaux qui entendent mener par tous les moyens
le combat pour lindépendance. Autre enjeu pour la communauté tibétaine : se trouvent réunis
désormais à Dharamsala deux grands courants du bouddhisme tibétain. « Le couple de lannée », dit
un fidèle du dalaï-lama. Pour le meilleur - une plus grande force afin de plaider la cause dans le
Olivier Weber Première publication : 14 janvier 2000
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