relegation scolaire et recherche de requalification par l`islam

RELEGATION SCOLAIRE ET RECHERCHE DE REQUALIFICATION
PAR L'ISLAM MONOGRAPHIE DES RELIGIOSITES JUVENILES DANS
UNE VILLE FRANÇAISE MOYENNE
Nathalie Kakpo
Presses de Sciences Po | Sociétés contemporaines
2005/3 - no 59-60
pages 139 à 159
ISSN 1150-1944
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2005-3-page-139.htm
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Pour citer cet article :
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Kakpo Nathalie, « Relegation scolaire et recherche de requalification par l'islam monographie des religiosites juveniles
dans une ville française moyenne »,
Sociétés contemporaines, 2005/3 no 59-60, p. 139-159. DOI : 10.3917/soco.059.0139
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NATHALIE KAKPO
Sociétés Contemporaines (2005) n° 59-60 (p. 139-159)
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RELEGATION SCOLAIRE ET RECHERCHE DE
REQUALIFICATION PAR L’ISLAM*
MONOGRAPHIE DES RELIGIOSITES JUVENILES
DANS UNE VILLE FRANÇAISE MOYENNE
RÉSUMÉ : Selon l’hypothèse centrale de cet article, les identifications religieuses des jeunes
ne peuvent être appréhendées qu’au travers d’une analyse de leurs parcours familiaux, sco-
laires et professionnels. C’est dans les trajectoires d’accès aux places et positions sociales
des enfants des classes populaires que s’enracinent les motivations, formes et contenus des
religiosités musulmanes et non dans l’appartenance à une communauté musulmane réifiée.
Les jeunes des milieux populaires ne parviennent que difficilement à accéder aux statuts sco-
laires et professionnels auxquels ils aspirent. Les religiosités masculines s’ancrent dans la
volonté des garçons de se requalifier en réaction aux verdicts familiaux et institutionnels et
dans les changements de place entre les sexes opérés par la scolarisation et l’insertion pro-
fessionnelle.
L’institutionnalisation progressive de l’islam français provoque des débats,
qu’illustrent bien une polémique autour de la parution d’un numéro récent de la re-
vue Cités 1. Dans son éditorial, Yves Charles Zarka, directeur de la revue, affirme
« qu’il se joue actuellement en France une phase centrale de la rencontre conflic-
tuelle entre l’islam et l’occident dont il faudrait être d’un aveuglement total (…)
pour ne pas la reconnaître ». À propos des enfants d’immigrés maghrébins, il déclare
qu’ils ressentent souvent « une inquiétude sourde mais fondamentale sur leur identi-
té, leur origine, leur double lien au pays d’origine et à la terre d’accueil » (Zarka,
Taussig, Fleury, 2004). Selon lui, l’islamisme s’engouffre dans ce malaise pour ap-
porter des réponses à des jeunes en mal de repères et de perspectives. On retrouve
cette représentation homogénéisante des investissements religieux juvéniles dans le
champ scientifique et dans le discours de nombreux acteurs institutionnels. Cette
analyse néglige le poids des logiques sociales et du rapport aux institutions publi-
* Je remercie Patrick Simon pour sa lecture attentive de la première version de cet article et pour ses
précieux conseils.
1. Neuf des auteurs ayant écrit dans ce numéro de la revue ont publiquement protesté contre l’éditorial
de Y. C. Zarka.
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ques dans la construction des religiosités 2. En effet, la position occupée dans
l’espace social et scolaire, l’appartenance sexuée, la relation aux institutions publi-
ques et à ses représentants produisent des relations à l’islam hétérogènes.
Les jeunes nés entre 1970 et 1985 de parents ouvriers maghrébins partagent de
nombreux points communs et forment une fraction particulière de leur génération :
même origine sociale, enfants de la désindustrialisation, du chômage et de l’affai-
blissement des organisations ouvrières, première génération de lycéens dans la fa-
mille, socialisation dans les quartiers populaires des années 1980-1990 (Beaud,
2002). Certains évènements tels que la chute du Mur de Berlin, la Guerre du Golfe
ou le score réalisé par le Front National aux élections présidentielles du 21 avril
2002 ont également contribué à construire cette génération et à organiser son rapport
au politique. Les modes d’investissement religieux ne s’ancrent pas dans un hypo-
thétique flottement des jeunes entre la France et le pays d’origine des parents mais
dans une conjoncture historique particulière dans laquelle le déclin de la promotion
sociale par l’école, la précarisation du salariat et la dévalorisation de l’identité mas-
culine dans les milieux ouvriers constituent des repères-clefs pour comprendre dans
quel contexte les jeunes construisent leurs statuts adultes.
Les modes d’investissement religieux des fils d’immigrés maghrébins d’origine
ouvrière s’ancrent dans leur parcours à l’école. Garçons et filles n’occupent pas les
mêmes positions dans l’espace institutionnel et dans le champ familial : les religiosi-
tés varient d’un sexe à l’autre. Si notre enquête a porté sur les deux sexes, cet article
sera consacré aux religiosités des garçons. Nous nous intéresserons ici aux élèves
scolarisés en lycée d’enseignement professionnel et aux motivations qui les amènent
à opérer une réappropriation de l’héritage religieux parental. Dans un premier temps,
nous montrerons que certains garçons considèrent qu’ils sont mésestimés par les ac-
teurs de l’école en raison de leurs origines ethniques. L’orientation en LEP est vécue
comme une relégation dans « le monde des manuels », cette perception étant à
l’origine d’un sentiment de rancœur envers l’institution scolaire. La seconde partie
sera consacrée aux religiosités masculines, lesquelles constituent des formes de re-
qualification symbolique : les jeunes hommes cherchent à relativiser l’impact des
classements institutionnels sur l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et à se défaire du
stigmate scolaire. L’enquête de terrain a mis en lumière la pluralité du rapport des
jeunes générations à l’islam, réalité que le terme de « réislamisation » risque d’oc-
culter. Il n’y pas un type de « retour à l’islam » et encore moins d’adhésion à un
islam figé et monolithique : on assiste bien plutôt à un usage circonstancié de la reli-
gion musulmane en fonction des dynamiques des trajectoires individuelles.
2. Nous suivons la définition de Danièle Hervieu-Léger selon laquelle « une religion est un dispositif
idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue, développée la conscience
(individuelle ou collective) de l’appartenance à une lignée croyante particulière ». Dans cet article,
nous définirons le terme de religiosité ou d’investissement religieux comme « la mise en forme de
la référence à la lignée [croyante] dans laquelle l’individu se reconnaît « , mise en forme qui se
construit au travers d’attitudes, de discours et de mobilisation de symboles religieux. Le terme de
religiosité n’implique pas nécessairement l’adhésion à une doctrine religieuse. Dans le contexte de
la modernité où chacun est appelé à être autonome, l’individu s’approprie les rites et les traditions
religieuses en fonction des besoins qui émergent dans sa biographie. La mise en forme de la lignée
croyante apparaît dépendante des ressources de l’individu et de sa position dans la structure sociale.
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PRESENTATION DU TERRAIN ET DES MODALITES DENQUETE
Albéry est une ville de 40 000 habitants, située à la frontière suisse. Elle se caractérise
par : le poids de l’emploi frontalier à Genève, un haut niveau des prix du foncier et du lo-
gement, une croissance rapide de la population et un niveau de revenu moyen supérieur à
la moyenne nationale. La ville d’Albéry est un espace clivé par une très importante dispari-
té de revenus et de niveaux de vie entre les frontaliers et les personnes travaillant sur
l’agglomération. Ces très fortes inégalités de salaire, jointes au fait que les frontaliers dis-
posent d’une association puissante pour les représenter et défendre leurs intérêts au sein de
l’espace politique et institutionnel, exacerbent les rancœurs. Les personnes travaillant sur
l’agglomération fustigent l’attitude prétentieuse des frontaliers : à l’inverse, nombre de
frontaliers « trouvent tout chômeur suspect. Celui que ne travaille pas est considé
comme un paresseux et un profiteur » (Le Monde du 30 mai 2000, « La peur des gris dans
les Alpages »). Le marché de l’emploi local génère donc de fortes tensions, dans cette ré-
gion frontalière, entre les différents groupes sociaux.
Nous avons choisi l’enquête ethnographique comme principal mode d’investigation.
L’immersion pendant plusieurs années sur le terrain d’enquête nous a permis, outre la ré-
alisation d’entretiens et la consultation d’archives, de multiplier les situations d’obser-
vation participante ou non. Trois types de publics ont été enquêtés. Nous avons tout
d’abord conduit des entretiens avec trente jeunes. L’objectif des entretiens était de recons-
tituer les parcours individuels, de comprendre comment les évènements, les logiques socia-
les et institutionnelles se trament et s’enchaînent les unes aux autres pour modifier la rela-
tion des jeunes à l’islam. Nous avons également pratiqué de nombreuses observations au-
près des jeunes afin de comprendre, par exemple, quelles étaient leurs relations avec les
acteurs institutionnels. L’objectif était de compléter le contenu des entretiens et de disposer
d’une compréhension plus fine de la manière dont les jeunes évoluent dans le monde so-
cial, bref de les voir « agissant ». Ensuite, l’enquête dans les institutions publiques avait
pour objectif de comprendre les modes de fonctionnement des institutions locales et le re-
gard que portent les acteurs institutionnels sur les modes d’investissements religieux des
jeunes et leurs éventuels discours religieux dans l’espace institutionnel. Nous avons investi
les structures locales entretenant un contact étroit et régulier avec les jeunes (Maisons des
Jeunes et de la Culture, établissements scolaires, Mission Locale). Nous avons aussi mené
l’enquête auprès d’acteurs institutionnels entretenant avec les jeunes des rapports beau-
coup moins étroits, plus ponctuels et circonscrits dans le temps (maire, adjoints chargés de
la jeunesse et des sports, conseiller ANPE, responsables des cantines scolaires, député…).
Trente-deux acteurs institutionnels ont été interviewés. Par ailleurs, les multiples conversa-
tions informelles auxquelles nous avons assisté ou participé et la participation à diverses
réunions, informelles ou non, se déroulant dans les institutions publiques se sont révélées
utiles pour compléter l’enquête par interview. Enfin, le champ religieux local a également
été enquêté. Si l’investigation dans les lieux de culte s’est révélée délicate, nous avons eu
la possibilité de réaliser quinze entretiens avec les leaders religieux et de mener des obser-
vations dans plusieurs espaces investis par les jeunes – conférences de leaders religieux,
forums de réflexion musulmans, rassemblements religieux.
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1. DECALAGE ENTRE LES ESPERANCES SUBJECTIVES DES JEUNES ISSUS
DE
L’IMMIGRATION MAGHREBINE ET LEURS CHANCES OBJECTIVES DE
REUSSITE
1. 1. LE COLLEGE COMME INSTITUTION DE L’ADVERSITE
La stigmatisation scolaire et la perception que les jeunes ont de leur position à
l’école sont centrales dans la mise en place des modes d’investissements religieux.
À l’instar de leurs pairs des classes populaires, les garçons d’origine maghrébine
ont été socialisés avec l’idée selon laquelle l’obtention de diplômes débouchait mé-
caniquement sur une trajectoire sociale ascendante. Abdelhafid affirme qu’« on sa-
vait très bien qu’il [le père] ne nous a pas emmenés ici pour nous voir faire peintre
en bâtiment ou travailler à l’usine ». Il acquiert très tôt une image précise de son
avenir professionnel : « je ne savais qu’une chose, c’est que je voulais devenir ingé-
nieur ». Si cette représentation s’est ancrée dans les esprits, c’est parce que l’école –
en particulier le lycée – s’est démocratisée, ouvrant grand ses portes aux enfants des
catégories populaires (Beaud, 2002). Ces derniers souhaitent accéder à un statut de
cadre (Baudelot, Establet, 1999).
Par ailleurs, les descendants d’immigrés nord-africains ont grandi dans une so-
ciété individualiste où l’esprit d’entreprise et la motivation se sont transformés en
des normes sociales. Les figures de Bernard Tapie ou de Zinedine Zidane incarnent,
dans les représentations des jeunes, cette capacité des individus à se défaire des dé-
terminants sociaux qui pèsent sur leur parcours 3.
Bernard Tapie…Ce que j’admire chez lui, c’est sa progression. On a parlé de
son charisme. C’est un gars qui est parti électricien, il a fait tous les petits
boulots. Son premier boulot, il était vendeur d’occasion, un jour il a chopé un
P.V., il a vendu sa voiture et un téléphone et sa télé pour pas payer le PV. Et
puis, c’est un gars du peuple, on va dire. Voir où il en est arrivé ! Bon, on oc-
culte les magouilles. Libre à lui de savoir s’il l’a fait ou pas. C’est le chemi-
nement qui l’a amené en politique qui m’intéresse et vu où il a atterri, fran-
chement moi, je lui dis chapeau. Je te dis franchement, il était à ça de finir
Premier ministre ou Président de la République s’il avait continué dans cette
voie. Mais bon…T’imagines, un type comme lui, Président de la Républi-
que… (Medhi)
La manière dont les enfants d’ouvriers maghrébins d’origine ouvrière anticipent
leur avenir révèle donc un paradoxe de poids : tout en occupant des positions socia-
les bien structurées – en termes de faiblesse de ressources économiques et culturel-
les –, ils considèrent qu’il est toujours possible d’échapper à son destin et tendent à
penser ce dernier en évacuant le poids des filiations et des déterminations sociales
(Ehrenberg, 1995).
3. Si les jeunes refusent les assignations identitaires qui les définit comme enfants d’ouvriers, issus de
l’immigration ou socialement disqualifiés, ce n’est pas seulement parce que les clivages sociaux ont
perdu de leur légitimité comme principal facteur explicatif de la structure sociale, c’est aussi parce
que ces désignations opèrent une classification fondée sur les déterminations sociales, ce qu’ils re-
fusent. Par ailleurs, les jeunes ne se reconnaissent pas comme héritiers du monde ouvrier du fait de
la dévalorisation économique, symbolique et politique de ce groupe social.
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