NATHALIE KAKPO
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ques dans la construction des religiosités 2. En effet, la position occupée dans
l’espace social et scolaire, l’appartenance sexuée, la relation aux institutions publi-
ques et à ses représentants produisent des relations à l’islam hétérogènes.
Les jeunes nés entre 1970 et 1985 de parents ouvriers maghrébins partagent de
nombreux points communs et forment une fraction particulière de leur génération :
même origine sociale, enfants de la désindustrialisation, du chômage et de l’affai-
blissement des organisations ouvrières, première génération de lycéens dans la fa-
mille, socialisation dans les quartiers populaires des années 1980-1990 (Beaud,
2002). Certains évènements tels que la chute du Mur de Berlin, la Guerre du Golfe
ou le score réalisé par le Front National aux élections présidentielles du 21 avril
2002 ont également contribué à construire cette génération et à organiser son rapport
au politique. Les modes d’investissement religieux ne s’ancrent pas dans un hypo-
thétique flottement des jeunes entre la France et le pays d’origine des parents mais
dans une conjoncture historique particulière dans laquelle le déclin de la promotion
sociale par l’école, la précarisation du salariat et la dévalorisation de l’identité mas-
culine dans les milieux ouvriers constituent des repères-clefs pour comprendre dans
quel contexte les jeunes construisent leurs statuts adultes.
Les modes d’investissement religieux des fils d’immigrés maghrébins d’origine
ouvrière s’ancrent dans leur parcours à l’école. Garçons et filles n’occupent pas les
mêmes positions dans l’espace institutionnel et dans le champ familial : les religiosi-
tés varient d’un sexe à l’autre. Si notre enquête a porté sur les deux sexes, cet article
sera consacré aux religiosités des garçons. Nous nous intéresserons ici aux élèves
scolarisés en lycée d’enseignement professionnel et aux motivations qui les amènent
à opérer une réappropriation de l’héritage religieux parental. Dans un premier temps,
nous montrerons que certains garçons considèrent qu’ils sont mésestimés par les ac-
teurs de l’école en raison de leurs origines ethniques. L’orientation en LEP est vécue
comme une relégation dans « le monde des manuels », cette perception étant à
l’origine d’un sentiment de rancœur envers l’institution scolaire. La seconde partie
sera consacrée aux religiosités masculines, lesquelles constituent des formes de re-
qualification symbolique : les jeunes hommes cherchent à relativiser l’impact des
classements institutionnels sur l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et à se défaire du
stigmate scolaire. L’enquête de terrain a mis en lumière la pluralité du rapport des
jeunes générations à l’islam, réalité que le terme de « réislamisation » risque d’oc-
culter. Il n’y pas un type de « retour à l’islam » et encore moins d’adhésion à un
islam figé et monolithique : on assiste bien plutôt à un usage circonstancié de la reli-
gion musulmane en fonction des dynamiques des trajectoires individuelles.
2. Nous suivons la définition de Danièle Hervieu-Léger selon laquelle « une religion est un dispositif
idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue, développée la conscience
(individuelle ou collective) de l’appartenance à une lignée croyante particulière ». Dans cet article,
nous définirons le terme de religiosité ou d’investissement religieux comme « la mise en forme de
la référence à la lignée [croyante] dans laquelle l’individu se reconnaît « , mise en forme qui se
construit au travers d’attitudes, de discours et de mobilisation de symboles religieux. Le terme de
religiosité n’implique pas nécessairement l’adhésion à une doctrine religieuse. Dans le contexte de
la modernité où chacun est appelé à être autonome, l’individu s’approprie les rites et les traditions
religieuses en fonction des besoins qui émergent dans sa biographie. La mise en forme de la lignée
croyante apparaît dépendante des ressources de l’individu et de sa position dans la structure sociale.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 06/02/2015 16h41. © Presses de Sciences Po
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