Rachid Abou Houdeyfa et les tumultes de l`islam français

publicité
Rachid Abou Houdeyfa et les tumultes de
l'islam français
Omero Marongiu-Perria est sociologue et spécialiste de l'islam français. Dans une
tribune d'analyse et de témoignage publiée sur Zaman France, il revient sur la
polémique qui a opposé l'imam de Bordeaux Tareq Oubrou au prédicateur Rachid
Abou Hudeyfa. (Zaman France)
La sortie médiatique récente de Tareq Oubrou au sujet de Rachid Abou Houdeyfa,
imam à la mosquée de Pontanezen, à Brest, et prédicateur suivi sur les réseaux
sociaux francophones, fait l'objet d'une polémique intra-communautaire virulente.
On peut reprocher au premier l'excès du propos ; ranger l'autre dans le camp de la
déficience mentale n'apporte aucune plus-value au débat entre musulmans situés
dans des «univers de sens» divergents, voire carrément antagonistes.
L'imam Tareq Oubrou invité sur le plateau de France Inter à l'occasion de la réédition de son livre Profession imam.
On peut toutefois exiger du second une clarification sur ce qu'il annonce comme
étant une évolution de ses propos ; effectivement, Rachid Abou Houdeyfa a affirmé
dans la presse régionale brestoise qu'il ne réitérerait certainement pas ses propos sur
la musique dans les mêmes termes devant un public aussi jeune. Dont acte et, selon
la formule consacrée, «Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre».
Le même vient d'annoncer récemment sur sa page Facebook que c'est une erreur de
considérer que seule l'Arabie Saoudite accueillerait des théologiens dignes de ce
nom, et qu'il entamera prochainement des cours sur la base des avis doctrinaux de
l'école juridique malikite. Cette orientation semble être une caractéristique de
plusieurs théologiens, prédicateurs, associations et autres centres de formation sur
l'islam, lesquels ont décidé, peut-être, de relier l'islam français à sa dimension
historique première, à savoir l'immigration coloniale et post-coloniale en
provenance du Maghreb et d'Afrique sub-saharienne. Cette évolution est en soi très
intéressante, encore faudra-t-il préciser, là aussi, quelle sera l'orientation
idéologique – au sens d'une vision du monde qui s'incarne dans une praxis – de ce
malikisme hexagonal.
Les erreurs de jeunesse des prédicateurs musulmans
Je ne suis pas un partisan des polémiques stériles et j'étais plutôt mal-à-l'aise face
au lynchage médiatique subi par l'imam de Brest, pour deux raisons au moins. La
première réside dans le fait que la vidéo, objet de la polémique actuelle, était
connue d'un certain nombre de personnes qui se sont posées comme les censeurs de
ce que doit être un discours musulman ancré dans le «républiquement» acceptable ;
ces dernières se sont engouffrées dans la énième brèche que les médias ouvrent à
tout-bout-de-champ afin de faire passer l'islam pour une religion, a minima,
ringarde, dont les adeptes «pratiquants» ont forcément une carence en vitamine M,
pour modernité, si l'on me concède cette boutade.
J'avais personnellement alerté, il y a quelques mois, un ami très proche de l'imam
pour l'informer des conséquences négatives certaines qu'aurait ce type de vidéo, à la
fois sur la réputation du personnage, mais surtout sur l'image renvoyée à la société
concernant l'éducation des enfants dans l'environnement de la mosquée. Ce n'est
d'ailleurs pas la seule vidéo problématique puisque Rachid Abou Houdeyfa, même
s'il se défend de posséder une quelconque légitimité dans le domaine de la
casuistique musulmane (fatwa), n'en diffuse pas moins, depuis plusieurs années,
des avis juridiques clairement situés dans la doctrine hanbalite telle qu'elle est
promue par le comité des théologiens saoudiens.
Ces avis n'ont pour autre objectif que d'orienter les comportements des musulmans
dans le domaine de l'éducation, des rapports de genre, des rapports aux nonmusulmans, du travail, du culte, du vêtement, etc., et il devra désormais les assumer
comme un héritage de jeunesse, ou alors comme une conviction profonde de sa
part. Cela m'amène à la seconde raison de mon malaise ; lorsque j'avais une
vingtaine d'années – j'ai débuté mon activité de conférencier en 1990 à l'âge de 20
ans, converti à l'islam depuis 3 ans et après un passage de quelques mois au sein du
Tabligh -, alors membre de l'UOIF et des Frères musulmans, j'ai fait mes armes
dans la prédication islamique en développant peu-ou-prou le même type de
discours que celui des jeunes prédicateurs estampillés aujourd'hui comme
«salafistes» et autres «néo-fondamentalistes».
Abdel Malik et les New African Poets
J'emploie ici le singulier pour la facilité du propos et surtout pour n'engager que ma
personne, mais bien des compagnons de route s'y retrouveront. En effet, ma barbe,
comme d'ailleurs celle de plusieurs responsables fréristes, n'avait rien à envier à
celles des prédicateurs ici visés et mes discours de l'époque, appris entre-autres
auprès de mes mentors et au sein des cercles d'études de l'UOIF, étaient situés dans
ce que je qualifierai plus tard, dans mes recherches sociologiques, comme un «type
idéal musulman maximaliste» basé sur l'extension du champ de l'interdit et sur le
contrôle du comportement individuel et de la vie sociale du musulman.
Heureusement pour moi, en tout cas c'est ainsi que je le conçois, mon regard
critique sur cet «apprentissage» évoluera assez rapidement.
Le cas de l'interdiction de la musique fait figure ici de bagatelle au milieu de
l'univers des interdictions en tout genre dans lesquelles nous voguions, j'entends par
là les membres actifs comme les jeunes pris en charge dans les différentes activités
islamiques. Les anecdotes à ce sujet sont si nombreuses qu'on pourrait les compiler
dans un ouvrage, mais je me contenterai d'en citer deux significatives pour la
présente réflexion.
Au milieu des années 1990, à l'issue d'une conférence donnée par Hassan
Iquioussen, que j'accompagnais, dans une mosquée strasbourgeoise, nous nous
sommes retrouvés en comité restreint avec de jeunes rappeurs qui avaient formé le
groupe NAP (New African Poets). Ceux-ci étaient en pleine interrogation sur leur
évolution dans un milieu qu'ils savaient connoté péjorativement, mais également
pour le fait que, pris en charge en cercle d'étude par des responsables fréristes
locaux, le discours de leurs mentors reposait sur une dissuasion d'aller en avant
dans ce domaine. Il n'en fallait pas moins pour que le conférencier sorte sa phrase
légendaire «Tenez bon, vous êtes les meilleurs !»
Par la suite, j'apprenais que les mêmes, après leur rencontre avec un conférencier
émergent, à l'époque, sur la scène nationale française, étaient sortis pour le moins
désabusés face à la rigidité dont il avait fait preuve concernant leur percée dans cet
univers musical. Les membres du groupe prendront par la suite des routes
divergentes mais le leader, qui n'était autre qu'Abdel Malik, connaîtra une évolution
dans son «islamité» qui n'est certainement pas sans lien avec une partie de ce passé.
Le rappeur et slameur français Abdel Malik.
Le devoir d'assumer ses positions
A un autre niveau, je me souviens très bien de la polémique au sujet de la musique
et du théâtre, lors du principal congrès des Jeunes Musulmans de France – j'en fut
l'un des fondateurs, en 1993 -, organisé en 2000 au Bourget. Plusieurs de nos
«grands frères» de l'UOIF (les noms n'ont pas grande importance ici) et quelques
proches, parmi le public, nous ont littéralement agonis de propos fustigeant notre
égarement manifeste ; l'objet du sacrilège reposait sur le fait de jouer des rôles en
portant des costumes – avec le sous-entendu de la dénaturation de la création divine
- et de faire des chants religieux et profanes avec des instruments de musique sur
une sonorité qui ne pouvait pousser qu'à l'égarement du public.
N'importe quel individu se rendant aujourd'hui à une rencontre régionale ou
nationale de l'UOIF aurait peine à imaginer qu'il y a peu, finalement, la position des
principaux dirigeants et des référents théologiques de l'organisation était fortement
située dans ce qui est aujourd'hui décrié sous le terme de salafisme. Les années
1980-90 ont vu la montée en puissance des principales sphères de la prédication
musulmane en France. Je connais – et je suis loin d'être le seul – une multitude de
musulmans de cette période ayant fait le choix de se distancier de tous les
mouvements de prédication, non sans amertume parfois, et surtout après avoir pris
conscience de la duperie des discours sur le «vrai islam», l'«islam du juste milieu»,
«les droits et devoirs du bon musulman» ou encore l'«obligation du bon
comportement».
Ces discours, en effet, n'avaient le plus souvent d'autre but que d'enrôler les fidèles
dans une vision de l'islam idéologiquement orientée, sous prétexte de combattre
l'islam ethnocentré des anciens, mais également de contrôler leur vie sociale. De ce
point de vue l'imam Abou Houdeyfa, comme les autres prédicateurs actuellement
sur la sellette, n'est que l'ultime avatar de l'histoire tumultueuse de l'islam français,
lui même pris dans le tumulte de l'islam à l'échelle planétaire.
Ces diffuseurs de discours devront à leur tour assumer dans quelques semaines,
dans quelques mois ou dans quelques années les retours critiques de tous les
followers – la légitimité islamique semblant être, désormais, largement liée au
mirage du nombre de supporters sur les réseaux sociaux – désabusés après avoir
fait des choix de vie basés sur la «rupture avec l'environnement» qu'ils auront
largement contribué à propager. Seul leur vécu personnel pourra les amener à
prendre la distance critique nécessaire à l'évolution de leur discours.
L'absence de débat intracommunautaire
Quoi qu'il en soit, tout personnage public doit assumer le caractère public de ses
propos, et tout personnage au discours prolifique doit assumer le caractère prolixe
de son propos. Le plus intéressant, au-delà de la polémique actuelle, serait que l'on
puisse partager et analyser l'histoire somme toute récente de la prédication
musulmane des trente dernières années, avec un regard réellement distancié. Je suis
inquiet, sur ce volet, de voir tant de musulmans, jeunes et moins jeunes, n'ayant
aucune connaissance de l'histoire ni de l'évolution des personnages publics
musulmans, tout comme je suis inquiet de constater l'absence de communication de
ces derniers sur la façon dont leur vision du monde a évolué.
Les deux sont fautifs, à mon sens mais il revient, au final, au personnage public,
d'expliciter de manière claire qui est-il, quels sont les axes principaux de sa vision
de l'islam et comment a-t-il évolué au cours du temps. Reste un point central sur
lequel les leaders musulmans doivent se pencher, à savoir celui du débat intracommunautaire, lequel ressemble plus, actuellement, à un champ de mines qu'à un
arbre fertile «donnant ses fruits à chaque instant par la permission de son
Seigneur».
Pour l'anecdote, au cours du premier trimestre de cette année, j'incitais un
responsable d'un CRCM (Conseil Régional du Culte Musulman) à jeter un œil sur
la façon dont les protestants et les bouddhistes français, dans leur diversité, ont
réussi à définir un système fédératif préservant la convergence des intérêts dans le
pluralisme des appartenances.
Sociologue, Omero Marongiu-Perria est aussi l'un des meilleurs connaisseurs de l'islam français.
Celui-ci m'a répondu, très simplement «tu sais, mon frère, les membres de ces
religions ont intégré depuis longtemps la culture du débat, mais nous les
musulmans on ne peut fonctionner qu'à coups de bâtons, nous ne sommes pas prêts
pour ce type de modèle.» Je continue à penser qu'on peut changer cette situation si
l'on pose les modalités d'un débat serein, entre musulmans, en posant quelques
garde-fous éthiques.
Diversité et divergence, conditions du débat
Pour ne pas être prolixe, je me contenterai présentement d'en citer deux. Tout
d'abord, chaque leader religieux devrait cesser de se prendre pour le centre du
monde et le représentant du «vrai islam», comme si Dieu l'avait désigné en qualité
de représentant commercial et de censeur de la doctrine islamique officielle. De ce
côté, tous les courants, depuis les plus rigoristes jusqu'aux plus libéraux, sont
concernés, chacun accusant les autres de dénaturer ce qu'il prétend représenter
comme la bonne conception de l'islam.
On pourra tout de même relever une formule peu propice à un débat serein ; se voir
répliquer, en effet, des propos du type «Moi je te dis ce que Dieu a commandé,
après si tu veux suivre tes passions...» dès lors que l'on pose une critique des
discours et des pratiques dans l'intra-communautaire n'apporte pas vraiment de
plus-value pour un débat constructif. On pourra également questionner le lien
surprenant que des leaders musulmans situés dans une orthopraxie maximaliste
établissent entre islamité visible et «religiosité décomplexée», comme si le
musulman et la musulmane ayant fait le choix inverse étaient forcément complexés
dans leur rapport à la religion et/ou à la société, ou encore trop occidentalisés.
Un comble pour des musulmans occidentaux, sauf à penser l'islam à travers son
caractère exogène irréductible à la culture française. Le second garde-fou réside
dans le fait d'assumer publiquement ses idées ; à ce plan, la problématique posée
par le discours de l'imam de Brest sur la musique – entre autres propos du
personnage – n'est pas isolée : depuis le début de l'année, plusieurs imams se
considérant comme des représentants de l'«islam du juste milieu» ont été pointés du
doigt à cause de leurs propos pour le moins misogynes et clairement à l'encontre de
l'égalité en droit des individus, au-delà de leur sexe et de leur appartenance
religieuse. A chaque fois, les personnes incriminées ont éludé la portée de leurs
propos en affirmant être l'objet d'une mauvaise compréhension ou d'une calomnie
orchestrée par des forces occultes. La moindre des choses, pour débattre
sereinement et en connaissance des univers de sens des uns et des autres, serait
encore que chacun assume complètement, auprès du grand public, le contenu de ses
discours ; tout comme nul citoyen n'est sensé ignorer la loi, nul diffuseur de
discours n'est sensé ignorer les conséquences publiques de ses vidéos et de ses
textes diffusés sur le net.
Téléchargement