ISLAM, VIOLENCE ET DEMOCRATIE.
Réflexions sur des mutations contemporaines
et leurs représentations.
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Abdelhak BENELHADJ
Strasbourg, juillet 1994.
Voilà près d'une cinquantaine d'années que les désordres de la guerre se sont
éloignés des rives de l'Europe. Ils n'ont pas pour autant disparu, bien au contraire. Depuis,
des dizaines de conflits ont secoué le monde et ont fait des millions de victimes. Jusqu'à tout
récemment, l'Europe en paix n'a été que marginalement affectée par ces désordres. Le temps
a progressivement usé la mémoire de ceux qui les ont vécus et les jeunes générations n'en
ont qu'une perception distante, médiatisée. Pour les populations européennes - c'est encore
plus vrai pour l'Amérique du nord qui n'a jamais connu de conflit sur son territoire depuis la
guerre de sécession - ces tragédies sont devenues un spectacle cinématographique et
télévisuel qui a perdu tout principe de réalité.
Est-ce à dire que l'Europe n'est pas affectée, concernée et impliquée par ces
conflits?
A la faveur ce qu'il a été convenu d'appeler la chute du communisme, ou la fin de
l'Histoire (F. Fukuyama), de nouveaux fronts se sont ouverts, dans des espaces
traditionnellement paisibles au moins depuis les années 1940, pour certains d'entre eux.
Jusqu'à ce drame yougoslave des familles, des hommes hier voisins et proches s'entre-
déchirent dans l'indifférence de la "communauté internationale". Celle-ci, composée des
puissants de ce monde, dans une attitude de démiurge omnipotent, compute à court terme le
sort de l'humanité et dessine les contours d'une géopolitique universelle qui s'accommode
peu des réalités locales, pour autant que le désordre reste confiné aux espaces marginaux
livrés aux spécialistes du "droit d'ingérence humanitaire" que raillait en son temps Octave
Mirbeau.
Le proche-Orient, trois continents se donnent la main, d'Abraham
bifurque en une racine triple et semble s'établir une paix que les millénaires ont ignorée,
couvent des rêves de justice que les traités réduisent au calcul. Grisée par la fin de la guerre
froide, la politique au sens noble dégénère en technique ou en représentation.
Plus proche encore, le Maghreb est de nouveau victime de la violence, trente ans
à peine après une meurtrière décolonisation. Là aussi, l'Europe - et singulièrement la France -
est concernée. D'abord parce qu'elle y a eu d'irréfutables responsabilités historiques, ensuite
parce que les liens tissés par l'histoire fondent indissolublement le présent et l'avenir des
sociétés que réunit la Méditerranée occidentale.
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Texte tiré d'une communication à un colloque international organisé par Pax Christi, à la Fondation Goethe
(Kligenthal), du 08 au 09 juin 1991.
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Aussi, tous ces conflits doivent légitimement inquiéter. Ce qui oblige à
l'approfondissement de la réflexion et au dialogue, hors des schémas stratégiques forgés dans
un contexte qui n'existe plus, et pas davantage dans un retour aux débats des empires du
XIXème siècle lancés dans un conflit de partition du monde entre copropriétaires. Plus que
d'un congrès de Berlin qui règle incidemment le sort des faibles par les puissants, l'humanité
a une urgente et impérative soif d'échange loyal et équitable.
Pourtant, sur ces différentes questions, les discussions sont plutôt mal engagées,
aussi bien au nord qu'au sud de la Méditerranée, pour ne se limiter qu'à cette région du
monde. Le désespoir et l'indifférence portent parfois les plus sages à de regrettables,
excessifs et inutiles malentendus.
L'Islam semble au centre de ces confusions.
Celles-ci ne datent pas d'aujourd'hui: la révolution iranienne, à la fin des années
soixante-dix, a donné lieu à une profusion d'images et de clichés dont l'origine remonte au
moins à la chute de Byzance (1453) ou à la Reconquista (prise de Grenade en 1492).
Ces stéréotypes, tantôt manichéens comme c'est le cas en périodes de crise - ainsi
que l'actualité nous le montre - tantôt lyriques comme il en fut au XIX
ème
siècle romantique
ou à l'exposition universelle de 1930, soumettent les sociétés musulmanes à des ordres
rhétoriques, discursifs et sémiologiques désobligeants sur lesquels elles n'ont aucune prise.
Il tombe sous le sens que ces caricatures puisent leur logique dans un jeu
d'intérêt variable selon les époques et rent au niveau symbolique de réels rapports de
forces.
L'Islam, de ce fait, n'a jamais pu être vraiment impliqué dans des
communications authentiques se restituent loyalement les messages dans leur spécificité,
sinon peut-être dans des enceintes académiques restreintes, confidentielles et éphémères,
entre élites cultivées et parfois d'augustes lignages.
Il demeure un ordre opaque, intraduisible, présenté dans la trouble actualité
comme une source intarissable de désordres. Lui sont appliqués sans précautions
sémantiques, des attributs dont on use habituellement pour décrire le passé politique ou
religieux de l'Europe à des époques difficiles, au reste pas très lointaines.
Il ne faut pas sous-estimer les impacts de tels procédés: ils sèment ce qu'ils
prétendent dénoncer.
Aussi, la question se résume en peu de mots; l'Islam porte-t-il une
consubstantielle violence? Les sociétés musulmanes sont-elles structurellement bellicistes ou
belligènes?
Pour répondre à ces questions, on peut adopter deux méthodes, par ailleurs
complémentaires: interroger les textes fondateurs et leurs interprétations canoniques, ou
interroger les sociétés qui implicitement ou explicitement, les revendiquent comme sources
de vie et de sens.
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L'herméneutique est une pratique difficile, mais incontournable. Elle l'est
davantage dans un espace inter-confessionnel, inter-culturel et inter-linguistique. Elle est en
œuvre depuis plusieurs siècles. Des hommes courageux, de tous bords, parfois au péril de
leur foi, s'y sont engagés. Aujourd'hui, l'urgence est de la vulgariser et de la porter en tout
point de la Cité. Des moyens efficaces existent, sans bien sûr ignorer les obstacles
inévitables qu'implique un tel échange. Le malentendu est au bout de chaque mot. On ne sort
jamais complètement indemne d'une approche du sacré (peut être est-ce pour cela que l'on ne
cède guère facilement à la tentation d'entrouvrir les portes de son interprétation) et encore
moins d'une incursion dans le sacré de l'Autre.
Il s'agit pourtant d'un défi qu'il convient de relever. Mais il exige des
compétences et beaucoup de conviction, si l'on veut s'écarter des approches rapides,
superficielles qui cèdent excessivement à la courtoisie et aux règles convenues de la
bienséance.
L'impératif cependant serait d'évoquer non l'Islam dans les textes, mais l'Islam
fait sociétés où s'étend l'actuelle et inquiétante violence, parfois justement au nom de l'Islam.
Qu'en est-il?
A la base des troubles actuels dans les pays arabes et musulmans, il y a deux
séries de circonstances:
- d'un côté, des sociétés déstructurées, politiquement subordonnées,
économiquement asservies, culturellement écartelées, historiquement dominées;
- D'un autre côté, des courants islamistes, fondamentalistes, ascétiques qui
revendiquent explicitement et sans aucune ambiguïté le projet d'une application politique (au
sens étymologique) stricte de la Chariâ, c'est-à-dire l'ensemble des règles, dispositions,
sanctions et interdits, élaborés et prévus à la lumière des précepts coraniques et de la Sunna
(qui est l'ensemble des normes sociales définies et appliquées par le Prophète de son vivant).
Nous prendrons ici le sens de l'intégrisme au pied de son mot: intégrité et intégralité.
L'objectif de cette restauration est à la fois de réconcilier les musulmans avec
leur identité et avec leur foi (cette restauration s'imposant à la suite de perversions liée à
l'ignorance et à l'histoire) et de leur donner dans le même mouvement, les conditions
élémentaires de leur autonomie économique et politique, c'est-à-dire en fait les fondements
rudimentaires d'une dignité humaine.
Dans de nombreux pays, notamment au Maghreb, ces mouvements emportent
l'adhésion, sinon de la majorité, du moins celle de larges couches de la société, surtout
populaires et de condition modeste, brimées par les contraintes matérielles et l'iniquité de
pouvoirs parfois irresponsables. Il s'agit ici de la description de faits tels qu'ils sont ressentis
et non d'un jugement général sans nuances. Des hommes d'honneur ont dirigé leurs Etats (ou
ont participé à leur gestion) avec un sens élevé du devoir et de la justice. Dans les périodes
de bouleversement de l'ordre civil et civique, c'est-à-dire de perte de repères, il est tellement
aisé de réécrire l'histoire et de juger impunément. Que l'on prenne garde à toute parole
imprudente adressée à la mémoire des hommes.
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L'ensemble de ce qui précède décrit une situation qui pose un certain nombre de
problèmes qui ne seront ici qu'évoqués:
1. Notons tout d'abord que les pays la Chariâ est constitutionnelle sont en
nombre très restreint, et au passage soulignons que la quasi-totalité d'entre eux entretient
avec les pays occidentaux des rapports de solidarité et de bienveillance qui ont été démontrés
dans les faits lors de la récente guerre du Golfe. Le Pakistan, l'Arabie Saoudite ou les
Emirats ont apporté un soutien indéfectible aux "coalisés" contre l'Irak. Ce soutien n'est pas
circonstanciel: certains de ces pays collaborent à la gestion du marché pétrolier international,
par exemple, au mieux des intérêts des pays consommateurs. On peut par ailleurs rappeler
leur appui lors des crises iraniennes et afghanes.
Le plus surprenant est que cela ne surprend pas.
Car enfin, dans ces pays sont appliquées des règles strictes concernant la femme
et son statut social et politique, l'apostasie - punie de mort -, les châtiments corporels
publics, la polygamie, l'absence de démocratie... autant d'actes vilipendés en Occident, même
si leur perception est obscurcie par un universalisme qui fait l'impasse sur une qualité
pourtant bien occidentale; la curiosité et la recherche qui vise l'intelligibilité des ordres
humains et la sauvegarde de leur polymorphisme culturel.
Les islamistes maghrébins, encouragés et financés semble-t-il par certaines des
monarchies du Proche-Orient, ne songent à rien d'autre qu'à édifier un système social et
politique comparable, quelques soient les raisons profondes ou les motifs réels qui sous-
tendent une telle quête.
2. L'instauration de la démocratie est un objectif poursuivi dans de nombreux
pays arabes et musulmans, justement parce qu'elle n'existe pas dans la plupart d'entre eux. La
démocratie a de nombreuses vertus, mais elle serait vide de sens si elle ne satisfaisait pas
effectivement au principe de représentation et surtout de légitimation de la parole opposée.
Cesse-t-on d'être patriote parce que l'on récuse les hommes et les partis qui gouvernent?
L'idée de démocratie a été inventée pour que soient respectés ceux qui échappent au
consensus et non pour la confirmation des majorités au pouvoir. Que l'on prenne soin de
considérer la marginalité politique et sociale, non comme des déviances coupables de
virtuels désordres, mais comme sources dynamiques de progrès et de développement futurs.
Que les minorités créatives soient donc préservées et protégées. Car d'elles sortent, l'histoire
nous le montre, les fruits de la permanence et de la survie. Il n'y a pas d'avenir efficace et
opératoire, mais aussi qualitativement meilleur, pour des sociétés qui répètent
inlassablement un ordre social identique à lui-même à travers le temps. Il faut savoir changer
pour demeurer soi-même.
Au-delà, aucun système d'organisation humain n'est légitime, ni d'ailleurs viable,
s'il ne s'attache pas avant tout à civiliser, à domestiquer et à contenir (dans les deux sens du
mot) la violence qui est en lui. De ce point de vue, la démocratie peut admettre une pluralité
de formalisations.
Comment satisfaire dans l'Islam à ces principes?
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Les courants islamistes, hantés par les dix ans de Médine, conçoivent comme
fondamentalement contraire à l'Islam de séparer l'acte politique de l'acte de foi. La
communauté des croyants ne peut être administrée qu'au nom de Dieu et par des hommes
dûment pétris de son message. Dans ce cadre, l'idée de patrie par exemple est un
épiphénomène mineur, voire dangereux, car il cristallise la passion des hommes, fut-elle
portée par des sentiments d'ordre élevé autour de valeurs locales, alors que l'Islam confine à
l'universel et au salut des hommes, dans leur complétude.
Dans ces conditions, la gestion politique profane d'une pluralité de paroles plus
ou moins opposées, devient une tâche particulièrement ardue.
En Algérie, par exemple, et dans des circonstances douloureuses, sans (et même
contre) la vertueuse et généreuse volonté du prince, un pluripartisme très large s'est mis en
place, en vue d'élections législatives qui devaient se tenir en juin 1991.
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Toutes les
idéologies étaient représentées, y compris celles qui ne leur reconnaissaient aucune
pertinence, ni aucun sens.
Après avoir hésité, les islamistes ont accepté de formaliser leur projet dans des
partis politiques et consentaient donc à se soumettre à l'inconnue des urnes. Comment cela a-
t-il été possible?
Cette hésitation témoigne d'un profond conflit de systèmes de références qui
renvoie, au-delà des péripéties de la vie politique, aux déchirements de la société algérienne
qui ne s'est gouvernée que fort peu, en deux mille ans. Comment en effet, un système
religieux qui incorpore la politique comme sous-catégorie d'un ordre supérieur, peut-il
admettre de s'insérer dans une problématique dont il ne constitue qu'une variable parmi
d'autres?
L'explication simple, au reste formulée par de nombreux observateurs, est
probablement la suivante: convaincus d'être majoritaires (les résultats des élections
municipales précédentes ont suffi pour les en persuader), et donc prochainement élus à la
tête des leviers politiques du pays, les islamistes n'ont admis un système que dans la mesure
celui-ci allait leur donner les moyens de l'abolir. La foi n'empêche pas l'intelligence de la
stratégie. La ruse est licite et le pêché bien véniel dans le gouvernement des hommes, si pour
les amener vers Dieu, l'on doit user des procédés de l'adversaire. L'habileté n'exclut ni le
respect du serment, ni la droiture, ni la sincérité. L'histoire politique des sociétés
musulmanes témoigne de nombreux exemples de ce type. Est-il nécessaire d'ajouter que ce
que nous désignons par "procédés de l'adversaire" est en l'occurrence, le fruit d'une
confusion tragique entre l'économique et le politique, commise dans la précipitation, à la
suite de la rupture d'octobre 1988. De sorte que la démocratie bégaye dans les malentendus.
Comme on le voit, les sociétés musulmanes sont encore en quête de définition
d'un espace neutre pourrait se déployer de manière réversible une communication sociale
par laquelle la violence serait sublimée. L'exemple un peu extrême des problèmes algériens,
ne devrait pas cacher les désarrois de nombreux pays comparables la stabiliapparente
des morphologies sociales et politiques n'est obtenue qu'au prix de violences discrètes ou de
traditions de fidélité éphémères à des symboles et relations anachroniques. Gare aux effets
de seuil !
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Nous savons ce qu'il en fut, six mois plus tard.
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