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Les courants islamistes, hantés par les dix ans de Médine, conçoivent comme
fondamentalement contraire à l'Islam de séparer l'acte politique de l'acte de foi. La
communauté des croyants ne peut être administrée qu'au nom de Dieu et par des hommes
dûment pétris de son message. Dans ce cadre, l'idée de patrie par exemple est un
épiphénomène mineur, voire dangereux, car il cristallise la passion des hommes, fut-elle
portée par des sentiments d'ordre élevé autour de valeurs locales, alors que l'Islam confine à
l'universel et au salut des hommes, dans leur complétude.
Dans ces conditions, la gestion politique profane d'une pluralité de paroles plus
ou moins opposées, devient une tâche particulièrement ardue.
En Algérie, par exemple, et dans des circonstances douloureuses, sans (et même
contre) la vertueuse et généreuse volonté du prince, un pluripartisme très large s'est mis en
place, en vue d'élections législatives qui devaient se tenir en juin 1991.
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Toutes les
idéologies étaient représentées, y compris celles qui ne leur reconnaissaient aucune
pertinence, ni aucun sens.
Après avoir hésité, les islamistes ont accepté de formaliser leur projet dans des
partis politiques et consentaient donc à se soumettre à l'inconnue des urnes. Comment cela a-
t-il été possible?
Cette hésitation témoigne d'un profond conflit de systèmes de références qui
renvoie, au-delà des péripéties de la vie politique, aux déchirements de la société algérienne
qui ne s'est gouvernée que fort peu, en deux mille ans. Comment en effet, un système
religieux qui incorpore la politique comme sous-catégorie d'un ordre supérieur, peut-il
admettre de s'insérer dans une problématique dont il ne constitue qu'une variable parmi
d'autres?
L'explication simple, au reste formulée par de nombreux observateurs, est
probablement la suivante: convaincus d'être majoritaires (les résultats des élections
municipales précédentes ont suffi pour les en persuader), et donc prochainement élus à la
tête des leviers politiques du pays, les islamistes n'ont admis un système que dans la mesure
où celui-ci allait leur donner les moyens de l'abolir. La foi n'empêche pas l'intelligence de la
stratégie. La ruse est licite et le pêché bien véniel dans le gouvernement des hommes, si pour
les amener vers Dieu, l'on doit user des procédés de l'adversaire. L'habileté n'exclut ni le
respect du serment, ni la droiture, ni la sincérité. L'histoire politique des sociétés
musulmanes témoigne de nombreux exemples de ce type. Est-il nécessaire d'ajouter que ce
que nous désignons par "procédés de l'adversaire" est en l'occurrence, le fruit d'une
confusion tragique entre l'économique et le politique, commise dans la précipitation, à la
suite de la rupture d'octobre 1988. De sorte que la démocratie bégaye dans les malentendus.
Comme on le voit, les sociétés musulmanes sont encore en quête de définition
d'un espace neutre où pourrait se déployer de manière réversible une communication sociale
par laquelle la violence serait sublimée. L'exemple un peu extrême des problèmes algériens,
ne devrait pas cacher les désarrois de nombreux pays comparables où la stabilité apparente
des morphologies sociales et politiques n'est obtenue qu'au prix de violences discrètes ou de
traditions de fidélité éphémères à des symboles et relations anachroniques. Gare aux effets
de seuil !
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Nous savons ce qu'il en fut, six mois plus tard.