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LA LIBERTÉ
RELIGIONS
SAMEDI 31 OCTOBRE 2015
«L’islam est un concurrent et un allié»
DIALOGUE INTERRELIGIEUX • Pour Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, les musulmans
ont leur place dans un Occident aux racines certes chrétiennes, mais aujourd’hui beaucoup plus mélangé. Entretien.
PROPOS RECUEILLIS PAR
SERGE GUMY
La liberté de croyance doit-elle s’effacer
devant la liberté d’expression? La question sera au centre du débat organisé
vendredi prochain à Bulle par le Groupe
interreligieux et interculturel de la
Gruyère. Mgr Charles Morerod dialoguera pour l’occasion avec Hafid Ouardiri, directeur de la Fondation de l’Entre-Connaissance. L’occasion pour «La
Liberté» d’interroger l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg sur les frictions – certains parlent même de choc
des civilisations – entre l’islam et le
christianisme.
Que connaissez-vous au juste de l’islam?
Charles Morerod: J’ai rencontré des
musulmans à plusieurs endroits et plusieurs moments dans ma vie, j’en ai
même eu comme étudiants lorsque j’enseignais à Rome. Ma connaissance de
l’islam passe surtout par des relations
personnelles.
Avez-vous lu le Coran?
Des passages, des ouvrages sur le Coran,
oui, mais une lecture suivie du Coran,
jamais.
L’islam a-t-il selon vous sa place en
Occident, considéré historiquement
comme une terre chrétienne?
L’Europe, de fait, ne correspond pas à
une entité géographique. Il semble plutôt qu’elle ait été définie en partie par
son identité chrétienne. Et dans le subconscient des Européens, subsiste un
fond de peur des invasions turques et
sarrasines. Mais désormais, en Europe,
les populations sont brassées et de
nombreux musulmans y sont installés.
Vous, l’évêque catholique, ne revendiquez
donc pas le caractère chrétien de
l’Occident?
Je dirais qu’une partie de notre histoire,
de notre mentalité et de nos institutions
vient du christianisme. Même le préambule de la Constitution fédérale commence par l’invocation: «Au nom de
Dieu Tout-Puissant!» Il ajoute que «la
force de la communauté se mesure au
bien-être du plus faible de ses membres», ce qui relève d’une inspiration
évangélique. Il y a donc une part d’influence chrétienne, c’est sûr. Mais actuellement, le monde est beaucoup plus
mélangé.
Dans les sociétés occidentales, il existe
des points de friction avec les populations musulmanes. Simples problèmes de
cohabitation ou symptômes d’un conflit
plus profond?
Difficile de lire le sens de l’histoire en
même temps qu’elle s’écrit. Il y a sans
doute la peur d’un affrontement. On a
face à face, ou côte à côte, une population d’origine chrétienne, mais qui assez souvent ne sait plus très bien ce
qu’est le christianisme, et des musulmans qui, souvent, ont une conviction
religieuse plus forte et un désir de
transmettre leur religion. Ce désir de
conversion aussi provoque des
craintes. Reste que si nous avions accueilli ces dernières décennies les immigrés de manière plus chrétienne,
sans doute leur aurions-nous donné
une image plus positive de notre Occident. Par ailleurs, j’observe que la tension est toujours forte là où la référence
religieuse est presque absente. Ainsi,
ce qui déstabilise le plus les musulmans en Occident, ce n’est pas tant une
société chrétienne qu’une société qui
veut exclure la religion, du moins de
l’espace public.
la majorité des victimes de la guerre
sont musulmanes?
Les chrétiens d’Orient comptent sur
nous pour leur manifester un sentiment fraternel. Je le fais très volontiers, tout en sachant que pour qu’il y
ait la paix là-bas, il ne faut pas prier
seulement pour les chrétiens, mais
pour tous ceux qui sont impliqués.
D’ailleurs, je suis allé en Jordanie l’automne dernier. J’y ai rencontré le directeur de Caritas Jordanie. Je lui ai
demandé s’il aidait beaucoup de réfugiés chrétiens. Il m’a répondu: «Parce
que nous sommes chrétiens, nous aidons tous les réfugiés, qui sont en majorité des musulmans.» Ça, c’est une
attitude chrétienne!
Vous contestez donc tout choc des
civilisations entre christianisme et islam?
Il peut y avoir des problèmes plus profonds, y compris dans des pays du
Proche-Orient, où les deux religions cohabitent depuis plus d’un millénaire.
Les minorités chrétiennes n’y sont toutefois pas persécutées par une majorité
des musulmans, mais par certains
groupes fondamentalistes. Leur départ
de la région affaiblit la connaissance
mutuelle entre chrétiens et musulmans. On peut dès lors craindre que la
cohabitation en devienne plus difficile
et que cela se reporte aussi sur nous.
Mais nous en sommes en partie responsables. Quand le président des
Etats-Unis George W. Bush lance en
2001 la guerre en Afghanistan et en Irak
en parlant de «croisade», cela n’aide
pas la cohabitation.
En tant que dignitaire religieux, l’islam
est-il pour vous un concurrent? Un allié
sur certains dossiers?
Les deux. Il est clair que l’islam est en
partie un concurrent, et depuis longtemps, car comme le christianisme, il
se considère comme la révélation ultime et possède un caractère missionnaire. Il y a également une part de
convergence sur certains dossiers entre groupes religieux dans une société
sécularisée.
A ce propos, croyez-vous à
l’émergence possible d’un islam
européen ou suisse, qui accepte
une société sécularisée?
Il y a dans l’islam une unité très forte
entre la religion et la vision de la société qui est assez naturelle dans les
pays où l’islam est majoritaire, mais
qui ne l’est pas traditionnellement
dans la plus grande partie de l’Europe
occidentale.
«La tension est
toujours forte
là où la référence
religieuse est
presque absente»
L’islam doit-il donc faire son
aggiornamento en Europe?
C’est un intéressant parallèle avec
l’Eglise catholique. Autrefois, dans les
pays de tradition chrétienne, la société était organisée selon le principe:
un Etat, une religion. Or, depuis le
XVIIIe siècle, des secousses culturelles
assez profondes ont peu à peu obligé
les Eglises catholique et protestante à
comprendre comment présenter la foi
dans une société en mutation. Ce que
Jean XXIII exprimait en termes d’aggiornamento, et qu’il a fait. Cela implique aussi d’entrevoir positivement
la vie dans une société pluraliste.
MGR CHARLES MOREROD
L’islam est-il, à vos yeux, porteur dans son
essence du germe de la violence?
C’est une question que nous pouvons
poser aux musulmans, et nous avons des
raisons de le faire, parce qu’il y a une
part d’expansion guerrière depuis le début de l’islam. Les musulmans, de leur
côté, peuvent rétorquer qu’ils devaient
alors se défendre.
Poser la question aux musulmans ne
vous empêche pas d’avoir un avis sur la
question...
Qu’il y ait une tentation de la violence
chez certains musulmans, c’est un
fait, comme elle existe chez certains
chrétiens.
Chez certains musulmans ou dans la
religion musulmane?
C’est aux musulmans de répondre à votre question. Et quand on la leur pose, on
observe que nombre d’entre eux disent
que les auteurs de violence ne sont pas
de vrais musulmans. A contrario, les partisans de l’Etat islamique affirment que
les vrais musulmans, ce sont eux. Les uns
comme les autres utilisent des textes du
Mgr Charles Morerod: «Ma connaissance de l’islam passe surtout par des relations
personnelles.» ALAIN WICHT
Coran et de la tradition musulmane pour
se justifier. Je ne suis pas bien placé pour
trancher le débat à leur place.
Vous célébrez des messes en faveur
des chrétiens de Syrie et d’Irak.
Pourquoi pour eux seulement alors que
Les musulmans doivent-ils selon vous
s’adapter à notre mode de vie?
Par exemple, tolérez-vous la burqa?
Voir des femmes voilées ne me dérange pas particulièrement. Tout dépend de la signification qu’elles y mettent. Certaines apparemment le vivent
très bien. D’autres sont forcées, ce qui
est beaucoup plus problématique par
rapport à l’image de la liberté individuelle que nous avons chez nous. En
revanche, je trouve nécessaire que les
femmes complètement voilées acceptent de se soumettre à des contrôles
d’identité. I
Une réflexion universitaire bien utile sur l’islam
A Fribourg, la création d’un Centre islam et
société à l’Université est contestée par une
initiative populaire lancée par l’UDC.
Pourquoi créer un centre de formation,
même continue, pour les imams dans une
Faculté de théologie catholique?
Charles Morerod: On a dit beaucoup
de choses sur ce centre, en raison d’une
communication à géométrie variable.
J’avais moi-même l’impression au début
que le but était de contribuer à la formation des imams dans la société suisse.
On l’a dit moins par la suite. Je ne sais
pas si c’est par crainte de la prochaine
votation populaire.
»Si le but est de permettre à des musulmans vivant en Suisse de bien comprendre comment présenter leur reli-
gion dans un contexte suisse, et à des
non-musulmans de mieux connaître
l’islam, un tel centre peut être utile. Car
si l’Etat n’intervient pas du tout dans le
contrôle de la formation des imams, il se
désintéresse du contenu de leurs
prêches et de la manière dont ils ont été
formés ailleurs. Avoir une telle réflexion
universitaire sur l’islam en Suisse me
semble donc utile, y compris pour notre
sécurité.
Mais est-ce bien le rôle de l’Etat?
Il se préoccupe bien de la formation des
prêtres et des pasteurs! Les Facultés de
théologie, catholique ou protestante,
sont en effet financées par l’Etat. Trier le
bon imam du mauvais au nom de l’ordre
public me paraît en revanche peu compatible avec notre société démocratique.
Centre islam et société, burqa, minarets.
A chaque fois, l’UDC est derrière ces débats.
Donne-t-elle une voix aux craintes sourdes
de la population ou instrumentalise-t-elle
ces peurs à des fins électoralistes?
Une partie de la population a l’impression que c’est seulement dans l’urne
qu’elle peut exprimer sa crainte de l’islam, c’est un fait. Et cela fait partie du
succès de l’UDC. Cela doit nous stimuler à chercher un vrai dialogue sur ces
questions.
Si vous-même ne saisissez pas bien le but
du Centre islam et société, n’est-ce pas sain
que l’UDC lance le débat au travers de son
initiative?
Le fait qu’on ne sache pas exactement
quel est le but de ce centre explique en
effet cette réaction de l’UDC. A cela
s’ajoute une crainte assez irrationnelle
de l’inconnu, de l’autre, que je regrette.
Mais on voit qu’elle existe surtout là où
on se connaît peu. A Fribourg, quand la
paroisse Saint-Pierre a décidé de mettre
une maison à disposition de requérants
d’asile, je n’ai constaté quasiment aucune réaction. Vous sortez de quelques
kilomètres, et ces craintes suscitées par
les demandeurs d’asile s’expriment
plus. SG
> Lire l’interview complète de Mgr Charles
Morerod sur notre site www.laliberte.ch
CONFÉRENCEDÉBAT À BULLE
Mgr Charles Morerod participera vendredi 6novembre à
une conférencedébat «Liberté
d’expression et de
croyance» avec
Hafid Ouardiri,
directeur de la Fondation de l’EntreConnaissance.
Organisée par le
Groupe interreligieux et interculturel de la Gruyère,
cette conférence
aura lieu à 19 h30
au restaurant des
Halles, à Bulle.
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